À la rencontre des XX et de la libre esthétique
Épisode II : mélodies
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Au tournant du XXe siècle, les cercles artistiques belges d’avant-garde Les XX (ou Groupe des Vingt, 1883-1893) et La Libre Esthétique (1893-1914) accueillent à bras ouverts, dans leurs « expositions musicales », les compositeurs qui explorent de nouvelles voies très personnelles.
De 1884 à 1914, Octave Maus (1856-1919), l’initiateur visionnaire de ces cercles, et son entourage scrutent l’horizon musical à l’affût de sonorités inédites qui s’accorderaient avec les œuvres d’art avant-gardistes montrées lors des salons annuels qu’ils organisent. Ainsi, la première belge du Quatuor à cordes en sol mineur de Debussy a lieu en 1894 dans la salle d’exposition décorée avec goût de La Libre Esthétique, en plein cœur de Bruxelles ; il s’agit seulement de la deuxième exécution de la pièce, ce concert étant le tout premier exclusivement consacré à Debussy. Mais ce n’est qu’un exemple : ces concerts donneront lieu à un grand nombre de premières marquantes et de débuts mémorables.
L’insatiable soif de nouveauté d’Octave Maus est à l’origine de l’offre musicale riche et variée du Groupe des Vingt et de La Libre Esthétique. Un nom revient cependant très souvent dans les programmes de concert : celui de Gabriel Fauré (1845-1924). À l’instar des membres des XX qui irritent les critiques d’arrière-garde, le compositeur français est considéré comme un trouble-fête par les forces conservatrices du monde musical de son pays. Fauré a beau avoir une quarantaine d’années lorsqu’il se produit pour la première fois en 1888 chez les XX, il défend un art jeune et contemporain à travers sa musique originale tout en délicatesse. Hôte régulier des expositions de Maus entre 1888 et 1906, il est même hébergé à son domicile quand il vient à Bruxelles. Génial « entremetteur » de la vie musicale bruxelloise, Octave Maus présente Fauré au poète symboliste Charles Van Lerberghe, dont le compositeur mettra en musique le recueil Chanson d’Ève en 1904. La cousine de Maus, la peintre Anna Boch (1848-1936), seule femme à faire partie des XX, reçoit également la visite du musicien ; c’est chez elle que Fauré supervisera une répétition du chœur pour son Caligula en 1889 et que son Requiem sera donné en 1906. Il écrira à ce sujet : « On s’y baignait, tant c’était intime et parfait comme exécution. Ça m’a ému moi-même, qui suis cependant blasé sur ce Requiem. »
Chasse aux talents
La Bonne Chanson op. 61 de Fauré est constituée de neuf mélodies sur des textes de Paul Verlaine (1844-1896) tirés de son recueil éponyme. En 1913, ce cycle – « presque toujours incompris » selon Madeleine Maus (1874-1944), l’épouse d’Octave – est interprété pour la première fois dans son intégralité à Bruxelles lors de l’exposition de La Libre Esthétique. C’est un succès : Madeleine se souviendra par la suite du silence attentif qui régnait pendant l’exécution de l’œuvre et des longs applaudissements qui suivirent. La revue L’Art moderne tient des propos élogieux sur la chanteuse de 25 ans qui fait alors ses débuts sous le pseudonyme d’Anne Balguerie (Suzanne Berchut ; 1888-1973), accompagnée au piano par Octave Maus. Selon le critique Charles Van den Borren, Balguerie est, avec toute son intelligence et son sens du beau, une interprète idéale pour ce cycle de mélodies : « La voix de cette jeune artiste est d’un timbre très pur, très prenant et, quand il le faut, très puissant ; sa diction, merveilleuse de limpidité, de simplicité et de noblesse. » (L’Art moderne, 13 avril 1913) Dix ans plus tard, la cantatrice remportera un immense succès et sera même considérée comme l’une des plus grandes chanteuses d’opéra dans la France de l’entre-deux-guerres.
