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« Ses yeux se sont fermés avec ceux de Liù »

Le dernier opéra inachevé de Puccini

Eline Hadermann
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7 min.

Turandot est un opéra aux dénouements multiples. En dépit de quatre années d’un travail acharné, jamais Giacomo Puccini et ses librettistes ne sont parvenus à lui donner un finale satisfaisant. À la mort du compositeur en 1924, l’œuvre n’était toujours pas achevée. Qu’est-ce qui a pu l’empêcher de terminer ce qui serait son dernier opéra ? Quelles sont les solutions généralement adoptées pour compenser l’absence de finale ? Comment, enfin, la dernière production de la Monnaie se sort-elle de cette impasse dramaturgique ?

« QUE PENSEZ-VOUS DE GOZZI ? »

« Ma vie est un véritable supplice. Je ne retrouve dans cet opéra ni la passion ni la fougue indispensables à une œuvre de scène pour résister à l’épreuve du temps et perdurer », écrivait Puccini en novembre 1921. Ces propos s’expliquent par la désespérante lenteur et la complexité d’un processus d’écriture qui, dès l’entame, se révéla un véritable casse-tête chinois. Après la première européenne d’Il trittico en 1919, le compositeur peine à trouver un nouveau sujet d’opéra. Il faut dire qu’il place la barre très haut : l’œuvre doit surpasser toutes ses précédentes. Puccini décide de faire appel au librettiste Giuseppe Adami, avec lequel il a déjà collaboré avec succès pour La rondine (1917) et Il tabarro (1918). Celui-ci, à son tour, s’attache les services du dramaturge et journaliste véronais Renato Simoni. Après une longue correspondance concernant une éventuelle adaptation du roman Oliver Twist de Charles Dickens, correspondance dans laquelle un Puccini impatient exhorte ses librettistes à « ne pas l’abandonner » et à écrire de toute urgence quelque chose « qui fasse pleurer le monde », les trois hommes s’accordent enfin sur un sujet au cours d’une réunion éclair à Milan. C’est finalement Simoni qui, quelques heures à peine avant le retour de Puccini à Torre del Lago, proposera Turandot, fable tragi-comique de Carlo Gozzi.

Puccini et ses librettistes
Puccini et ses librettistes

La lecture, dans le train qui le ramène chez lui, d’une traduction italienne de l’adaptation réalisée par Friedrich Schiller, enthousiasme d’emblée Puccini. Fermement décidé, pour ce nouvel opéra, à délaisser les affres du quotidien, le compositeur d’obédience vériste trouve dans la pièce de Gozzi la dose de fantaisie dont il a besoin pour emprunter une nouvelle voie et composer « un Turandot » dans « un esprit moderne ». Il s’ouvre à Simoni de son intention de faire du conte le sujet de sa pièce, précisant aussitôt qu’il faudra selon lui « réduire le nombre d’actes, proposer quelque chose de plus réaliste et, surtout, exalter la passion amoureuse de Turandot, si longtemps étouffée sous les cendres de son orgueil… » (Lettres de Puccini à Adami, 18 mars 1920)

ÉCUEIL DRAMATURGIQUE

Puccini n’a jamais douté de la trame à donner à l’opéra : l’impassible Turandot, celle-là même qui n’hésite pas à faire décapiter ses prétendants de sang-froid s’ils échouent à résoudre les trois énigmes qu’elle leur soumet, va devoir subir une transformation. Pour qu’elle puisse succomber à un amour dévorant pour le prince Calaf, quelque chose doit raviver la tendresse qui sommeille en elle. Or, c’est bien là que le bât blesse. Comment, en effet, rendre crédible la métamorphose de l’impitoyable fille d’empereur en épouse aimante ?

