L’abécédaire du Ring
De Nibelungen à Zukunftsmusik
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Comment aborder une œuvre aussi monumentale que le Ring des Nibelungen ? En se plongeant dans notre glossaire wagnérien. Dans cette deuxième partie, découvrez l’opéra préféré de Richard Wagner, son opinion sur l’art et le genre, son lien avec Adolphe Sax et autant d’arguments en faveur que contre le compositeur.
N
Nibelungen
Qui sont donc ces Nibelungen qui ont donné son nom à la célèbre « passe de quatre » wagnérienne ? Tant l’étymologie que la genèse narrative de ce clan, qui puise ses racines dans la mythologie à la fois germanique et nordique, se perdent dans la brume des temps. Dans sa forme la plus ancienne, le nom ferait référence aux Gibichungs, la dynastie royale du peuple burgonde qui s’implanta dans la région du Rhin moyen au Ve siècle et dont le Nibelungenlied médiéval fera les occupants d’un monde fantasmagorique où nains et géants sont impliqués dans le vol de l’or du Rhin, et où figurent même un anneau magique et un trésor maudit. Sous la forme « Nybling » ou « Nibling », il trouve également écho dans le Lied vom Hürnen Seyfrid, une épopée du bas Moyen Âge rapportant les aventures de Siegfried, héros élevé par un forgeron, à la peau telle une armure et pourfendeur de dragon à ses heures. Ces traditions narratives, Wagner non seulement les reprend à son compte, mais il se permet même d’en rajouter une couche : dans le Ring, les Nibelungen sont ces nains logeant dans de sombres cavernes, adroits chercheurs d’or autant qu’habiles forgerons, mais aussi, et surtout, architectes d’un anneau qui engendrera plus de calamités encore qu’un paquet-surprise signé Pandore.
O
Optique magique
La chose ne se discute même pas, un Ring sans effets spéciaux est tout simplement impensable. Du pain béni pour Wagner, qui considérait la scénographie et le recours aux artifices comme autant d’éléments indispensables à son métavers. S’il ne faut pas chercher en lui l’inventeur des trucages optiques – l’opéra baroque regorgeait déjà de machineries colossales et autres artifices techniques : dieux en lévitation, orages rugissants ou navires sombrant à travers le plancher de la scène –, Wagner a toutefois – aidé, il est vrai, de Carl Brandt, son fidèle machiniste –, ouvert la porte vers une ère nouvelle. Brandt était un spécialiste des tours de passe-passe. Fumée, vapeur, brouillard, éclairage (électrique), lanternes magiques et même deux chaudières de locomotive : son imagination ne connaissait aucune limite dès lors qu’il s’agissait d’effectuer des changements de scène complexes sans avoir à fermer le rideau. Il fit même installer un dragon mécanique pour représenter Fafner ou, pour figurer les jeux d’eau du Götterdämmerung, des baquets savamment dissimulés et tout un système de pompage permettant de simuler les flots aquatiques, sirènes en prime. Là résidait la magie de Bayreuth : dans l’irréel et le chimérique, dans la poésie de l’illusion.
P
Posse
« J’adore la musique de Wagner. Elle est si bruyante que l’on peut parler tout le temps sans que les autres puissent entendre ce que l’on dit. » N’en déplaise à Oscar Wilde, qui mit ces propos d’un goût douteux dans la bouche de Dorian Gray, Wagner comptait de nombreux fans. Subjugués par l’onde de choc que provoqua sa musique, beaucoup de ses pairs, parmi lesquels César Franck, Anton Bruckner, Ernest Chausson, Jules Massenet, Richard Strauss ou Gustav Mahler, se laissèrent emporter par la « Wagnermania ». D’autres admirateurs moins illustres vinrent gonfler les rangs des diverses « sociétés Wagner » qui se mirent bientôt à pousser comme des champignons ; rien qu’en Allemagne, l’Allgemeiner Richard-Wagner-Verband comptait déjà pas moins de deux cents annexes à la fin du XIXe siècle. La Belgique, elle aussi, joua un rôle-clé dans l’histoire du culte wagnérien : c’est en 1871 – avant la mort du compositeur, donc – qu’est ainsi fondé à Bruxelles le Comité belge du Patronat de Bayreuth (rebaptisé plus tard Comité belge de l’Association wagnérienne universelle), qui deviendra l’une des confréries les mieux organisées hors d’Allemagne. Aujourd’hui encore, avec divers cercles, groupes d’amis et sociétés de part et d’autre de la frontière linguistique, le compositeur bénéficie chez nous d’un engouement jamais démenti.
