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À la rencontre des XX et de la libre esthétique
Épisode IV : Petit Paris
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Dans Esthétique des Villes (1893), Charles Buls, bourgmestre de Bruxelles, récuse l’affirmation des Français qui comparent la capitale belge à un « petit Paris, compliment que nos aimables voisins nous adressent quelquefois, pensant qu'il nous sera agréable, et que nous nous félicitons, au contraire, de ne pas mériter » (paru dans L’Art moderne, 18 février 1894).
Si ces propos concernaient l’architecture des grandes villes, le poids de la présence française lors des concerts des XX et de La Libre Esthétique aurait néanmoins pu justifier que l’on donne à Bruxelles le surnom de « petit Paris de la musique ». La vérité se situe quelque part entre les deux : Octave Maus, le chef de file de ces cercles artistiques, s’efforçait de maintenir un équilibre entre la découverte de « la jeune école française » et la promotion de la musique belge – dans l’idée d’aider le jeune royaume à se forger une identité nationale. Le concert que la Monnaie propose ce 21 février 2025 illustre cette recherche d’équilibre, tout en levant un coin de voile sur le répertoire pour vents qui était proposé au public bruxellois dans les salles d’exposition.
Les chiffres publiés par L’Art moderne sont cependant défavorables aux compositeurs belges. Le nombre d’exécutions de compositions françaises lors des salons annuels était beaucoup plus élevé que celui des pièces belges, et ce, même en comptant César Franck dans les compositeurs belges, alors que le Liégeois avait acquis la nationalité française en 1873. Les Belges occupaient en revanche la première place en nombre de musiciens exécutants, et pour ce qui est des œuvres d’art exposées, un juste équilibre avait été trouvé entre France et Belgique. Cela étant dit, l’intérêt de Bruxelles pour Paris n’était pas à sens unique : maints artistes français, parmi lesquels Chausson et Fauré, parlaient en termes élogieux de la scène artistique et musicale belge et de son public.
« La musique vingtiste » de Paul Gilson
Paul Gilson (1865-1942) était l’un des piliers de la participation belge à la programmation des XX et de La Libre Esthétique. Le livre Paul Gilson: Een Brusselse componist van de wereld [Paul Gilson, un compositeur belge d’envergure mondiale, (2023)] de Kurt Bertels rend justice à l’importance (inter)nationale de Gilson, dont la carrière prend véritablement son essor lorsqu’il obtient en 1889 le prestigieux prix de Rome pour sa cantate Sinaï. Trois ans plus tard, il remporte un grand succès avec La Mer, bien avant que Debussy n’achève sa propre composition homonyme en 1905. À l’instar des membres des XX, Gilson admirait Wagner, mais il se laissait aussi volontiers inspirer par la musique russe de Cui, Rimski-Korsakov, Glazounov ou Scriabine.
En 1890, un an après qu’il a décroché le prix de Rome, quelques compositions de Gilson sont jouées pendant l’exposition des XX. C’est la première fois que sont donnés son Scherzo pour quatre cors et son Humoresque no 1, devant un public d’amateurs progressistes. Si le Scherzo suscite des sentiments mitigés – un critique le trouve « curieusement écrit, mais horriblement exécuté » (La Réforme, 29 janvier 1890) –, l’Humoresque rencontre un accueil plus enthousiaste. L’Art moderne ira jusqu’à établir explicitement un lien entre le goût de l’exploration de Gilson et la mission des XX :
Un peu plus de 130 ans après sa création, la première Humoresque de Gilson, un triptyque pour flûte, haubois, deux clarinettes, deux bassons et un cor, ne semble plus tellement moderne à nos oreilles du XXIe siècle. On reste néanmoins frappé, en 2025, par la richesse de coloris de ce septuor, et le « père de la musique pour orchestre à vent belge » se montre à la hauteur de sa réputation dans cette formation de taille déjà honorable. La solidité de la composition contraste avec le manque d’assurance du jeune compositeur de 25 ans, qui avait invité Octave Maus, le chef de file des XX, à assister à une répétition de son Scherzo peu avant la première, en lui demandant de juger si l’œuvre était « audible » – ce que Gilson lui-même mettait en doute dans sa lettre.

Vincent d’Indy à Bruxelles
Vincent d’Indy faisait partie de ceux qui donnaient le ton dans les milieux musicaux bruxellois entre 1888 et 1914, période qui correspond, et ce n’est pas un hasard, à ses années d’activité au sein des XX et de La Libre Esthétique. Il n’en était pas pour autant une figure irréprochable, loin de là. Son antisémitisme, en particulier – qui n’avait hélas rien d’inhabituel à l’époque – perçait régulièrement, par exemple pendant l’affaire Dreyfus en France, lors de laquelle il adopta une position clairement antijuive, ou dans son opéra La Légende de saint Christophe, qu’il qualifie lui-même d’« anti-juif ». Quoi qu’il en soit, Bruxelles, et plus spécialement son ami Octave Maus et le groupe d’artistes réunis autour de ce dernier, ont joué un rôle déterminant dans la carrière de d’Indy : « Sans les XX, qu’est-ce que nous serions à Bruxelles […] ? » Les deux hommes s’entraident chaque fois que possible : tantôt c’est d’Indy qui obtient d’un collectionneur parisien qu’il prête quelques œuvres à Maus pour une exposition ; tantôt c’est Maus qui fait profiter d’Indy de ses bonnes relations avec d’autres compositeurs, lui permettant ainsi d’élargir son propre réseau.
