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À la rencontre des XX et de la libre esthétique

Épisode III : La Chorale des XX

Stijn Paredis
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À l’instar de leurs expositions annuelles, les programmes de concert des cercles artistiques bruxellois Les XX et La Libre Esthétique ne se limitaient pas à un style, mais présentaient un éventail de genres musicaux allant bien au-delà des habituels quatuors à cordes et mélodies.

Dans la chambre d’écho bruxelloise de l’avant-garde résonnaient aussi bien des extraits d’opéras fraîchement composés que des pièces pour orchestre ou de la musique chorale. Nous rapportions par exemple dans l’épisode précédent que Guillaume Lekeu avait, à la demande des XX, arrangé pour voix, piano et cordes des mouvements de sa cantate Andromède pour chœur et orchestre. Octave Maus, le secrétaire du collectif, était désireux de proposer régulièrement des morceaux sortant du cadre conventionnel de la musique de chambre. Et c’est ainsi que fut fondée la Chorale des XX, un chœur de femmes.

À partir de 1889, Maus fait régulièrement appel aux voix exercées des étudiants et enseignants en chant du Conservatoire de Bruxelles, afin de former un chœur ad hoc pour les concerts des XX. Mais il ne tarde pas à changer son fusil d’épaule et s’attelle à la constitution d’un chœur (de femmes) rattaché au collectif. Bien que la revue hebdomadaire L’Art moderne ait démenti les rumeurs de tensions entre le Conservatoire et Maus, certains indices portent à penser qu’Ida Cornélis-Servais, devenue professeure de chant en 1890, désapprouvait la participation de ses étudiants à ces projets parallèles. Un chœur interne mettrait un terme à ces collaborations difficiles. Et puis, « les XX ayant actuellement une organisation musicale complète, distincte de la peinture, ils ont tenu à avoir un chœur à eux » (L’Art moderne, 22 février 1891). C’est ainsi que naît la Chorale des XX, un chœur de femmes, qui a son propre logo, dessiné par un membre des XX, Georges Lemmen.

Les chanteuses répètent dans la maison d’Anna Boch, la cousine d’Octave Maus. Seule femme à être membre des XX, Anna Boch est avant tout une artiste accomplie : elle peint, mais joue aussi du piano, de l’orgue, du violon et de l’alto. Tous les mercredis soir, une vingtaine de chanteuses se retrouvent dans la riante Villa Boch – la famille d’Anna a fait fortune dans le commerce de la céramique –, où la répétition est dirigée par Léon Soubre, professeur au Conservatoire, et accompagnée au piano par Octave Maus. La veuve de ce dernier se souvient dans ses mémoires que son mari dirigeait parfois lui-même le chœur, se faisant alors remplacer au piano par « une jeune suppléante bien effarée ». Outre des classiques comme la Messe en ut majeur, op. 86, de Beethoven, « on lut, au cours de cet hiver et du suivant, tout ce que la “jeune école française” a produit alors comme musique de chœurs », raconte Madeleine Maus. Elle était particulièrement ravie que la Chorale ait choisi À la musique d’Emmanuel Chabrier (1841-1894) : « On oublie trop cette petite merveille. » Il s’agit d’un chaleureux hymne à la musique, « la mère du souvenir et nourrice du rêve » comme elle est affectueusement surnommée dans le texte – signé Edmond Rostand (1868-1918), l’auteur de la célèbre pièce de théâtre Cyrano de Bergerac. L’œuvre, écrite pour chœur de femmes à quatre voix et soprano solo, était destinée à l’inauguration de la nouvelle maison de l’homme d’affaires Jules Griset. On y entend notamment la soliste chanter cette invocation quasi religieuse : « Sois la Déesse protectrice, ô Musique, de ce foyer ! »

La Chorale des XX se produit également en dehors des expositions annuelles, ce qui témoigne de l’autonomie de la section musicale du collectif artistique. En 1891, la formation collabore avec l’orchestre Le Club Symphonique, dont le père d’Anna Boch est président d’honneur. Les deux ensembles, constitués essentiellement d’amateurs, accompagnent des solistes professionnels dans des œuvres d’Edvard Grieg, César Franck et Emmanuel Chabrier, entre autres. Une critique du concert, qui avait attiré un large public, fait l’éloge du « timbre harmonieux et [de] la justesse des chœurs » (L’Art moderne, 21 juin 1891). C’est en particulier l’intonation bien assurée qui fait impression : La Nation estime ainsi que « la qualité dominante » du chœur de femmes est sa justesse (18 février 1891), tandis que L’Art moderne parle d’« une vingtaine de voix fraîches, bien disciplinées, chantant irréprochablement juste et avec sentiment » (22 février 1891).