Q
¿Qué?
Wagner jonglait aussi bien avec les mots qu’avec les sons. C’est pourquoi, contrairement à la plupart des compositeurs, il écrivait lui-même ses livrets. Sa signature ? Des vocables imaginaires à mi-chemin entre l’onomatopée et le néologisme. Le Ring regorge de ces mélodieuses extravagances. Les Filles du Rhin, par exemple, se laissent aller à des « Weia ! Waga !... Wagala weia ! Wallala weiala weia ! » et autres « Heiajaheia ! Heiajaheia ! Wallalalalala leiajahei ! », tandis que Brünnhilde y va de ses « Hojotoho ! Heiaha ! », et que Siegfried fredonne « Hoho ! Hoho ! Hohei ! Hohei ! Hoho ! » en forgeant pour se donner du cœur à l’ouvrage. Vocalises mûrement réfléchies et inspirées de véritables mots, à en croire Wagner ; langage enfantin, selon ses détracteurs. La source présumée de tout ce charabia ? Der Freischütz (1817), chef-d’œuvre de Carl Maria von Weber et opéra préféré de Wagner, dans lequel Weber introduit une variante intéressante du bel canto italien : au lieu de suspendre d’interminables guirlandes de notes à une seule et même syllabe, il étire des mélodies sur des bribes de mots. Du jamais vu à l’époque, un truisme aujourd’hui. C’est bien connu aujourd’hui, un bon « lalala » fait toujours son effet.
R
Révolution
Si l’idéal wagnérien d’un art allemand sophistiqué pêchait sans doute par ambition, le compositeur avait toutefois la ferme conviction qu’un tel art illuminerait le peuple. Dans Die Kunst und die Revolution (1849), il déclare que ce « véritable art nouveau » ne pourra naître qu’à la condition de détruire d’abord « tout ce qui est ancien ». Non dénué de penchants prophétiques, l’homme se sentait vocation à grimper sur les barricades, à libérer l’art de l’emprise de la spéculation capitaliste et à en restaurer les facultés transformatives. Aussi Wagner chercha-t-il son salut dans une expérience totale englobant texte, musique et mise en scène, à l’exemple du théâtre grec antique. Le Ring fut pour lui l’occasion de convertir ce modèle théorique en pratique musicale. En ce sens, la tétralogie représente une déclaration de principe à la fois artistique et idéologique qui, à travers les mailles du domaine des fables, laisse transparaître une réalité pour le moins décousue.
S
Sax
On ne peut parler de Wagner sans évoquer l’orchestre. Le compositeur passa le moindre millimètre de chaque corde, de chaque pavillon au peigne fin, en quête de couleurs et de textures. Il fit même construire pour le Ring un nouvel instrument : le tuba wagnérien, sorte de chaînon manquant entre le cor et le trombone. Wagner n’écrivit pas moins de quatre parties pour un duo en stéréo, impliquant deux euphoniums accordés en si bémol et deux tubas basses en fa. C’est, dit-on, en 1854, alors qu’il composait Das Rheingold, qu’il avait pour la première fois rêvé de cet instrument à cuivres aux sonorités hautes et héroïques. Une invention dont Wagner, toutefois, ne porte pas l’entière paternité : il est plus que probable qu’il se soit inspiré des instruments qu’il avait aperçus dans l’atelier parisien du facteur belge Adolphe Sax. Une lettre de Wagner dans laquelle il mentionne explicitement « les instruments de Sax » apporterait la preuve définitive que le tuba wagnérien n’est autre que le cousin du saxhorn. On ignore qui se chargea finalement de confectionner les instruments dessinés par Wagner, tout comme on ignore ce qui est arrivé aux originaux depuis leur dernière apparition à Bayreuth en 1939.