Octave Maus présente également très tôt au public le pianiste Émile Bosquet (1878-1959). En 1897, ce dernier, alors âgé de dix-huit ans et encore étudiant, interprète le Concerto pour trois pianos KV 242 de Mozart aux côtés de Maus lui-même et du tout aussi jeune Henri Stennebruggen. En 1903, Bosquet illustre une conférence de Maus sur l’humour en musique en exécutant des œuvres de Schumann et Chabrier. La même année, il joue le troisième Impromptu de Fauré lors du Salon de La Libre Esthétique, et au cours des années suivantes, il sera encore souvent à l’affiche des concerts : c’est l’un des plus fidèles musiciens de ce cercle artistique. Bosquet, que le violoniste belge de renom Eugène Ysaÿe avait pris sous son aile, remportera par la suite un prix prestigieux à Vienne et enseignera aux Conservatoires d’Anvers et de Bruxelles.
Lekeu et Fabre, mélancolie et simplicité
En 1892, Vincent d’Indy (1851-1931) fait découvrir le compositeur wallon Guillaume Lekeu (1870-1894) au public des XX. Le jeune homme de 22 ans y dirige un fragment pour soprano de son Andromède, une cantate non encore publiée, avec un accompagnement de cordes et de piano écrit tout spécialement pour l’occasion. Cette prestation remporte un vif succès, et l’enthousiasme du public persuade Lekeu de présenter toutes ses compositions futures dans ce cadre. C’est ainsi qu’est créée en 1893, au cours de la dernière exposition du Groupe des Vingt, la remarquable sonate pour violon dédiée à Eugène Ysaÿe, une pièce que celui-ci lui avait demandé d’écrire à son intention après avoir entendu Andromède. Dans son édition du 12 mars 1893, la revue L’Art moderne y voit « la meilleure composition de musique de chambre jaillie du sol belge ». Au programme de ce concert figure aussi la création des Trois poèmes de Lekeu : trois mélodies dont il a écrit à la fois le texte et la musique, à l’instar de ce que son grand modèle, Richard Wagner, avait fait dans ses drames musicaux. Le jeune compositeur dédie « Sur une tombe » à Alphonse de Lamartine, « Ronde » à Paul Verlaine et « Nocturne » à Victor Hugo. Ces mélodies, en particulier la troisième, font mouche, notamment grâce au talent d’Angéline Delhaye, que Lekeu considère comme « une brave et courageuse fille doublée d’une extraordinaire musicienne ». Il avait d’ailleurs fait tout ce qui était en son pouvoir pour qu’elle puisse interpréter sa composition lors de ce concert, malgré l’opposition de sa professeure de chant. Il avait notamment adressé une lettre pleine de détresse à Maus pour solliciter son aide : « Madame Cornélis lui refuse l’autorisation nécessaire, en vous seul est mon espoir ! »
Un an après la mort prématurée de Lekeu en 1894, le musicologue belge Ernest Closson analyse ses Trois poèmes ainsi que sa Sonate pour violon, des œuvres typiques selon lui du style personnel du compositeur. Dans les Trois poèmes, « où sa personnalité [lui] paraît s’affirmer dans tout son éclat », Closson voit un exemple frappant de mélodie, un genre du lied qui postule la liberté dans l’expression du texte, par opposition à la répétition prévisible des chansons strophiques. Une telle liberté met parfois en péril la cohérence musicale, mais ce n’est pas le cas chez Lekeu : dans ces mélodies, Closson relève la présence d’une « atmosphère poétique » englobante et de leitmotive dans l’accompagnement de piano – l’influence de Wagner point à nouveau ici –, qui dotent l’ensemble d’une cohésion particulière à un niveau plus profond sans négliger le caractère dramatique de la mélodie. (Le guide musical, avril 1895) La Libre Esthétique célébrera le dixième anniversaire de la création mondiale de ce triptyque intimiste en le programmant une nouvelle fois en 1903.