Certes, Puccini a l’expérience de ce genre d’archétype. Mimi, Tosca, Cio-Cio-San : son œuvre compte déjà plusieurs de ces femmes qui, soit avec patience et humilité, soit avec fougue et intensité, sont prêtes à tout par amour. Mais il peine à trouver, dans la froide figure qui donne son nom à la pièce, l’une de ces héroïnes qu’il affectionne tout particulièrement, même si, dès « In questa reggia », l’air d’ouverture qui lui est confié, elle se trouve humanisée, son brutal renoncement à l’amour étant présenté sur le plan psychologique comme une vengeance de son aïeule, jadis enlevée et assassinée par un prince inconnu. Aussi, dès le début du processus de création, Puccini demande-t-il à ses librettistes d’ajouter une « piccola donna » à l’intrigue. Celle-ci ne sera autre que Liù, esclave affectionnée qu’un regard du prince Calaf suffit à faire tomber éperdument amoureuse, et dont le personnage sera investi d’une fonction dramatique essentielle. Puccini propose ainsi, en novembre 1922, d’« accabler Liù de l’un ou l’autre malheur ». Ce qui lui vaut, pour reprendre ses propres termes, de voguer « sur des flots d’incertitude » : « Je ne vois pas trop comment m’y prendre, à moins de la faire mourir dans la scène de torture. Après tout, pourquoi pas ? Sa mort pourrait fort bien aider la princesse à s’ouvrir », écrit-il à Adami.

“It ain't over until the soprano dies”

Les opéras de Puccini n’ont pas le monopole des femmes qui rendent l’âme sur scène. Dans son ouvrage L’opéra ou la défaite des femmes (1979), la critique littéraire féministe Catherine Clément a analysé le sort similaire souvent réservé aux héroïnes lyriques (Liù, Tosca, mais aussi Carmen ou Lucia di Lammermoor), tantôt poussées au suicide par amour pour un homme, tantôt assassinées, tantôt encore confrontées à une vie qu’elles n’ont pas choisie. Un système patriarcal et oppressif dont elles sont les victimes récurrentes, mais qui passe souvent inaperçu auprès du public, bercé comme il l’est par les mélodies émouvantes qui composent la trame sonore de ces destins tous plus horribles les uns que les autres.

Paradoxalement, c’est le personnage de Liù, et par extension son sacrifice, qui empêchera Puccini de trouver une conclusion à la pièce. Pour lui, la soudaine reddition de Turandot doit se cristalliser dans un grand duo bouleversant avec Calaf, duo au cours duquel ces « deux êtres qui se tiennent pour ainsi dire hors du monde [doivent être] transformés par l’amour en êtres humains » (septembre 1924). Un revirement déjà compliqué en soi, mais rendu d’autant plus difficile qu’en lui opposant la chaleureuse Liù, Puccini a poussé Turandot davantage encore dans ses retranchements. Certes, le sacrifice de la douce servante fera, pour la première fois, douter la princesse de ses actes, mais le public lui pardonnera difficilement le suicide de Liù et aura bien du mal à croire en sa soudaine volte-face. Sans parler de la scène des funérailles de Liù, particulièrement impressionnante sur le plan musical. Quel finale pourrait donc la surpasser ?

S’ensuit un laborieux processus de création long de deux ans. Le nombre d’actes passe de trois à deux, puis de nouveau à trois. Inlassablement, Puccini bute contre le même écueil dramaturgique : ce duo au cours duquel Calaf « doit embrasser la princesse de glace pour lui témoigner l’ampleur de son amour » (novembre 1921). On connaît pas moins de cinq versions du livret dans lequel, ébranlée par ce brusque baiser, Turandot s’abandonne à l’amour, pour le plus grand bonheur du peuple : l’héritière du trône a enfin trouvé l’âme sœur ! Le 8 octobre 1924, Puccini fait savoir à Adami qu’il approuve le texte de la cinquième version du duo, ce qui ne l’empêche pas de suggérer aussitôt de nombreux ajustements. Deux jours plus tard, il se fait suppliant :

« Est-il donc vrai qu’il ne me sera pas donné d’achever Turandot ? Nous étions si près de boucler le célèbre duo. Allons, mon cher Adami, faites-moi une faveur (…) et envoyez-moi les paroles dont j’ai besoin… Ne me décevez pas ! »

Le ton désespéré de Puccini se double du grave mal de gorge dont il souffre depuis quelque temps. Dix jours plus tard, une nouvelle inquiétante se répand : le compositeur se rend à Bruxelles pour y suivre une thérapie expérimentale au radium, avec dans ses coffres la partition, alors entièrement orchestrée jusqu’à la procession qui emporte la dépouille de Liù, bien décidé à la terminer sur place. Hélas, comme l’écrit Adami dans son édition de leur correspondance : « Le destin a voulu que Giacomo Puccini ferme les yeux à jamais en même temps que sa petite Liù. »

