Survivre aux ombres
Ali et les horreurs de la traite des êtres humains
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L’une des séquences les plus marquantes de l’opéra Ali dénonce les abus qui, de nos jours encore, sont monnaie courante en Libye, pays qui sert depuis longtemps de point de transit majeur pour les migrants et réfugiés en quête d’un abri sûr en Europe. Des dizaines de milliers d’entre eux ont déjà vu leurs espoirs anéantis après s’être retrouvés sous la coupe de réseaux criminels et autres milices tirant parti du climat politique qui sévit actuellement dans le pays. Parmi eux, Ali, jeune garçon alors âgé de douze ans. Auteur de recherches sur le sujet depuis quinze ans, le journaliste d’investigation Mahmoud Elsobky a eu l’occasion d’interroger de nombreux témoins. Dans cet article, il décrit le modus operandi des passeurs ainsi que le bilan humain de leurs pratiques.
Entièrement tributaire des desiderata de ceux qui orchestrent chaque étape de son périlleux voyage, dont une marche de trois jours à travers le désert soudanais, Ali arrive dans le district de Koufra, en Libye. S’il s’imaginait encore que ses guides n’avaient d’autre préoccupation que sa sécurité, l’adolescent doit bien vite déchanter : il est enfermé sur-le-champ dans une sorte d’entrepôt en compagnie de quatre ou cinq cents autres migrants. La plupart de ces bâtiments mal aérés sont situés dans la région de Tazirbou, en plein désert libyen, à l’abri des regards indiscrets et protégés par des policiers corrompus de mèche avec les passeurs. Ils peuvent accueillir des centaines, parfois un millier de migrants contraints de partager une ou deux toilettes et éventuellement quelques douches.
Depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011, la Libye est un pays gangréné par l’instabilité politique, où factions et milices rivales s’efforcent de combler le vide du pouvoir et de se partager le butin économique. Dans ce contexte de corruption et de faible application de la loi, les trafiquants d’êtres humains qui ont amené Ali là estiment qu’il est temps pour eux d’empocher l’argent. Dirigés par des personnages tristement célèbres comme Kidane, Abdelrazak, Ermias ou Abdelsalam, ces réseaux criminels profitent de la situation désespérée des migrants pour leur proposer des moyens de transport et de l’aide supplémentaire à un coût exorbitant, mais aussi pour leur infliger les pires sévices : détention arbitraire, agressions physiques, violences sexuelles, torture, etc.
À son arrivée à Koufra, Ali est immédiatement amené devant le chef de la bande, Walid, également connu sous le nom de Tewelde Goitom, sans doute son vrai nom. Avide de maximiser ses profits, Walid trie les migrants selon leurs capacités et leur nationalité. Chaque nationalité vaut son prix. « Les Somaliens bénéficient d’un traitement à part », m’explique Ali. Ils sont souvent détenus contre rançon, tandis que les ressortissants de pays comme la Guinée sont soumis à des pratiques abusives telles que le travail forcé dans des fermes ou sur des chantiers de construction généralement aux mains de personnes pouvant se prévaloir de bons contacts avec la police et l’armée et qui font de leurs victimes de véritables esclaves. Ceux qui ont une certaine facilité de parole ou parlent plusieurs langues sont enrôlés comme traducteurs. Ali se souvient ainsi d’un épisode troublant impliquant un Somalien arrivé après lui dans l’entrepôt. En difficulté financière et soucieux de se protéger, le garçon avait avoué maîtriser l’arabe. « Il s’est aussitôt retrouvé à jouer un rôle pénible d’intermédiaire entre les passeurs et leurs victimes, et fut même contraint d’infliger des blessures à ses compatriotes somaliens. » Malheur également au migrant qui affirme avoir un parent en Europe. « Il ne faut jamais dire ça, sinon ils pensent que tu es riche et tentent d’en profiter. Je connais des gens qui ont dû débourser quatorze, seize, et même dix-sept mille euros. En mer, j’ai rencontré quelqu’un qui avait dû passer trois fois à la caisse. »
Walid fait savoir à Ali et à ses amis qu’ils lui doivent 6 000 dollars US pour les avoir conduits jusqu’en Libye, et 3 300 dollars supplémentaires s’ils veulent traverser la mer pour rejoindre l’Europe. Ceux qui ne paient pas seront soumis à la torture.
Ce ne sont pas là des menaces en l’air, comme Ali et ses compagnons d’infortune s’en rendront bien vite compte. L’entrepôt dans lequel ils sont retenus fonctionne selon un horaire fixe : à six heures du matin, les migrants sont tenus de se présenter devant Wali pour appeler leur famille. Disposés en file indienne, ils doivent téléphoner chez eux à tour de rôle pour demander de l’argent. Walid leur inflige alors de tels coups qu’ils se mettent à hurler, une forme de chantage particulièrement cruelle pour leurs proches à l’autre bout du fil. La mère d’Ali a beau tenter d’apaiser Walid en disant qu’elle paiera mais qu’elle a besoin de temps pour rassembler la somme, rien n’y fait : Ali sera contraint de se soumettre à ce rituel trois fois par jour jusqu’à ce que la rançon arrive.
