
Une Invitation
Peter de Caluwe & Christina Scheppelmann
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Tout est dans la ponctuation. Au caractère tranchant de la barre oblique, Peter de Caluwe et Christina Scheppelmann préfèrent de loin le trait d’union pour marquer la mi-parcours de la saison 2025–26, qui les verra se passer le flambeau de la direction générale et artistique de la Monnaie. À quelques mois de ce changement, tous deux se penchent sur ce qui fait l’essence de notre institution, évoquent la riche programmation de la nouvelle saison et soulignent l’importance d’être à l’affût et de proposer des créations de haut vol.
Peter, vous avez passé près de vingt ans aux commandes de la Monnaie. Quelle place la maison occupe-t-elle selon vous dans le paysage culturel actuel ?
PETER DE CALUWE — Je dirais, pour employer une analogie empruntée au monde du football, que nous sommes certes l’une des équipes les plus modestes de la Ligue des champions, mais aussi l’une des plus déterminées. En dépit des crises que nous avons traversées ces dix dernières années, nous nous portons toujours admirablement, ainsi qu’en témoignent les nombreuses récompenses décrochées par nos productions ou l’obtention, à deux reprises, du titre de « Meilleure maison d’opéra de l’année ». J’ai la ferme conviction qu’une institution fédérale telle que la nôtre, sise en plein cœur de la capitale européenne, a d’autant plus de poids à l’heure où nos sociétés tendent à se scinder et se diviser. La Monnaie a toujours eu et aura toujours vocation à tisser des liens, et ce à tous les niveaux.
CHRISTINA SCHEPPELMANN — Plus largement, je pense que l’opéra est déjà en soi une forme d’art qui rassemble. Nous collaborons avec des compositeurs, des artistes, des chefs d’orchestre et des chanteurs du monde entier, par-delà les différences linguistiques et culturelles, grâce au langage universel de la musique. La Monnaie offre un bel exemple de cette identité fédératrice.
D’autres liens se nouent aussi quand des histoires tragiques, souvent réduites à l’état de statistiques dans les médias, portées par la force de la musique, suscitent à nouveau l’émotion. Ali est à cet égard un exemple frappant de la façon dont l’opéra rend humain.
PDC — Il y a tant de choses dans cette œuvre. Elle repose sur l’histoire vraie d’Ali Abdi Omar, un jeune homme ayant fui son pays natal, la Somalie, à l’âge de douze ans, pour échapper au groupe terroriste Al-Shabaab et qui, après avoir connu toutes les épreuves et atrocités parsemant le trajet migratoire en Lybie, est finalement arrivé à Bruxelles. Chaque étape de son voyage raconte un peu des dynamiques politiques et économiques problématiques qui sont plus que jamais d’actualité aujourd’hui. Mais, au-delà d’un destin individuel, ce passage à l’âge adulte, où l’amitié, l’espoir et l’humanité trouvent malgré tout une place, brosse avant tout un portrait de la condition humaine. Il m’a semblé important, après le succès d’une série de représentations à guichets fermés au KVS, de présenter maintenant cette création dans la Grande Salle de la Monnaie.
CS — Transposer des histoires actuelles dans un nouvel opéra est, à n’en pas douter, une expérience des plus enrichissantes. En même temps, les mythes antiques n’ont rien perdu de leur signification ni de leur pouvoir expressif. Dans Medusa, nous essayons d’aller au-delà du récit habituel. Le rôle de victime imposé à cette Gorgone, façonné par le regard masculin, dissimule une figure féminine puissante qui est peut-être avant tout celle d’une féroce protectrice. Dans cette création, grâce aux talents conjugués de Lydia Steier, qui mettra en scène son propre livret, et du compositeur Iain Bell, véritable maître de l’écriture vocale, Méduse retrouvera tout son pouvoir d’action.
Le mythe de Méduse est profondément ancré dans notre mémoire collective, notamment par la place emblématique qu’il occupe dans l’art de la Renaissance italienne. L’une de ses plus célèbres représentations est sans nul doute la sculpture Persée tenant la tête de Méduse de Benvenuto Cellini, lequel se trouve être le personnage principal de l’opéra avec lequel vous inaugurez votre mandat.
CS — J’ai été heureusement surprise de découvrir que l’opéra Benvenuto Cellini d’Hector Berlioz n’avait encore jamais été donné à la Monnaie. Et comme l’intrigue se déroule en pleine saison du carnaval, il me semblait tout indiqué de le programmer au cours des deux premiers mois de l’année. Cet opéra, situé dans la Rome de la Renaissance, a tout pour plaire : humour, strass, chorégraphies exubérantes, mais aussi bravoure orchestrale et lignes vocales particulièrement exigeantes. Entre les mains du directeur musical Alain Altinoglu et du metteur en scène Thaddeus Strassberger, cette production, associant intensité émotionnelle et pur divertissement, sera vraiment le spectacle idéal pour démarrer l’année 2026.






