La Monnaie / De Munt LA MONNAIE / DE MUNT

Thomas Hampson

#MirrorSelfie

Thomas Van Deursen
Temps de lecture
7 min.

Toute grande histoire a besoin d’un méchant digne de ce nom. Dans Fanny and Alexander, ce rôle est tenu par le beau-père des enfants au centre de l’intrigue : l’évêque Edvard Vergerus. Le célèbre baryton américain Thomas Hampson fera ses débuts sur la scène de la Monnaie pour incarner ce personnage. Entre deux répétitions, nous avons eu l’occasion d’échanger avec lui sur sa carrière et ce nouveau défi.

Nous sommes le 4 novembre, il est bientôt 16 heures. Comment vous sentez-vous ?
C’est mon jour de congé ! Je me sens plutôt bien. Je suis en bonne santé et j’aime cette production. Mon esprit est bien organisé. Que demander de plus ?

Quelle a été votre réaction en découvrant le costume de l’évêque ?
Je le trouve très beau et tout à fait adapté au personnage. En fait, c’est un style que je pourrais tout à fait porter moi-même. Tous les costumes de la production seront assez modernes. Le soin apporté au costume de l’évêque lui donne aussi une certaine élégance. En plus, il est confortable, ce qui est essentiel, notamment pour les chaussures. Elles jouent un rôle très important.

© Simon Van Rompay

Pourquoi ?
D’abord parce que vous les portez pendant deux ou trois heures sur scène. Mais aussi parce qu’elles sont d’une aide précieuse. En répétition, je ne porte que les chaussures de mon personnage, j’ai besoin de ressentir cette sensation. Je ne chante pas de l’opéra en chaussures de tennis.

À quoi pensez-vous en vous regardant dans le miroir avant une représentation ?
Pour moi, le miroir est un outil. Il m’aide à recréer une authenticité physique. Pour un récital, il me permet simplement de vérifier que je suis présentable (rire). Mais quand il s’agit d’incarner un personnage, j’arrive très tôt pour en enfiler le costume. Au théâtre, le miroir doit vous permettre de vous imaginer dans la peau de quelqu’un d’autre. Quant au processus de réflexion avant de monter sur scène, je me concentre sur ce que je m’apprête à accomplir. Pendant trois heures, je vais parler un nouveau langage, très spécifique, et il n’y a pas de place pour les pensées extérieures. Cela peut être difficile si quelque chose me préoccupe dans ma vie familiale. Je dois alors fermer cette porte dans mon esprit pour me mettre au travail. Ma discipline théâtrale est un cocon.

Il y a des parallèles intéressants à faire entre le personnage de l’évêque et votre parcours. J’ai cru comprendre que vous avez commencé à chanter à l’église…
Toute ma vie, j’ai été baigné dans la musique. Ma mère jouait à l’oreille du piano et de l’orgue. Mes premiers souvenirs musicaux sont ceux de mes jeux d’enfant près d’elle, pendant qu’elle préparait ses morceaux pour l’office religieux. Nous avions aussi une merveilleuse chaîne stéréo, et nous écoutions de la musique de Peter Nero et de Gershwin. Mes deux sœurs aînées chantaient. Nous étions littéralement entourés de musique. J’ai étudié le piano, joué du tuba, du cornet et de la batterie. Je suis toujours surpris d’entendre des amis me dire : « Mon père n’a jamais voulu de musique à la maison », et je me dis : « Oh, les pauvres ». Faire de la musique au sein d’une congrégation m’a toujours semblé naturel.

Vous avez donc reçu une éducation religieuse ?
J’ai été élevé dans l’Église adventiste du septième jour, une religion évangélique fondamentaliste. Elle peut être à la fois très stricte et très libérale selon les aspects. À la maison, j’ai reçu une éducation plutôt libérale, mais j’ai fréquenté une école très stricte. Très franchement, c’est en partie ce qui m’a poussé à vouloir jouer le rôle de l’évêque. Je connais bien ce type de personnes ayant cette bien-pensance moralisatrice, cette religiosité qui frôle la rigidité extrême, voire la psychopathie.