Les œuvres les plus appréciées de d’Indy étaient probablement la trilogie orchestrale Wallenstein, op. 12, et la Symphonie sur un chant montagnard français pour piano et orchestre, op. 25. Ces deux compositions ont été exécutées pour la première fois à Bruxelles, en 1890, pendant le salon des XX, toutefois dans une version pour piano seul. En 1903, d’Indy dirige ses Chanson et danses, op. 50, composées pour une formation identique à celle de l’Humoresque de Gilson. Le premier mouvement, la « Chanson », joue à fond la carte mélodique, avec une mélodie qui évoque la Siegfried-Idyll de Richard Wagner, grand inspirateur de d’Indy. Le deuxième, de caractère dansant et plus populaire, reflète les « sueurs des danseuses espagnoles », selon les propres paroles de d’Indy.
Deux jours avant le concert de La Libre Esthétique lors duquel il doit diriger Chanson et danses, d’Indy donne une conférence intitulée La Suite instrumentale, dans laquelle il retrace l’histoire de ce genre baroque, illustrant son propos d’extraits d’œuvres de Domenico Scarlatti, de Rameau et de Bach interprétés au piano par Blanche Selva. Vincent d’Indy s’est lui-même essayé à ce genre, qui prend son origine dans les musiques de danse, comme la sarabande, le menuet ou la courante, avec la Suite en ré dans le style ancien, op. 24, de 1886, pour trompette, deux flûtes et un quatuor à cordes. C’est un succès total, et la Suite est donnée trois fois dans les salles d’exposition des XX et de La Libre Esthétique. Un article commentant un concert de 1893 dit de l’œuvre que c’est la plus personnelle et la plus séduisante des compositions de d’Indy (L’Art moderne, 26 février 1893). Bien plus tard, en 1918, il réécrira les deux mouvements centraux pour flûte, hautbois, clarinette, basson, cor et piano : ce sera Sarabande et menuet, op. 72. Tout comme Chanson et danses, ce diptyque comporte une première partie lente et mélodique, suivie d’un énergique menuet. Le contraste fonctionne à merveille : le menuet plein d’entrain et de vie chasse les ténèbres et la tristesse de l’énigmatique sarabande. Si d’Indy recourt à des formes du passé, il les aborde de manière contemporaine, par exemple lorsqu’il bouscule la mesure en trois temps caractéristique du menuet en décalant légèrement les accents, si bien que l’auditeur est presque inévitablement désarçonné.

La création à Paris, en 1894, de la la Schola Cantorum, un établissement d’enseignement centré sur la musique de Palestrina à Rameau, témoigne à nouveau de l’intérêt d’Indy pour la musique ancienne. Il est frappant de constater à quel point le réseau gravitant autour de cette nouvelle école coïncide avec celui de Maus : Charles Bordes, Victor Vreuls, Déodat de Séverac, Joaquin Turina, Joseph Jongen, Blanche Selva et Pierre de Bréville, entre autres, sont ainsi actifs aussi bien au sein des XX ou de La Libre Esthétique qu’à la Schola, que ce soit comme étudiants ou comme enseignants (ou les deux). C’est ce qui amènera l’historien de l’art Serge Goyens de Heusch à qualifier La Libre Esthétique de « succursale belge de la Schola Cantorum ».
Le compositeur et militaire français Albert Roussel (1869-1937) est un produit typique de la Schola : après sa formation auprès de d’Indy, il devient lui-même enseignant. La création en Belgique de son Trio avec piano, op. 2, fait l’ouverture du premier concert de La Libre Esthétique en 1905. Malgré les réactions mitigées, les concerts de La Libre Esthétique accueilleront la création d’autres œuvres de Roussel, de musique de chambre ou vocales. Son Divertissement, op. 6, pour flûte, hautbois, clarinette, basson, cor et piano, de 1906, est présenté au public bruxellois en 1910. On apprécie son caractère humoristique et l’utilisation remarquable des « “aptitudes comiques” des instruments mis en œuvre. C’est d’un esprit fin ironique à souhait et foncièrement personnel » (L’Art moderne, 3 avril 1910). Le solo de hautbois aux accents moqueurs qui ouvre le morceau donne d’emblée le ton d’ironie qui réapparaît encore plusieurs fois, en alternance avec des intermèdes lyriques, dans cette pièce en un mouvement.
Sentiment de fierté pour la musique belge en même temps que curiosité pour la scène musicale internationale : les programmes des concerts des XX et de La Libre Esthétique attestent du cosmopolitisme teinté de chauvinisme qui caractérisait la politique en matière d’art d’Octave Maus et, à sa suite, de d’Indy et Ysaÿe.
Traduction : Muriel Weiss
Ce projet de recherche est soutenu par le Fonds Wetenschappelijk Onderzoek – Vlaanderen [Fonds de la recherche scientifique – Flandre].