T
Tétralogie
La coïncidence n’existe pas dans l’univers de Wagner. L’ampleur même du Ring n’est autre qu’une stratégie délibérée visant à réfuter l’idée selon laquelle l’opéra ne serait rien qu’un simple divertissement léger. Le compositeur éprouva toutefois quelques difficultés à convaincre son public de la chose, en témoigne le contraste entre l’accueil élogieux reçu par Rienzi, der Letzte der Tribunen, une œuvre de jeunesse, et celui que connurent ses travaux suivants, Der fliegende Holländer et Tannhaüser. La tiédeur réservée à ce qu’il considérait comme une étape logique dans son développement artistique accabla véritablement Wagner : « Je n’écrirai plus jamais d’opéras », jure-t-il dans Eine Mitteilung an meine Freunde (1851). « Dorénavant, je nommerai mes œuvres des drames. » Toujours dans le même essai, il évoque pour la première fois son concept révolutionnaire pour le Ring : « J’ai l’intention de proposer un mythe en trois drames complets, précédés d’un prélude élaboré... et un jour, lors d’un festival spécialement organisé à cet effet, je présenterai ces trois drames ensemble avec ce prélude. » La prophétie est devenue réalité, la réalité est devenue légende.
U
Urtext
Wagner semble également s’être concocté les plus beaux mythes le concernant : son allégation selon laquelle le texte et la musique de ses opéras auraient été créés simultanément, par exemple, ne tient pas debout. Chacune des parties du Ring revêtait à l’origine la forme d’un « texte primitif » en prose qui fut modelé et remodelé jusqu’à obtention d’une version définitive en vers. Viennent ensuite seulement des esquisses musicales sur une portée simple et une partition entièrement instrumentée. Wagner regrettera amèrement ne pas s’être donné la peine de rédiger une ébauche orchestrale pour Die Walküre : le travail de composition s’éternisant, il ne parvenait plus à déchiffrer ses anciennes notes et fut contraint de recommencer à zéro. Il adoptera dès lors une approche différente à partir de Siegfried, travaillant acte par acte, des premiers gribouillis au résultat final. Les manuscrits originaux reposent aujourd’hui dans des collections privées et publiques en Europe et aux États-Unis, la plupart étant conservés à la Nationalarchiv de la Richard-Wagner-Stiftung à Bayreuth. Les superbes exemplaires de Das Rheingold et Die Walküre, autrefois en possession du roi Louis II de Bavière, furent offerts à Hitler en 1939 pour son cinquantième anniversaire. On pense qu’ils ont été perdus en 1945, même si le mythe selon lequel ils réapparaîtront un jour refait régulièrement surface.
V
Véritable marathon
Des recherches récentes l’ont montré, notre capacité d’attention va en diminuant : tweets, likes, shares et autres tiktokeries sont autant des raisons qui expliquent notre incapacité croissante à rester concentrés longtemps. Un minimum d’entraînement semble donc indiqué pour qui veut se frotter au Ring de Wagner, ce « festival scénique en un prologue et trois journées » dont la durée totale se situe entre quinze et vingt heures, à raison de deux heures et demie à cinq heures par opéra. C’est une critique récurrente : ce diable d’homme avait-il donc réellement besoin d’autant de notes ? Gardons-nous toutefois d’y voir une simple logorrhée musicale. Si les opéras qui composent le Ring ont été conçus comme les événements d’une journée entière – pauses-repas et rafraîchissements compris –, c’est simplement parce que la complexité de l’histoire, l’emploi de leitmotive et le flux ininterrompu du récit exigeaient une certaine envergure narrative. Vous n'êtes toujours pas convaincu ? Ne dites pas « Ça dure encore longtemps ? », mais « Et si on se faisait la série complète ? », façon Netflix.
« Wagner a de beaux moments,
mais de fichus quart d'heures. »
Gioachino Rossini
W
Wagnérisme
Wagner était, paraît-il, ravi à l’idée que son ombre puisse s’étendre bien au-delà de sa frêle silhouette. Son héritage est devenu la toile sur laquelle le wagnérisme – ce mouvement culturel et intellectuel qui culmina à la fin du XIXe et au début du XXe siècle –, allait remettre en question la plupart des grandes thématiques, tendances sociales et idées artistiques. Dans notre pays, le wagnérisme a germé dans la foulée d’une représentation de Lohengrin à la Monnaie en 1870. Le public connaissait déjà l’œuvre de Wagner, qui, une décennie plus tôt, avait été invité à se produire comme chef d’orchestre dans le temple bruxellois de la musique. Tandis que la scène lyrique parisienne persistait dans sa phobie de Wagner, la Monnaie devint le havre obligé de la première francophone de ses opéras, la maison montant pour la première fois un Ring complet en 1903. La tétralogie fit les délices de nombre d’artistes belges de premier plan, tels Fernand Khnopff, Constantin Meunier, Maurice Maeterlinck, James Ensor ou Emile Fabry. En fondant le groupe L’Art Monumental, ce dernier se fit l’écho du dessein wagnérien d’« élever l’âme des masses » et laissa même, avec ses peintures ornant l’Escalier d’honneur de la Monnaie, un souvenir impérissable de la ferveur des adeptes belges du compositeur.
