La question de l’esthétisation du politique me semble centrale dans la pièce.
Olivier Py
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Olivier Py, Lohengrin sera votre quatrième mise en scène d’un opéra de Wagner. Qu’est-ce qui vous fascine chez lui ?
Je n’ai jamais ressenti chez aucun autre compositeur un tel rapprochement entre pensée et musique : sa musique me met dans un état de pensée ardent, dans une ébullition intérieure que je n’ai jamais connue ailleurs. Chez lui, musique, questions, texte, théâtre sont indissociables les uns des autres. Il a réussi ce qui me semble être l’aboutissement de l’opéra. J’aime l’idée de synesthésie, le fait qu’à un certain moment, je ne sache plus si c’est mon oreille qui regarde ou mon oeil qui écoute.
Et qu’est-ce qui vous fascine dans Lohengrin ?
J’ai d’abord été fasciné par Tristan. En travaillant sur Tristan, puis Tannhäuser et Der fliegende Holländer, je pouvais faire l’impasse sur la question d’une possible origine du national-socialisme dans le romantisme allemand. Mais un jour, je n’ai plus pu y échapper ; j’ai alors écrit le petit texte Siegfried, nocturne, en réponse à une commande pour un compositeur contemporain, Michael Jarrell, dans le cadre d’un festival Wagner. Et là, j’ai commencé à me poser la question que j’avais repoussée pour pouvoir faire Tristan librement. J’aurais détesté y faire entrer des nazis d’opérette ou en écraser les interrogations par des problématiques politico-historiques. Mais je ne peux plus échapper à cette question, elle me dévore depuis l’écriture de ce texte ; je crois que c’est dans Lohengrin qu’elle est la plus présente.
De quoi parle Lohengrin selon vous?
Lohengrin est plus politique que les autres opéras de Wagner ; c’est une recherche de l’essence, de la légitimité politique. Et je crois que Wagner y entrevoit la possibilité que l’esthétique soit une légitimité du politique, tout en pressentant le danger de l’esthétisation du politique. Je suis de ceux qui pensent le nazisme comme un mouvement esthétique. La question de l’esthétisation du politique me semble centrale dans la pièce qui évoque les rapports entre l’artiste et le pouvoir, mieux, entre le poète et le pouvoir. Ce poète, c’est Wagner. Et ce pouvoir est un pouvoir appelé, attendu, qui unifierait l’Allemagne pour le meilleur et le pire. Il se concrétise de façon très ambiguë : Gottfried, l’héritier légitime, l’enfant, a disparu – on peut donc dire que la légitimité a disparu. Par ailleurs, Gottfried est anti-aristocratique, alors qu’Ortrud et Telramund sont de vieux aristocrates attachés au passé ; c’est un révolutionnaire – un révolutionnaire monarchique, car il croit à la force symbolique du prince. Les rapports entre l’art (voire la culture) et le pouvoir sont donc au coeur de Lohengrin. Et amènent à se demander s’il y a dans le romantisme allemand, emblème de la culture, quelque chose qui pouvait produire la catastrophe que l’on sait. « Il n’est pas de document de culture qui ne soit en même temps document de barbarie » affirme Walter Benjamin de façon très révélatrice.
« Je n’ai jamais ressenti chez aucun autre compositeur un tel rapprochement entre pensée et musique. »
Que dire de l’énigme « Nie sollst Du mich befragen » [Tu ne devras jamais me questionner]…
Pour moi, Lohengrin est une transcendance à qui on ne doit pas demander son nom – ce qui est presque une définition de l’art. Sans connaître son nom, on ne peut pas l’appeler, et on ne court pas le risque qu’il soit récupéré – en politique notamment. Par ailleurs, Lohengrin refuse la couronne : Wagner a compris qu’un poète qui se met à la place du roi est amené à perdre la transcendance. Si elle dit son nom, la transcendance de l’art tombe, perd toute puissance. Dans Lohengrin, Wagner affirme la transcendance comme héritage du romantisme allemand et comme légitimité du nationalisme allemand (au sens du XIXe siècle). Je ne veux pas faire de Wagner un proto-nazi, au contraire : je veux imaginer qu’il a posé cette question, en anticipant ce que pourrait devenir l’alliance de la métaphysique allemande et du nationalisme allemand. Si Lohengrin s’en va, c’est en quelque sorte pour ne pas devenir Hitler. Dans Une communication à mes amis, Wagner a précisé : « Elsa c’est le peuple ». Ainsi, quand elle perd l’enfant, c’est le peuple qui perd de vue la légitimité du pouvoir et commet l’erreur de demander à la transcendance d’entrer dans le politique. Et le procès d’Elsa, un procès du peuple si je suis ce que dit Wagner, serait celui de la responsabilité collective.