Une allégresse toute théâtrale aux accents sombres, des intrigues comiques qui font ressortir les vérités profondes de la vie: les œuvres qui parviennent à marier ces deux dimensions, dans une veine shakespearienne, ont quelque chose de profondément gratifiant. Falstaff en est un bel exemple.
PDC — C’est bien connu : l’âge aidant, on comprend mieux Falstaff. Et je dois reconnaître qu’il m’a paru pertinent d’inclure cet opéra dans ma dernière programmation. Ne marque-t-il pas, après tout, les adieux de Verdi à la scène ? Des adieux par ailleurs surprenants à l’aune d’un œuvre composé pour l’essentiel de pièces tragiques. Car ici, les défauts de l’humanité ne causent pas nécessairement de grands drames mais sont, au contraire, abordés dans un esprit de compréhension et de bienveillance amusée. Verdi, avec son habituel génie, n’en introduit pas moins une complexité nouvelle dans le genre opéra. Cet opus est taillé sur mesure pour le metteur en scène Laurent Pelly et le chef d’orchestre Alain Altinoglu, et pour le baryton Sir Simon Keenlyside qui fera ses débuts dans le rôle-titre.
Puisqu’il est question de débuts, une nouvelle direction suppose inévitablement une nouvelle famille artistique. Idomeneo, par exemple, offrira au public de la Monnaie l’occasion de découvrir le travail de Calixto Bieito, l’un des metteurs en scène d’opéra les plus novateurs du moment, et du chef d’orchestre Enrico Onofri.
CS — Cet opéra de Mozart montre de la plus cruelle des manières en quoi les responsabilités publiques d’un dirigeant politique sont incompatibles avec ses intérêts personnels et son amour paternel: pour conjurer la colère du dieu de la mer, le roi de Crète se voit contraint de sacrifier son propre fils. Les limites inhérentes à un leadership éthique constituent un thème complexe mais profondément humain, que Calixto Bieito explore ici dans une dramaturgie en forme de labyrinthe (crétois) inspirée des nouvelles de Jorge Luis Borges. Quant à la partition, elle est confiée à Enrico Onofri, un chef mozartien chevronné.
Restons en Méditerranée. Outre la Rome de Cellini, deux autres opéras présenteront un lien évident avec la Ville éternelle cette saison, avec la reprise de deux productions qui ont fait forte impression il y a quelques années.
CS — Avec sa dramaturgie soignée aux allures de thriller politique et sa musique captivante de bout en bout, Tosca de Puccini est un opéra d’une remarquable théâtralité. Malheureusement, en raison des restrictions liées à la pandémie de Covid-19, la production réalisée par Rafael R. Villalobos en 2021 n’a été vue que par une infime partie du public de la Monnaie. Nous voulons permettre à tout un chacun de profiter de ce chef-d’œuvre lyrique dans toute sa splendeur et selon la partition originale.
PDC — Cela vaut également pour Norma, que Christophe Coppens avait mis en scène chez nous la même année. Il m’a paru opportun de clôturer ma programmation avec une œuvre qui traite – littéralement – du destin de la Diva et qui incarne la nature intrinsèque du genre opéra; cette tragedia lirica de Bellini marque en effet l’apothéose du chant lyrique. Pour moi, l’opéra, qu’on le joue sur scène ou qu’on le vive dans la salle, reste avant tout un rituel vocal; avec son célèbre air « Casta Diva » emblématique du style belcanto, la prêtresse qui donne son nom à la pièce parvient toujours à ramener cette forme d’art à sa composante essentielle : la voix.
Cela nous amène à la plus intime des formes d’expérience de la voix humaine: le récital. Quelle place occupera-t-il dans votre programmation cette saison?
PDC — Comme pendant à Norma, nous ferons la part belle à l’aria da camera italien. Bellini, Rossini, Donizetti et Verdi ont écrit de nombreuses pièces de salon de toute beauté, pour différentes tessitures, interprétées ici par des habitués de la Monnaie comme Enea Scala et Raffaella Lupinacci. Nous accueillerons également quelques artistes qui m’ont accompagné durant tout mon mandat: Véronique Gens, « reine » incontestée de la mélodie française, Barbara Hannigan, icône de la musique contemporaine, et Christoph Prégardien, qui fera ses adieux à la scène avec un programme s’articulant autour du souvenir. Dans l’esprit intergénérationnel cher à notre maison, il passera le témoin aux membres de la MM Academy lors d’une master classe ouverte. Plus tard, d’autres membres de l’académie donneront une version semi-scénique des Liebesliederwalzer de Brahms. S’écartant de l’habituel binôme chanteur et pianiste, le programme Vocalissimo a pour objectif d’éclairer d’un jour nouveau le genre du récital classique afin de le faire découvrir à un public plus large. Je trouve que ce type de projet incarne magnifiquement cette vision.