Encore n’est-ce là qu’une des épreuves que le jeune garçon sera amené à vivre durant sa détention. « Pendant des mois, nous avons vécu avec un morceau de pain et un verre d’eau par jour », explique-t-il. La mauvaise alimentation, les conditions insalubres et les nuées d’insectes entraînent toutes sortes de maladies cutanées, respiratoires et autres, dont la tuberculose. Sans parler, bien sûr, de l’impact psychologique d’un séjour prolongé dans des conditions aussi épouvantables. Les passeurs exigent des sommes exorbitantes pour libérer les détenus, et nombre d’entre eux croupissent en captivité. « Ceux qui ne paient pas restent là une éternité », me confie un autre survivant*. « Pas de médicaments, aucun traitement. Beaucoup tombent malades, certains meurent. »
Le sort des femmes est particulièrement pénible. De nombreuses survivantes avec qui j’ai pu m’entretenir confirment avoir été violées par Walid et ses complices – avec, parfois, une grossesse à la clé – avant d’être revendues à un autre passeur. Selon une pratique documentée par l’ONU et l’organisation Save the Children, certaines femmes et filles consentent également à s’acquitter des frais de voyage contre la promesse de rembourser leur dette en travaillant une fois en Europe. Mais dès qu’elles arrivent à destination, la dette est convertie en travail forcé, bien souvent la prostitution, pendant une période de trois ans ou plus. Les femmes nigérianes constituent un de ces groupes cibles qui peuplent le milieu de la prostitution en Europe.
Même lorsqu’ils parviennent à s’échapper de l’entrepôt dans lequel ils sont retenus, les migrants ne connaissent jamais la sécurité en Libye. Deux d’entre eux m’ont ainsi affirmé que le chauffeur du taxi qu’ils avaient emprunté avait téléphoné à quelqu’un pour lui faire savoir qu’il avait embarqué « deux chèvres ». Son but n’était autre que de les enlever pour les revendre à un passeur. Heureusement, se rendant compte à temps de ses intentions, les deux hommes avaient réussi à prendre la fuite. Un sort semblable attend les personnes interceptées par les autorités libyennes, sur terre comme en mer.
L’Union européenne a été critiquée pour les accords qu’elle a conclus avec les garde-côtes libyens en vue d’empêcher les migrants de franchir la Méditerranée. Ainsi que le souligne un rapport de Human Rights Watch intitulé No Escape from Hell, les institutions et États membres de l’UE ont consenti de fortes sommes pour renforcer les capacités du gouvernement d’accord national (GNA) établi à Tripoli, l’une des deux autorités rivales en Libye. Ces fonds servent principalement à renforcer la capacité du GNA à intercepter les bateaux quittant la Libye, à arrêter les personnes se trouvant à bord et à renvoyer celles-ci dans des centres de détention, où elles sont enfermées dans des conditions épouvantables en échange de gains financiers et d’influence politique.
Les auteurs face à la justice
Le 6 juin 2018, le Conseil de sécurité de l’ONU a pris des mesures contre les individus responsables de ce cycle de violence. Abd Al Rahman Al-Milad, également connu sous le nom d’Al Bidja, a été identifié comme étant le chef de l’unité régionale des garde-côtes à Zaouïa, dans le nord-ouest de la Libye, et placé sur la liste des sanctions pour son implication dans les violences commises contre des migrants et des passeurs. Mohammed Kachlaf, connu sous le nom de Qasab, a également été incriminé pour son rôle dans la facilitation des activités illicites menées par Bidja en rapport avec le trafic de migrants.
Arrêté en Éthiopie, son pays natal, en 2021 et condamné à dix-huit ans de prison, Walid a été extradé vers les Pays-Bas, où il est désormais également jugé pour ses crimes.
Enfin, au bout de sept mois, la mère d’Ali parviendra, en vendant le lopin de terre familial, à récolter l’argent nécessaire à la libération de son fils, qui sera maltraité jusqu’au dernier jour. Avril 2024 : alors que le Parlement européen adopte son nouveau pacte sur la migration et l’asile, un texte qui, selon de nombreux experts en migration et ONG, aura des conséquences désastreuses pour les réfugiés aux frontières de l’Europe, l’histoire d’Ali offre un poignant plaidoyer en faveur d’un changement de politique.
*Le véritable nom des témoins et les détails qui permettraient de les identifier ont été modifiés ou omis afin de préserver leur anonymat.
Traduction : Grégory Dejaeger