© Simon Van Rompay

Quand avez-vous su que vous souhaitiez devenir chanteur lyrique ?
Très tardivement. À 18 ans, j’ai rencontré une incroyable professeure de chant, qui avait étudié auprès de Lotte Lehmann et William Vennard. Elle m’a demandé ce que je voulais faire dans la vie. À l’époque, j’envisageais d’aller à l’université pour étudier les sciences politiques. Elle m’a dit : « C’est une belle ambition, vous êtes un jeune homme brillant, mais je perçois aussi en vous une fibre artistique que vous ne devriez pas ignorer. Vous aimeriez peut-être en parler autour d’une tasse de thé ? ». Cette conversation a été incroyable, d’autant plus que mon interlocutrice était aussi une nonne catholique, et que je ne connaissais rien d’autre que l’église protestante à l’époque. J’ai commencé à prendre des cours de chant avec elle. Cette rencontre a changé ma vie. Elle m’a fait découvrir les sciences humaines, l’étude de la poésie, de la littérature et de la philosophie et leur rapport avec la musique. Elle m’a offert des disques de Schubert, Schumann, Fauré. Cela m’a époustouflé. J’ai commencé à comprendre la poésie comme un récit : celui d’une vie, d’une condition, d’une perspective qui inspirait des compositeurs, lesquels lui donnaient ensuite une dimension émotionnelle par le biais de la musique. Tout cela s’est passé de manière très organique. C’est ma voix m’a découvert, et non l’inverse. Je n’avais jamais voulu faire une carrière dans ce domaine avant que celle-ci n’ait déjà commencé. J’ai chanté mon premier rôle à 19 ans : celui du père dans Hansel und Gretel de Humperdinck à Seattle. J’y ai vu Falstaff de Verdi avec Sir Garrett Evans dans le rôle-titre, et ce fut une révélation. Et puis cela ne s’est plus jamais arrêté. J’ai obtenu un diplôme d’études artistiques, en pédagogie comparée. À 23 ans, je suis allé à la Music Academy of the West, puis à Los Angeles, où j’ai remporté quelques concours. Lorsque je suis arrivé en Allemagne, j’avais encore beaucoup de questions sur ce que l’avenir me réservait. Je suis entré au Deutsche Oper am Rhein en 1981. C’est seulement à partir de ce moment-là que j’ai développé une véritable ambition et une vraie passion pour la scène.

Depuis, vous avez chanté plus de 80 rôles. En quoi celui-ci diffère-t’il du reste de votre répertoire ?
Je suis assez exigeant avec ce que je chante. Si la ligne vocale est trop abstraite, je perds l’impulsion émotionnelle. Cela dit, j’ai chanté beaucoup de musique contemporaine, surtout ces quinze dernières années. Mais cet opéra représente un défi inédit pour moi. Il y a une nouvelle vague de compositeurs avant-gardistes qui utilisent de plus en plus de moyens électroniques dans leur musique, en les mêlant aux outils traditionnels de la musique classique occidentale. Dès les premières répétitions, nous avons été immergés, à juste titre, dans cette atmosphère électronique, ce qui est très stimulant. Le langage musical de Mikael est magnifique et fascinant, mais parfois difficile à mémoriser. Par exemple, la structure rythmique est élargie, ce qui complique les choses pour les chanteurs.

