Notre nouvelle saison
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« La vérité existe, mon ami, mais la “doctrine” que tu réclames, l’enseignement absolu qui confère la sagesse parfaite et unique, cela n’existe pas. Il ne faut pas non plus avoir le moins du monde la nostalgie d’un enseignement parfait ; c’est à te parfaire toi-même que tu dois tendre. La divinité est en toi, elle n’est pas dans les idées ni dans les livres. La vérité se vit, elle ne s’enseigne pas ex cathedra. »
Hermann Hesse, Le Jeu des perles de verre
Pour Platon, père de la philosophie, le Bon, le Beau et le Vrai existent bel et bien, même si ce sont des « choses » immatérielles que notre monde ne peut saisir. Dans ses réflexions, le philosophe évoque un « ciel des idées » où ces notions se retrouvent en tant que concepts dans leur forme la plus pure. De là, elles éveillent notre aspiration à faire le bien, à acquérir le savoir et à entreprendre la quête de la beauté. Selon Platon, cette propension au spirituel a pour siège la partie immortelle de notre être : notre âme.
Dans notre réalité imparfaite, éclatée, nous ne sommes que rarement au contact de ces manifestations du « spirituel ». Le doute, la distraction et l’ironie viennent trop souvent troubler notre ambition à nous « élever ». Nous en sommes tout particulièrement réduits à chercher, tout au long de notre vie, un fragile équilibre entre l’âme et le corps, entre la raison et l’émotion, et à concilier en nous les nombreuses autres dualités apparentes. La littérature allemande emploie un joli mot pour désigner l’évolution qui amène à s’approcher davantage de sa propre condition humaine, au-delà des oppositions : Werdegang. Je ne peux nier que cette idée m’interpelle. Apprendre à vivre en vivant est un défi permanent.
« Es gibt die Wahrheit, mein Lieber! Aber die ‘Lehre’, die du begehrst, die absolute, vollkommen und
allein weise machende, die gibt es nicht. Du sollst dich auch gar nicht nach einer vollkommenen Lehre sehnen, Freund, sondern nach Vervollkommnung deiner selbst. Die Gottheit ist in dir, nicht in den Begriffen und Büchern. Die Wahrheit wird gelebt, nicht doziert. »
Hermann Hesse, Das Glasperlenspiel
Il n’existe ni réponses toutes faites ni dogmes universels ; néanmoins, dans son traité Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Friedrich Schiller nous indique une piste en introduisant la notion de « Spieltrieb ». Pour lui aussi, l’homme est une donnée duale, qui ressent et pense, qui a une dimension autant sensuelle que spirituelle. Mais Schiller évoque également un état intermédiaire entre les deux extrêmes : le jeu. L’homme qui joue, au sens le plus large du terme, trouve son équilibre dans cet « ästhetischer Zustand » [état esthétique], et trouve une possibilité d’accéder à la liberté.
Cent cinquante ans plus tard, Hermann Hesse, lauréat du prix Nobel de littérature, évoque dans son dernier grand roman d’apprentissage, Le Jeu des perles de verre, l’idée d’un « jeu des jeux » qui intégrerait et recombinerait la totalité de notre culture et toutes les lois des diverses disciplines. Nous osons y reconnaître notre métier. Car s’il est une chose qui s’approche d’un jeu sérieux englobant tous les éléments de plusieurs siècles d’histoire culturelle, c’est bien l’opéra. Hesse partait du principe que nous vivons en communauté et que nos talents et aptitudes doivent se développer au service de cette communauté. Il s’inscrit en outre dans la lignée des grands philosophes pour qui parvenir à la connaissance (de soi) importe davantage que le profit matériel. Et c’est précisément là que nous nous sentons dans notre élément, en tant qu’institution culturelle.