UNE HISTOIRE SANS FIN

Tonio, le fils de Puccini, Ricordi, son éditeur, et le chef d’orchestre Arturo Toscanini tiennent absolument à ce que le dernier opéra de Puccini soit achevé à titre posthume. Franco Alfano, un compositeur de ses amis qui vient d’écrire un opéra solidement orchestré à l’intrigue exotique (La Leggenda di Sakùntala, 1921), semble tout indiqué pour mener à bien une mission compliquée entre toutes : concevoir, en se basant sur les esquisses laissées par le maître, un finale satisfaisant pour un opéra manifestement destiné à ne pas en avoir.

Et puis, Tristan!

À sa mort, Puccini a laissé quelque 36 esquisses musicales faites de lignes vocales avec accompagnement au piano, de suggestions d’orchestration et de motifs musicaux griffonnés à la hâte. Sur l’un de ces manuscrits, il a couché les mots énigmatiques : « Poi Tristano! ». « Et puis, Tristan ! » – une référence au long duo amoureux composé par Richard Wagner pour Tristan und Isolde ? À une éventuelle « mort par amour » venant délivrer Turandot ? Ou simple rappel adressé par le compositeur à lui-même pour ne pas oublier d’écrire le genre de musique extatique seule capable d’éclaircir le miracle de la transformation ?

Après une première version sévèrement écartée par Toscanini – trop de lui-même, pas assez de Puccini ! –, Alfano composera un deuxième finale considérablement raccourci, considéré aujourd’hui encore comme la version de référence, mais qui fait encore sourciller : si la première version n’offrait aucune issue à l’impasse dramaturgique, cette deuxième partition, plus expurgée, ne permet pas, faute de temps, de développer le personnage de Turandot.

D’autres compositeurs après Alfano s’essayeront à composer un nouveau finale. S’inspirant des esquisses de Puccini, Luciano Berio écrira ainsi en 2001 un finale qui, au lieu de s’achever sur le chœur glorieux et triomphant de « Nessun dorma », se consume à petit feu – une conclusion que Berio trouvait plus en phase avec la mort tragique de Liù. Quelques années plus tard, c’est le compositeur chinois Hao Weiya qui se lancera dans l’aventure en composant, pour l’inauguration du National Centre for Performing Arts de Beijing, un nouveau finale dans lequel Turandot se voit confier un air supplémentaire éclairant son cheminement psychologique. Le Washington National Opera poursuivra sur cette lancée en 2024 : dans une nouvelle production (accompagnée d’un nouveau livret), Turandot confesse que son cruel rituel ne sert pas seulement à venger son aïeule, mais aussi le traumatisme qu’elle a subi à la suite d’un viol. C’est elle-même qui, pour l’occasion, choisit d’embrasser Calaf et de monter sur le trône en triomphatrice.

Quatre finales à la suite : La première version longue de Franco Alfano, suivie de sa deuxième version avec les coupures suggérées par Toscanini et les finales de Luciano Berio et Hao Weiya.

Si la crainte de Puccini de ne pas pouvoir achever son chant du cygne s’est confirmée, Turandot a bel et bien « perduré » et « résisté à l’épreuve du temps ». Aujourd’hui, les maisons d’opéra voient dans l’absence de finale moins un problème qu’une gageure créative leur permettant d’insuffler à chaque fois une nouvelle vie à l’œuvre. La nouvelle production de la Monnaie, située dans le Hong Kong contemporain, ne fait pas exception. Cocktail d’argent, de pouvoir et de violence, Turandot y incarne la fille d’une richissime matriarche qui dirige son empire d’une main de fer. Leur relation mère-fille problématique a durablement marqué la façon dont Turandot conçoit l’amour et laissé de profonds traumatismes, que cette dernière éprouve de plus en plus de mal à supporter. Lorsqu’elle nous entrouvre enfin son univers mental, la frontière entre fiction et réalité s’estompe progressivement au son du deuxième finale abrégé d’Alfano…

Traduction : Grégory Dejaeger