Un concerto pour la main gauche … et pour l’Ukraine
Illia Ovcharenko interprète Sergueï Bortkiewicz
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« Autrefois, j’étais toujours nerveux au moment de monter sur scène. Maintenant, je pense à ma famille et à mes amis restés en Ukraine. Quand on connaît des gens qui vivent en sachant qu’une bombe peut tomber à tout moment, on relativise... ». Bien entendu, le pianiste Illia Ovcharenko se préoccupe constamment de la situation dans son pays natal. Derrière son clavier, il essaie lui aussi d’apporter sa pierre à l’édifice, en faisant connaître de plus en plus la musique, d’une beauté parfois stupéfiante, de ses compatriotes. Lors du concert Don Juan, il vous présentera Sergueï Bortkiewicz.
Pour Illia Ovcharenko, 2022 fut riche en émotions contradictoires. L’année où sa patrie fut emportée dans le conflit le plus sanglant de son histoire est également devenue celle de sa grande percée. Ce jeune pianiste âgé de 21 ans seulement, déjà lauréat de plus de 20 concours de piano, a ajouté le prestigieux concours Honens à son palmarès en décembre et a fait ses débuts au Carnegie Hall il y a une semaine. « En effet, ma vie a totalement changé, et je crois que tragédie et succès sont inextricablement liés. »
De quelle manière ?
Illia Ovcharenko : Tout ce que j’ai accompli ces derniers mois, je le dédie à mes amis et à mes proches qui sont toujours en Ukraine. Au début, juste après que la guerre ait éclaté, j’avais trop de mal à monter à nouveau sur scène. Mais lorsque vous ressentez à quel point votre famille au pays vous soutient - malgré la situation dans laquelle elle se trouve - et est fière de ce que vous faites, vous ne pouvez qu’être profondément touché. Cela m’inspire lors de mes prestations, et il semble que je parvienne également à transmettre cet aspect au public, car tout évolue soudain incroyablement vite. Tout le monde m’entendre jouer, il m’est difficile de répondre à toutes les demandes d’interview. Mais j’estime que c’est un luxe. C’est très intense mais cela me permet de raconter mon histoire et de parler de ma culture.
Et donc également de Sergueï Bortkiewicz ?
IO : Oui, ou de Levko Révoutsky, Valentin Silvestrov… Sans ces événements tragiques, ces artistes n’auraient peut-être jamais reçu l’attention qu’ils méritent. En les jouant, je veux promouvoir ce répertoire. Et pour moi, Bortkiewicz en est vraiment l’un des meilleurs ambassadeurs. Il est né à Kharkiv, dans le nord-est du pays, où se déroulent actuellement de nombreux combats. Après la révolution russe de 1918, il a fui à Vienne, où il s’est inscrit dans le mouvement européen du romantisme tardif. Je ne comprends vraiment pas pourquoi il est si peu joué. Le monde doit apprendre à le connaître, puis, en ce qui me concerne, chacun pourra se faire une opinion.
Tout le monde s’est formé une opinion sur la question de savoir si les œuvres russes devaient encore être jouées dans le contexte actuel. Quel est votre point de vue sur le sujet ?
IO : Lors de la finale du Concours Honens, pour lequel j’avais dû soumettre mon répertoire il y a déjà deux ans, j’ai dû interpréter le Premier concerto pour piano de Tchaïkovski. Cela fut une expérience douloureuse, surtout quand on sait que les russes l’utilisent souvent comme une sorte d’un hymne national alternatif, aux Jeux olympiques par exemple. Dans la situation actuelle, ce n’est pas un morceau que je choisirais d’interpréter. Mais pour des compositeurs comme Prokofiev, qui est né en Ukraine, et Rachmaninov, qui a lui-même fui le régime russe en 1917, la situation n’est pas aussi claire. Cependant, dans ces circonstances, je considère comme ma principale mission de promouvoir les grands compositeurs ukrainiens qui, malgré la qualité de leur travail, ont reçu beaucoup moins d’attention.
En quoi le Deuxième concerto pour piano de Bortkiewicz est-il si particulier ?
IO : Il a ce tempérament typique du romantisme tardif ; le premier mouvement est littéralement un « allegro dramatico ». Il y a ce thème qui s’impose immédiatement. Sa structure est intrigante, presque lisztienne dans sa construction : l’œuvre semble écrite en un seul mouvement, mais laisse apparemment le choix à l’interprète de la diviser. Et avec ses cadences, il couvre vraiment toute la gamme expressive du piano, on peut réellement y mettre beaucoup de choses en tant que pianiste. À cela s’ajoute le fait qu’il s’agit d’un concerto pour la main gauche, vous ne pouvez donc utiliser qu’une seule main. Bortkiewicz a écrit sa pièce pour le pianiste Paul Wittgenstein qui a perdu son bras droit pendant la Première Guerre mondiale.
À l’instar de Ravel, Korngold et Britten...
IO : C’est beaucoup plus dramatique que le reste. J’ai également joué Ravel, je connais très bien la pièce de Britten et, personnellement, je pense que Bortkiewicz parvient à beaucoup mieux saisir la tragédie de la guerre. C’est une autre raison pour laquelle il me semble si juste d’interpréter moi-même son œuvre en ce moment. Cela correspond parfaitement au contexte actuel.
Comment une personne à deux bras peut-elle faire face à cette restriction forcée ?
IO : C’est vraiment un défi incroyable à relever. Il s’agit surtout de bien préparer physiquement les répétitions. Car avant même de le savoir, votre main gauche est épuisée. Je ne citerai pas de noms, mais il y a quelques années, la carrière d’un pianiste très connu a été interrompue plusieurs mois parce qu’il ne répétait pas correctement Concerto pour piano pour la main gauche de Ravel. J’ai donc adopté une approche particulièrement consciencieuse. Tout d’abord, j’ai analysé minutieusement la partition pour voir où se trouvent les éléments essentiels du morceau. Ceux vers lesquels toute mon énergie devait tendre.
Puis j’ai demandé conseil à mon professeur à New York sur ma position derrière le clavier, sur la posture de ma main... Si vous ne vous en occupez pas correctement, vous êtes condamné à vous blesser. Vous pouvez encore vous en sortir si vous devez jouer quelque chose une ou deux fois. Mais pas si vous répétez ce type d’œuvre pendant des jours entiers.
C’est encore plus particulier de jouer ce répertoire ukrainien à Bruxelles, car plusieurs centaines de vos compatriotes peuvent assister gratuitement au concert. Que voulez-vous leur offrir avec ce concerto ?
IO : J’espère surtout que ce sera une expérience agréable et partagée. Que cette musique puisse les toucher, déclencher des souvenirs heureux de leur patrie, et être un message d’espoir. Parce que s’ils sont à Bruxelles aujourd’hui, cela signifie qu’ils ne sont pas rentrés chez eux depuis un an. Que ce concert soit le signe de jours meilleurs à venir.