L’évêque de Bergman dans Fanny et Alexandre compte parmi les figures paternelles les plus sombres du cinéma. Quelle est votre relation avec cet aspect de votre personnage ? Ressentez-vous le besoin de vous en protéger ?
C’est une très bonne question. D’abord, tout ce qui se passe sur scène doit rester sur scène. Il faut savoir qui l’on est quand on rentre chez soi. C’est là toute la beauté et le privilège d’une famille soudée : on sait qui on va retrouver. J’ai quatre enfants et cinq petits-enfants. Ceux dont le métier est de susciter des émotions dans n’importe quel contexte doivent protéger leur sphère privée. C’est ce que je fais depuis toujours. La scène que nous avons répétée ces deux derniers jours est particulièrement difficile pour moi. Elle est violente et dérangeante, mais c’est précisément pour cela que je voulais interpréter le rôle de l’évêque. J’ai grandi dans un environnement religieux dogmatique, sans y être personnellement confronté de manière violente, mais j’ai souvent vu cette croyance servir de façade à des personnes malsaines qui se livrent à des actes pervers. Dans la partition, il y a ce moment où l’évêque chante « Prenons-nous la main » en souriant. Mais derrière ce sourire, on sent qu’il serre la main d’Alexandre un peu trop fort. En tant qu’adulte, je n’ai plus aucune tolérance pour ce fondamentalisme moralisateur. Quelle que soit la religion, je pense que les fondamentalistes apportent de mauvaises réponses aux questions profondes de la vie. L’évêque incarne à merveille cette façade qui dissimule un aspect très sombre de la condition humaine. Et je sais comment le jouer. Il sourit la plupart du temps. Est-il possible de créer sur scène des personnages qui n’ont rien à voir avec vous ? Oui. Faut-il, pour cela, puiser dans un recoin particulier de votre imagination, un endroit qui vous effraie précisément parce que vous pouvez y accéder ? Oui. Mais ai-je peur de moi-même ? Non.

© Simon Van Rompay

Lors de vos master classes, comment arrivez-vous à guider de jeunes chanteurs et chanteuses que vous venez à peine de rencontrer, et ce, en si peu de temps ?
C’est l’un des critères qui permettent de déterminer si vous êtes un bon professeur ou non. À quelle vitesse pouvez-vous les rejoindre là où ils en sont, et non l’inverse ? Je n’ai pas l’impression d’arriver avec une vérité absolue. Mais j’ai suivi un certain parcours, et je sais ce qui est important sur le plan physique, organique. Si la personne vous fait confiance et que vous partagez le même « langage », on ne s’imagine pas la vitesse à laquelle vous pouvez l’aider à mieux se recentrer, se concentrer réellement sur ce qu’elle chante, plutôt que sur la manière dont elle chante. Faire partie de ce processus et voir ce moment de compréhension sur le visage de jeunes collègues, c’est une expérience inestimable. Ce que ma tendance à être verbeux vous laisse entrevoir, c’est que je dois veiller à ne pas leur déverser un flot continu d’informations (rire). Ils deviendraient trop paralysés pour émettre le moindre son. J’essaie donc de travailler rapidement, en procédant par couches successives. J’aime ce processus et, sans vouloir paraître prétentieux, je pense être plutôt doué dans ce domaine. C’est une merveilleuse responsabilité que de transmettre ce que vous avez appris avec la même patience et la même détermination que vos propres professeurs.

Pour en revenir à l’évêque, êtes-vous croyant ? Et votre foi, ou son absence, influence-t-elle votre chant ?
Je ne voudrais pas paraître trop « new age » en répondant que je n’aime pas la religion tout en étant quelqu’un de très spirituel, mais c’est ainsi que je me définis. Je ne privilégie aucune confession particulière. En vieillissant, je deviens, peut-être à tort, de plus en plus méfiant à l’égard des institutions religieuses. Très jeune, j’ai lu Ma vie : souvenirs, rêves et pensées de Carl Gustav Jung, un livre qui m’a beaucoup marqué. Puis, j’ai découvert l’anthropologue américain Joseph Campbell, qui a écrit un ouvrage intitulé The Masks of God. Il y soutient le principe que toutes les cultures ont une façon propre de définir la divinité. Cela m’a permis de comprendre que chacun de nous porte son propre masque de Dieu, l’idée étant de pouvoir définir sa propre mythologie. C’est comme ça que je vois les choses. Et sans aucun doute, ma vie musicale fait partie intégrante de cette mythologie personnelle, tout comme ma croyance en une société œcuménique, rationnelle et tolérante. Je pense que cette vision de la spiritualité est plus nécessaire que jamais aujourd’hui. C’est une quête très intime, mais je pense que le monde des sciences humaines joue un rôle crucial dans cette recherche. La poésie et la musique sont essentielles pour guider les jeunes générations.