CS — Il peut en effet s’avérer rafraîchissant de revoir les codes du genre. Pourquoi, par exemple, réserver nécessairement les grands airs baroques à la scène, alors qu’ils ont été composés à l’origine pour un cadre plus intime? C’est ce que questionneront Xavier Sabata et Le Concert de l’Hostel Dieu avec Furioso, un programme qui explore le devenir du héros Orlando, figure emblématique des opéras baroques, à travers les sinfonias et arias de Vivaldi, Haendel et Porpora. Le format récital doit avant tout réduire autant que possible l’écart entre les interprètes et le public. Programmer des compositeurs belges comme Philippe Boesmans est une manière d’atteindre cet objectif. L’approche adoptée par Joshua Stewart, notre Idomeneo, en est une autre. Son récital non seulement offrira un large éventail de styles musicaux, jazz compris, mais montrera aussi qu’il compte parmi ces artistes capables de véritablement ravir un auditoire en lui racontant l’histoire des airs qu’il interprète et la signification que ceux-ci revêtent pour lui.
Résultat d’une collaboration entre les trois principales institutions culturelles représentant les entités flamande, francophone et fédérale à Bruxelles, le projet Troika Dance a également pour ambition de dénicher des talents aux multiples facettes. Quelle forme ce partenariat prendra-t-il en 2025-26?
CS — La nouvelle création de Rosas, véritable ode à la musique de Jacques Brel, et la reprise d’Il Cimento dell’Armonia e dell’Inventione, avec cette fois une interprétation en direct des Quattro stagioni de Vivaldi, marqueront le retour à la Monnaie de la danse, qui a longtemps été un des fleurons de notre maison, et je compte lui redonner plus de place au cours des prochaines saisons.
PDC — Le projet Troika est issu du terreau fertile de la scène créative bruxelloise. Depuis son lancement en 2018, il a favorisé l’éclosion de nombreux spectacles et artistes auxquels nous apportons un soutien indéfectible et dévoué. Le but était de favoriser les échanges de publics entre les différentes institutions – un objectif indéniablement atteint. Cette évolution était nécessaire pour effacer les barrières entre les différentes formes d’art proposées.

La Monnaie, ce n’est pas qu’un spectacle de théâtre sur scène, c’est aussi et surtout un orchestre symphonique, un chœur mixte, des chœurs d’enfants et de jeunes ou encore la MM Academy. Ce vivier de talents sera également mis en valeur en marge des productions d’opéra cette saison. Pouvez-vous nous en dire plus ?
CS — Avec Alain Altinoglu en vedette de la programmation symphonique, nous honorerons les très appréciées traditions de concert. Notre directeur musical inaugurera la nouvelle année avec un programme festif en écho à l’exubérante atmosphère carnavalesque de Benvenuto Cellini. Lors du concert familial, c’est Casse-Noisette, le grand classique du ballet signé Tchaïkovski, qui exercera sa magie sur petits et grands. À la suite d’Idomeneo, l’Orchestre symphonique aura encore l’occasion de manifester toute sa sensibilité mozartienne lors d’un concert. Et je me réjouis particulièrement du rôle de premier plan confié à notre Chœur de jeunes dans Fire in my mouth, un oratorio contemporain saisissant de Julia Wolfe, que nous présenterons dans le cadre des synergies avec le Belgian National Orchestra et Bozar.
PDC — Nous célébrerons aussi les jeunes talents lors du concert dédié à Ravel en novembre. Alain Altinoglu y dirigera deux partitions récemment découvertes de ce compositeur, ainsi que le populaire L’Enfant et les Sortilèges. La distribution reposera essentiellement sur des solistes et lauréats de notre MM Academy, un projet qui me tient à cœur et qui fête ses dix ans cette année. Je suis impatient de voir sur une même scène tous les talentueux chanteurs ayant suivi les différentes étapes de cette formation.
CS — Se dessine ainsi une saison symphonique que résume parfaitement le titre du concert que nous donnerons en hommage au compositeur belge Luc Brewaeys en avril : Fasten Seat Belts!

Ces nombreux projets, ainsi que l’offre aux écoles et aux familles en particulier, témoignent de l’importance que la Monnaie accorde aux différentes démarches pédagogiques destinées aux jeunes artistes et à un jeune public. Pensez-vous que l’avenir de la Monnaie est assuré ?
CS — J’en suis convaincue. Notre mission est de rendre l’opéra accessible au plus grand nombre, d’accueillir un public varié – des enfants aux centenaires, des mélomanes avertis aux néophytes curieux. Pour en revenir au pouvoir fédérateur de l’opéra que nous évoquions plus haut, je crois sincèrement que la faculté du genre à refléter avec sensibilité les émotions humaines lui permet de toucher tout le monde. Nous devons juste veiller à ouvrir suffisamment nos portes pour accueillir tout un chacun au sein de cet univers transformateur.
PDC — L’initiation des enfants et des jeunes aux arts – et, en particulier, à la musique classique – incombe désormais en grande partie aux institutions culturelles. C’est un rôle que nous devons endosser avec le plus grand dévouement et qui consiste à donner des clés non seulement à la jeune génération, mais aussi à la société dans son ensemble. En effet, je suis convaincu que l’éducation et la culture, pourtant des plus négligées, offrent une solution à la confusion et aux défis auxquels notre monde est confronté. Notre mission est capitale, et nous nous devons de nous en acquitter.