Apprendre à vivre en vivant est un défi permanent
Le jeu des perles de verres et le concept de « jeu » comme moyen de confronter les dichotomies et les discordances : voilà qui me semble une belle approche pour éclairer notre programmation. J’espère que le panorama spirituel – un Seelenlandschaft contrastant délibérément avec le monde éphémère, morcelé, qui nous entoure – proposé par la saison 2018-19 sera source d’inspiration et que notre immuable quête de la connaissance de soi pourra finalement déboucher sur la beauté et la sagesse. Ou, pour le dire avec les derniers mots de Die Zauberflöte de Mozart : « La force a triomphé et couronne en récompense la beauté et la sagesse. »
« Les chefs-d’œuvre révèlent de nouvelles significations quand on leur pose de nouvelles questions », a écrit Jean Starobinsky. Je ne peux qu’y souscrire. Vous ne serez donc guère surpris que nous souhaitions proposer une interprétation originale de Die Zauberflöte, si souvent représentée, avec parfois bien peu de relief. Après ses mises en scène de Parsifal et Orphée et Eurydice, Romeo Castellucci, artiste complet visionnaire, nous met au défi de sonder plus en profondeur l’ultime opéra de Mozart, dont la dualité le fascine tout particulièrement : le jour opposé à la nuit, l’homme à la femme, la raison au sentiment, l’empathie à la vengeance aveugle – dans cette œuvre convergent tous les contrastes. À moins que ? « Que les rayons du soleil chassent la nuit », commande Sarastro ; mais, dans sa conception du monde, le soleil n’est-il pas aussi aveuglant que la Reine de la Nuit nimbée d’étoiles ? Après son flamboyant Lucio Silla, le chef d’orchestre Antonello Manacorda revient à la Monnaie avec un nouveau Mozart. Une ouverture de saison qui marquera les esprits.
Le Beau, le Bon et le Vrai seront questionnés et abordés dans nombre de nos opéras. Par exemple dans la création mondiale très attendue de Frankenstein, une commande de la Monnaie au compositeur américain Mark Grey. Contrairement à ce qu’en ont fait les films, le roman original de Mary Shelley relate la triste histoire d’un être créé scientifiquement, qui aspire au bien mais génère le mal, ce qui lui vaut d’être rejeté par son créateur. Pour son premier opéra, Grey s’appuie sur cette légende d’un Prométhée moderne, réflexion philosophique sur la condition humaine et les moyens technologiques qui permettent à l’homme de disposer de la vie et de la mort. La Fura dels Baus transposera cette thématique dans la mise en scène et la scénographie, à l’aide de dispositifs audio et vidéo perfectionnés. Dans la fosse, nous pourrons compter sur Bassem Akiki ; le jeune chef libano-polonais, qui a déjà exercé son talent à plusieurs reprises à la Monnaie, voit à présent son Werdegang amorcer un virage important. En parallèle, nous avons demandé à la compagnie théâtrale Les Karyatides de présenter un nouvel opéra pour enfants autour du personnage de Frankenstein.
En version de concert, deux pactes diaboliques exacerberont le dilemme entre le bien et le mal. Robert le Diable, premier opéra français de Giacomo Meyerbeer, est l’archétype du grand opéra avec ses impressionnants passages de chœur et son écriture orchestrale raffinée regorgeant de puissants contrastes. Nous en confierons la direction musicale à Evelino Pidò, hôte désormais fidèle de notre maison.
En collaboration avec le Klarafestival, nous présenterons en outre une version semi-scénique de The Rake’s Progress. Barbara Hannigan, bien connue à la Monnaie pour ses phénoménales prestations de chanteuse et d’actrice, fait à présent ses débuts à la direction d’orchestre avec le chef-d’œuvre néoclassique d’Igor Stravinsky.
L'opéra italien réchauffera l’hiver. Depuis sa création voilà exactement 175 ans, Don Pasquale est une des comédies les plus appréciées à l’opéra. Dans cette œuvre espiègle, Gaetano Donizetti revient aux fameuses intrigues de la commedia dell’arte, tout en dépassant la simple farce avec une musique au charme intemporel et des personnages dont l’humanité (et la médiocrité) sont toujours reconnaissables aujourd’hui. Voilà qui sied à merveille au metteur en scène Laurent Pelly qui, en compagnie d’Alain Altinoglu et d’une distribution de spécialistes du belcanto, clôturera joyeusement l’année 2018. L’opéra dans son insurpassable dimension bouffe.