X
XX/XY
Les théories esthétiques de Wagner s’ancraient dans une conception traditionnelle du genre. Le texte était ainsi, selon lui, la graine qui sert à féconder la musique. La position du compositeur en matière de genre reflétait l’idée alors prévalente selon laquelle l’homme, en sa qualité d’être agissant, occupait dans la hiérarchie biologique et sociale un rang plus élevé que celui de la femme, perçue comme une créature passive. Ce qui n’empêche pas certaines féministes d’avoir donné de son travail une interprétation totalement opposée, arguant que, bien souvent, ce sont les personnages féminins qui s’y activent à rétablir l’ordre, là où les hommes sont plutôt source de chaos. Wotan, par exemple, se fait régulièrement passer un savon en règle par son épouse Fricka, tandis qu’Erda, la mère nourricière, parvient, par son omniscience, à surclasser les dieux. Quoi qu’il en soit, les idées de Wagner en fait de sexe peuvent pour le moins être qualifiées de « discutables » : il admirait la femme dans la mesure où elle se sacrifiait pour l’homme par amour aveugle – ce qui se produit avec une belle régularité dans le Ring. La palme #MeToo revient toutefois à Brünnhilde, l’intrépide guerrière qui n’hésitera pas à supprimer sa brute de paternel de la liste de ses amis et neutralisera l’anneau avant de finir tout de même sur le bûcher.
Y
Yuck & Yawn
Comme le dit l’adage, on ne peut pas plaire à tout le monde. Bâillements, roulements d’yeux, jurons étouffés et autres fulminements bruyants se manifestent ainsi parfois pendant le Ring. Wagner ne semble guère s’être préoccupé du caractère polarisant de son œuvre, laquelle, outre des hordes de fanatiques, lui valut également de féroces détracteurs. Le plus illustre d’entre eux fut sans doute le critique musical et philosophe Eduard Hanslick, avocat de la « musique pure », qui considérait les qualités intellectuelles d’un Brahms bien supérieures au sentimentalisme gratuit servi par Wagner. Nietzsche, pourtant son meilleur ami au début, critiqua vivement les sympathies chrétiennes et les penchants antisémites de Wagner. Il en va de même pour Heinrich Porges, qui aida certes le compositeur à rédiger son autobiographie, mais fut profondément déçu par ses aberrations idéologiques. Parmi ses confrères, le plus notoire de ses opposants fut Camille Saint-Saëns, qui exprima son dégoût pour le style « excessif » de Wagner en quittant la salle après le prélude lors de la première de Tristan und Isolde.
Z
Zukunftsmusik
Le génie créatif de Wagner affichait un débit prodigieux : on lui doit ainsi chaque note, chaque parole du Ring, chaque détail de la mise en scène et des costumes. Pour Wagner, la musique du futur n’était autre que le Gesamtkunstwerk, un idéal selon lequel la convergence de toutes les facettes de l’art théâtral devait engendrer une expérience véritablement transformatrice. Des innovations musicales telles que le leitmotiv ou l’Unendliche Melodie n’étaient que de simples pions sur l’échiquier sur lequel les idéaux wagnériens luttaient contre les conceptions traditionnelles de l’opéra. L’avenir imaginé par Wagner, n’est autre que nous aujourd’hui. Sa recette d’une Zukunftsmusik aura-t-elle finalement résisté à l’épreuve du temps ? Avouons-le, Wagner reçoit encore rarement en 2023 les honneurs de la scène, à l’exception peut-être de quelques grosses maisons pouvant faire venir une demi-armée pour accomplir le miracle du Ring. Mais lorsque c’est le cas, l’important est d’en être. Car le Ring est une œuvre de toutes les époques, une allégorie universelle qui, comme tout grand art, est aussi contemporaine qu’intemporelle.
Traduction : Grégory Dejaeger