Si de nombreux mélomanes connaissent encore le nom de Guillaume Lekeu, celui du compositeur français Gabriel Fabre (1858-1921) est quasiment inconnu aujourd’hui. Il y a une centaine d’années, la situation était tout autre : à un moment où l’approche wagnérienne du rapport entre musique et poésie suscite des discussions dans les salons littéraires, Fabre est une figure en vue. Il fréquente peintres, poètes et sculpteurs, et lors de soirées, il joue au piano des transcriptions de Wagner ainsi que ses propres compositions. La combinaison de simplicité et d’expressivité qui caractérise son œuvre ne tarde pas à attirer l’attention des grands écrivains symbolistes de la fin du siècle, parmi lesquels Maeterlinck, Moréas, Mallarmé et Verlaine ; et ce n’est pas un hasard si son collègue compositeur Pierre de Bréville (1861-1949) laisse entendre en 1898 que si les poètes devaient choisir un seul musicien, ils seraient nombreux à donner le nom de Fabre.
Pareil personnage ne pouvait rester longtemps ignoré de Maus : en mars 1895, Fabre fait sa première apparition aux concerts de La Libre Esthétique à l’occasion de la création bruxelloise de sa Chanson de Mélisande sur un texte de Maurice Maeterlinck (1862-1949) et de Complainte sur un texte du Français Camille Mauclair (1872-1945), un poète mélomane connu au sein de l’avant-garde de la ville. Deux mois plus tôt, lors d’une soirée particulière chez Edmond Picard – cofondateur de la revue L’Art moderne et proche des XX et de La Libre Esthétique –, Octave Maus avait organisé une rencontre entre Maeterlinck et l’étoile montante de la Monnaie, Georgette Leblanc (1869-1941). L’écrivain est tombé sous le charme de la chanteuse, en particulier lorsqu’elle a interprété son texte dans la Chanson de Mélisande de Fabre, avec Maus au piano, « un parfait ami » de la cantatrice. Leblanc et Maeterlinck en viennent à former un couple – et Fabre voit d’un bon œil sa cantatrice préférée et son poète favori se choisir l’un l’autre. Quant à la Complainte, Madeleine Maus la qualifie de « révélation de petits drames en quelques mesures ». Un an plus tard, Fabre lui dédiera son Choral.
Art(iste) nouveau
Le programme du présent concert évoque donc la figure d’Octave Maus en tant qu’autorité sur le plan musical au sein des cercles artistiques qu’il a cofondés et, par extension, dans toute la ville de Bruxelles. Des valeurs sûres telles que Fauré et Fabre acceptaient volontiers ses invitations, tandis que des talents naissants tels que Guillaume Lekeu, Anne Balguerie et Émile Bosquet s’empressaient de saisir les occasions de se produire que leur offrait Maus. Les rencontres qui précédaient et suivaient les concerts jouèrent également un rôle important : c’est par exemple lors de l’une d’elles que germa l’idée de la Sonate pour violon de Lekeu ; de même, la distribution originale du Concert pour piano, violon et quatuor à cordes d’Ernest Chausson – dont la première mondiale eut lieu lors d’un concert des XX – a été imaginée dans le giron du réseau de Maus. L’audace de sa programmation, ses compétences d’organisateur et sa générosité envers les jeunes talents ont fait des XX et de La Libre Esthétique un cadre propice à l’émergence de nouvelles carrières et d’œuvres dignes d’intérêt. Pour reprendre les mots de Camille Mauclair, Maus a bâti « une sorte d’auberge de Candide où son plus grand plaisir était de réunir des talents, de créer des sympathies et de resserrer des amitiés ». (L’Art moderne, 5 novembre 1905)
Traduction : Brigitte Brisbois
Ce projet de recherche est soutenu par le Fonds Wetenschappelijk Onderzoek – Vlaanderen [Fonds de la recherche scientifique – Flandre].