Arrigo Boito, le compositeur dont nous célébrons en 2018 le centième anniversaire de la mort, est surtout connu pour être la force littéraire à l’œuvre derrière les derniers opéras de Verdi. Il est aussi l’auteur du livret de La Gioconda d’Amilcare Ponchielli, le nouvel opéra le plus applaudi en Italie après Aida et avant Otello de Verdi. Aujourd’hui, nous n’en connaissons plus guère que la musique de ballet « La danza delle ore », mais l’œuvre entière mérite d’être redécouverte. Au metteur en scène Olivier Py de faire renaître tout le faste et les intrigues de la Venise du XVIIe siècle, et à Paolo Carignani de mener la barque dans ce grande opera all’italiana. Un des rares opéras à réserver un grand rôle pour chacun des six types de voix, La Gioconda est particulièrement exigeant. Nous espérons répondre aux attentes de Ponchielli avec nos deux excellentes distributions.
De Venise à Richard Wagner, il n’y a qu’un pont à franchir. Le compositeur allemand est en effet décédé dans la ville des Doges, qui devait à jamais occuper une place mythique dans la réception de ses œuvres. Son Tristan und Isolde est probablement le plus grand monument jamais érigé à la gloire d’un amour impossible. Apothéose du romantisme métaphysique, il est si intériorisé que l’action dans l’instant présent y est réduite. Pour transposer en images durables le flot de monologues et de dialogues qui remémorent, racontent et convoitent surtout l’au-delà, nous ferons appel au cinéaste Ralf Pleger et à l’univers visuel de l’artiste Alexander Polzin. Voilà qui offre à Alain Altinoglu toute latitude pour nous immerger dans cette alliance cosmique du texte et de la musique.
Une troisième constellation d’œuvres rassemble De la maison des morts de Leoš Janáček et le community opera Push. Dans l’un domine la situation sans issue d’un camp de détention, dans l’autre le sentiment d’avoir échappé à la version la plus inhumaine de ce genre de lieu. Janáček a lui-même élaboré le livret de son dernier opéra, sur la base du roman semi-autobiographique dans lequel Fiodor Dostoïevski décrit son séjour dans un bagne en Sibérie. Les vies et les histoires des prisonniers sont dures et cruelles, mais il émane de la musique du compositeur tchèque une profonde compassion et une irrépressible vitalité. Avec la pantomime exécutée par ces parias au deuxième acte, Janáček semble suggérer que l’homme peut regagner une forme de liberté par le jeu, même dans une existence dénuée de toute perspective. Le metteur en scène Krzysztof Warlikowski relèvera le défi d’égaler ses mémorables productions précédentes à la Monnaie ; il s’alliera pour l’occasion à la jeune chef d’orchestre lituanienne Mirga Gražinytė-Tyla, qui fera ses débuts à la Monnaie.
Push est basé sur l’histoire d’un Bruxellois rescapé de l’Holocauste, Simon Gronowski. En 1943, il est flanqué dans un convoi en partance pour Auschwitz au départ de la caserne Dossin mais, grâce à sa mère qui le pousse hors du wagon, il échappe au sort qui l’attendait dans les camps de concentration. Cette création du compositeur Howard Moody amorce un dialogue entre les faits historiques et le vécu de prisonniers et de réfugiés. À l’instar de nos précédents community projects, nous ferons appel autant aux professionnels qu’aux amateurs, tous âges et toutes communautés confondus.
Nous refermerons cette saison, débutée avec Die Zauberflöte, de façon tout aussi féérique, avec Le Conte du tsar Saltan. Le compositeur russe Nikolaï Rimski-Korsakov, particulièrement inspiré par la légende populaire qu’il avait trouvée chez Pouchkine, a fourni une partition richement colorée qui chatouille les tympans – dans le sillage du « Vol du Bourdon », nous vrombirons à la rencontre de l’été. Tout comme dans Le Coq d’or, Alain Altinoglu se révélera en véritable magicien à la tête de l’orchestre, et nous aurons le plaisir d’accueillir à nouveau le metteur en scène Dmitri Tcherniakov, qui avait signé un extraordinaire Trovatore.
Opéra, un jeu sérieux englobant tous les éléments de plusieurs siècles d’histoire culturelle.
La Monnaie aime les jeux d’équipe – en témoignent de nombreux nouveaux projets et collaborations avec les divers partenaires culturels bruxellois. Le début de saison n’y fait pas exception : nous organisons avec le Belgian National Orchestra et Bozar une nouvelle édition de United Music of Brussels ; en marge de Die Zauberflöte, Romeo Castellucci coordonnera un parcours sur le site Citroën à la demande de Bozar ; et nous scellerons une nouvelle collaboration avec le KVS et le Théâtre National en coproduisant deux spectacles de théâtre musical.