L’histoire d’amour entre Lohengrin et Elsa serait donc le mariage impossible de l’artiste avec le peuple…
Il vaudrait mieux qu’ils restent amants, comme Tristan et Isolde. L’union de Lohengrin et Elsa serait le mariage dangereux entre le peuple et le Volksgeist – un mariage à éviter quand un peuple pense que sa culture lui confère une supériorité sur les autres peuples. C’est pour ça que Lohengrin s’en va.
Cette suprématie de la culture allemande sur d’autres cultures est-elle présente dans la pièce ? Ne vient-elle pas plutôt du contexte ?
Quand on met en scène un opéra, il faut toujours essayer de retrouver l’épochè. Sans quoi on passe à côté de la subversivité de l’oeuvre. Il faut probablement déceler dans Lohengrin le désir d’unité allemande, la déception post-1848. La force de l’opéra, c’est d’être une sorte de lieu où tous les temps se retrouvent : le présent, l’époque de la rédaction, l’époque choisie de l’histoire, mais aussi ce qui fait l’histoire de l’oeuvre. On ne peut pas oublier le destin de Lohengrin, le mettre en scène naïvement sans savoir que les nazis – sans probablement rien y comprendre – l’ont utilisé. Cependant, le nationalisme du XIXe est différent du nationalisme du XXe siècle : c’est le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Wagner était un homme de gauche, et même d’extrême-gauche. Le national-socialisme, mouvement propre à la nation allemande, n’est ni le franquisme, ni le fascisme, ni le poujadisme. Sa spécificité réside dans le fait que, à un moment donné, le peuple allemand pense, en rétablissant la métaphysique dont sa culture est l’emblème, qu’il est supérieur aux autres peuples d’Europe et qu’il doit préserver cette singularité contre l’autre.
Quel est votre concept pour la pièce ? Vous situez tout dans un théâtre en construction, ou en destruction…
Je ne sais pas avoir un concept et m’y tenir à l’abri. La production a été différée d’un an à cause des rénovations de la Monnaie. J’ai vu des images du théâtre éventré, ça m’a fait réfléchir. Avec Pierre-André Weitz, nous avons imaginé un théâtre détruit, brûlé, où subsisteraient les emblèmes du romantisme allemand, poussiéreux, salis, brûlés, abîmés. C’est le travail d’Anselm Kiefer qui m’y a conduit, pas forcément de manière esthétique, mais parce qu’il réutilise tous les éléments du romantisme (la terre, les étoiles, la nuit, la forêt, le Rhin) et les questionne dans la déflagration de l’Allemagne année zéro. C’était aussi le sujet de mon Siegfried, nocturne, une promenade dans une ville non identifiée de l’Allemagne année zéro. J’ai également été très impressionné par De la destruction de W.G. Sebald, une autre manière de montrer la catastrophe. Je pars de là.
Vous parlez des icônes du romantisme allemand. Il y aura donc le fleuve ?
Oui. Des toiles peintes, usées, déchirées, montrent la montagne, la forêt, le fleuve – les paysages du romantisme allemand. De grandes statues en carton doré se dressent comme dans les défilés nazis. D’autres statues représentent les bateaux, le cygne, un buste de Goethe et un autre de Beethoven.
Et l’opposition entre nouvelle et ancienne religions ?
En inversant la perspective historique, je me suis intéressé au rôle du paganisme dans la construction des mythes nazis – un paganisme qui n’est pas très bien vu par Wagner. C’est presque le contraire du Ring : les vieux dieux sont des démons, réveillés par une incantation aussi courte que puissante. Wotan et les démons, c’est la mort, la fascination pour la mort. Ce n’est pas innocent que les SS aient choisi la tête de mort pour emblème. Des forces obscures, voire inconscientes, un fond profondément païen, voire magique, s’expriment, mais Wagner s’en défie. C’est ce fond-là qui murmure à l’oreille d’Elsa-le peuple qu’elle doit demander le nom. C’est ce qu’on appelle le sacré, par opposition au saint ; le sacré a toujours à voir avec le sacrifice, la violence, la guerre.
« La question de l’esthétisation du politique me semble centrale dans la pièce qui évoque les rapports entre l’artiste et le pouvoir, mieux, entre le poète et le pouvoir. ce poète, c’est Wagner. »
Quelle liberté peut-on encore prendre dans l’interprétation d’une partition wagnérienne ?
Mystérieusement, dans la mesure où Wagner ne fait pas de résolution harmonique, ce que lui a reproché Adorno, tout reste ouvert à l’interprétation ; ça a été sa force – et celle de Bayreuth, qui a permis de réinventer toujours un nouveau Wagner en fonction de l’époque, pour le meilleur et pour le pire, car on l’a nazifié puis dénazifié, contextualisé puis décontextualisé. Moi, je voudrais proposer une réponse immodeste. Je fréquente depuis si longtemps Wagner, ses oeuvres et ses questions, que je ne fais plus très bien la différence entre ma subjectivité et la sienne ; trente ans de vie avec un poète, c’est beaucoup. Ma subjectivité se croit objective. Je crois être fidèle à l’oeuvre, je m’efforce de l’être, je crois en l’oeuvre.