À l’époque de la création de la Chorale des XX, Octave Maus et le compositeur français Vincent d’Indy (1851-1931) ont des échanges suivis concernant la création d’une société de concerts symphoniques qu’ils appelleraient « XX-Société Nationale ». Le projet reste à l’état embryonnaire, mais douze ans plus tard, Eugène Ysaÿe essaiera à nouveau de convaincre Maus de mettre sur pied une société de concerts qui se consacrerait exclusivement à la nouvelle musique belge. Prenant l’exemple des « concerts-expositions » des XX, Ysaÿe veut développer le concept et proposer des « Jeudis symphoniques ». Le violoniste ajoute, de façon révélatrice, qu’il se sent assez compétent pour assurer la direction de l’orchestre, mais non pour se charger de l’organisation : « Toi seul peux le faire, mon cher Octave. » Ce projet fait également long feu – pour « des raisons matérielles », selon Madeleine Maus.

Franck, d’Indy et Chabrier

La Chorale des XX voit le jour un an après la mort du compositeur liégeois César Franck (1822-1890), dont l’héritage musical est défendu avec ardeur par son ancien élève Vincent d’Indy. Ce dernier est furieux du manque de respect dont a fait preuve le Conservatoire de Paris (où Franck avait enseigné l’orgue) en n’envoyant aucune délégation aux obsèques de son ancien maître. D’Indy exhorte alors Maus à blâmer la direction du Conservatoire dans L’Art moderne, ce qui fut fait. Dans son article, Maus s’indigne de ce qu’aucun membre de la direction n’était présent, « ni le directeur du Conservatoire [Ambroise Thomas], ni aucun professeur, pas même un huissier de salle ! » (L’Art moderne, 23 novembre 1890). Seul Chabrier, un ancien élève de Franck, vient rendre un dernier hommage au compositeur, au cimetière, au nom des étudiants. À Bruxelles, cependant, Les XX consacrent leur premier concert de 1891 à des œuvres de Franck : ce concert commémoratif marque les débuts de la Chorale des XX, qui chante notamment les premières bruxelloises de La Chanson du Vannier et Soleil. Maus, estampillé franckiste par l’écrivain et grand connaisseur de musique français Camille Mauclair, s’évertue à promouvoir ce compositeur d’influence wagnérienne dans son pays natal. Il n’est pas anodin que L’Art moderne ait défini Franck comme « un Jean-Sébastien Bach qui aurait entendu Parsifal » (15 avril 1894).

Vincent d’Indy, l’homme qui partit en guerre contre l’injustice commise à l’encontre de son ancien professeur, joue également un rôle important dans l’histoire musicale des XX et de La Libre Esthétique. Entre 1888 et 1898, il séjourne presque plus souvent à Bruxelles qu’à Paris, et il aide Maus à professionnaliser l’organisation des concerts. Les créations mondiales de ses opéras Fervaal (1897) et L’Étranger (1903) ont d’ailleurs lieu au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles. En 1891, c’est lui qui dirige la Chorale lors du concert consacré à César Franck évoqué plus haut ; et en 1908, La Libre Esthétique organise un festival d’Indy. Ce dernier est alors considéré, notamment par L’Art moderne, comme une des figures de proue de la musique de chambre française, aux côtés de Gabriel Fauré et Alexis Castillon, compositeur moins connu. Rien de surprenant, dès lors, à ce que ces trois messieurs se produisent régulièrement dans les concerts organisés par Maus.

Lors de l’exposition des XX en 1889, c’est déjà d’Indy qui avait dirigé le chœur de femmes – encore composé à l’époque d’étudiantes du Conservatoire –, notamment dans Le ruisseau, op. 22 (1881) de Fauré, avec le compositeur en personne au piano. Cette mélodie sur un texte d’un auteur anonyme parle d’une fleur qui depuis la berge projette son ombre sur un ruisseau. Le cours d’eau implore vainement – par la bouche d’une soliste – l’image de la fleur : il voudrait l’entraîner « vers l’océan profond ». Le gazouillement du piano rappelle le « flot qui passe » et qui réfléchit les contours ondulants du reflet de la fleur. La même année, d’Indy dirige sa composition Sur la mer, op. 32 (1888), accompagné par Théo Ysaÿe, le frère d’Eugène. Le début, assez sombre, évoque un brouillard matinal épais et gris qui flotte sur la mer et la progression silencieuse des bateaux sur la surface noire de l’eau. Quand les premiers rayons du soleil percent la brume, une voix solo célèbre la lumière et la nature, et le chant sombre fait place à des accords éclatants et à un accompagnement tourbillonnant au piano. Mais la joie est de courte durée : la brume évince à nouveau le soleil, et le morceau s’achève comme il avait commencé.

Les liens solides unissant Maus et d’Indy perdureront jusqu’à la fin de La Libre Esthétique : d’Indy en clôturera le tout dernier concert, en 1914, par une exécution au piano de ses propres Tableaux de voyage, avec son ami Maus dans le rôle du tourneur de pages.

Traduction : Brigitte Brisbois

Ce projet de recherche est soutenu par le Fonds Wetenschappelijk Onderzoek – Vlaanderen [Fonds de la recherche scientifique – Flandre].

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