Le 4 octobre 1968 avait lieu à Bruxelles la première de L’Homme de la Mancha, une comédie musicale américaine dans la traduction française de Jacques Brel. Le célèbre chanteur belge s’éteindrait le 9 octobre 1978. N’est-il pas, cinquante et quarante ans plus tard, plus bel hommage qu’une nouvelle production de cette mouture chantée de Don Quichotte ? Le KVS et la Monnaie se mettent en selle ensemble pour faire redécouvrir à Bruxelles cette emblématique comédie musicale, dans une mise en scène du directeur du KVS, Michael De Cock. Son homologue au Théâtre National, Fabrice Murgia, plonge quant à lui dans les journaux et les vers de la poétesse américaine Sylvia Plath. Avec la musicienne An Pierlé, il proposera Sylvia, chronique à plusieurs facettes d'une vie tragique.
Danse à la Monnaie : un mélange de modern classics et de recherche chorégraphique innovante
À la Monnaie, nos fidèles chorégraphes seront présents, avec bien sûr Anne Teresa De Keersmaeker et la première belge de son nouveau spectacle sur les Concertos brandebourgeois de Bach. Nous mettrons également en avant le répertoire de Rosas au Kaaitheater. Sidi Larbi Cherkaoui reviendra avec la reprise attendue de Sutra, en collaboration avec les jeunes moines bouddhistes du Temple Shaolin. Et un autre chorégraphe belge, Damien Jalet, fera ses débuts à la Monnaie avec sa très applaudie production japonaise, Vessel.
La synergie avec les institutions fédérales que sont Bozar et le Belgian National Orchestra (BNO) se répercutera dans le cycle Beethoven qui constituera l’essentiel de notre programmation de concerts. En juin 2018, Alain Altinoglu donnera avec la Neuvième symphonie le coup d’envoi d’une intégrale symphonique qui se déclinera en quatre autres concerts. Chacun sera l’occasion d’un dialogue entre une création contemporaine et une des deux symphonies de Beethoven à l’affiche. Bozar assortira ces concerts d’interventions littéraires et artistiques, tandis que le BNO ouvrira une fenêtre sur l’influence musicale de Beethoven, toujours palpable aujourd’hui.
Bruckner, Moussorgski, Wagner mais surtout beaucoup, beaucoup de Beethoven
En retour, la Monnaie participera au cycle Bruckner que lance le BNO, avec son grandiose Te Deum sous la direction de Hartmut Haenchen. À nouveau une exclusivité ! Alain Altinoglu ouvrira la saison avec les Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgski et, après le succès de la précédente édition, donnera un nouveau concert familial. Son collègue du BNO, Hugh Wolff, prendra sous sa houlette des musiciens des deux orchestres fédéraux pour refermer élégamment la programmation avec les moments-clés du Ring de Wagner.
La saison 2018-19 a tout d’un riche jeu de perles de verre : l’opéra de Mozart associera les idées des Lumières à des sculptures 3D générées par des algorithmes ; une légende d’amour médiévale nourrie de la poésie nocturne de Novalis et du pessimisme philosophique d’Arthur Schopenhauer débouchera sur l’unendliche Melodie de Wagner et des installations d’art contemporain ; pour La Gioconda, le librettiste « Tobbia Gorrio » s’appuie sur une pièce de Victor Hugo ; des dilemmes éthiques et des confrontations émotionnelles se cacheront derrière la sciencefiction de Frankenstein et la magie du Tsar Saltan ; les Concertos brandebourgeois de Bach seront transposés en danse post-moderne ; les frénétiques accents de la musique de Janáček exhorteront les prisonniers de Dostoïevski à vivre, dans l’univers théâtral de Warlikowski ; lors des récitals et Concertini, des solistes réputés réagiront aux jalons posés par la programmation lyrique et de concerts… Et tout cela… à la Monnaie !
Les cartes sont battues. Et les combinaisons sont infinies. À nous de participer et, par le jeu, d’en découvrir plus sur nous-mêmes. Je vous souhaite d’y prendre beaucoup de plaisir.