Qui est Cassandre ?
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‘Caught forever in these words of madness.
Trapped by pens in the minds of men.’
—Cassandra (Scène 7)
Dans l’une des scènes les plus surprenantes de Cassandra, le premier opéra de Bernard Foccroulle, l’héroïne, issue de la mythologie, s’attarde dans la bibliothèque des morts. Elle constate avec résignation que les livres qui l’entourent ne racontent pas toute son histoire. Mais, en fait, qui est Cassandre ? Qui est cette femme, dont le don de prédiction et la malédiction qui la frappe ont captivé l’imagination de nombreux auteurs, et dont le souvenir se perpétue aujourd’hui au travers de nombreux récits – et même dans un nouvel opéra ?
Caught forever in these words of madness …
Cassandre est l’une des filles de Priam, roi de Troie. Prêtresse, elle consacre sa vie au dieu Apollon. Dans les versions les plus anciennes et les plus répandues du mythe, Apollon tombe amoureux d’elle et, pour gagner ses faveurs, lui octroie le don de prédire l’avenir. Toutefois, lorsque Cassandre rejette ses avances, sa colère n’a pas de limite. Personne, pas même Apollon lui-même, ne peut défaire un don divin, mais en lui crachant dans la bouche, il parvient à la maudire : personne ne croira jamais plus les prédictions de Cassandre.
Dans sa tragédie Agamemnon, Eschyle donne l’impression que c’est surtout à elle-même qu’elle doit cette malédiction. Lorsque le chœur lui demande pourquoi elle prononce des mots incompréhensibles, son langage devient soudain clair : « C’est Apollon qui me fait parler ainsi… Il s’est battu pour mon amour… Je le lui avais promis – je me suis refusée à lui... Depuis que je l’ai trahi, plus personne ne me croit. » D’autres versions du mythe entretiennent le doute sur ce prétendu manquement à la parole donnée (Cassandre aurait-elle vraiment demandé une telle contrepartie ?), et suggèrent même qu’elle possédait son don divinatoire avant de rencontrer Apollon.
Selon les épopées et les tragédies de la Grèce et de la Rome antiques, la malédiction a coûté cher à Cassandre et à son peuple pendant la guerre de Troie. En vain, elle a prédit que le mariage de Pâris avec la Grecque Hélène mettrait le feu à la ville, en vain elle a averti qu’il ne faudrait pas laisser entrer le gigantesque cheval de bois qui se présenterait devant les portes de la cité troyenne, ultime ruse des Grecs. D’après Virgile, Cassandre prédit le malheur en criant, comme en transe. C’est également ce qui la caractérise dans les tragédies qui relatent son destin après la guerre. Ainsi, dans Les Troyennes, Euripide raconte comment Cassandre et sa mère Hécube sont emmenées l’une après l’autre. L’enlèvement de Cassandre est particulièrement violent : après l’avoir agressée, le héros grec Ajax la traîne par les cheveux hors du temple d’Athéna, avant que le roi mycénien Agamemnon ne l’emmène dans son royaume. Cassandre, qualifiée de « possédée » et de « folle » par plusieurs personnages de la tragédie d’Euripide, ne regrette pourtant pas son sort et, à la surprise générale, appelle à la danse, avant de prédire confusément comment Agamemnon et elle-même mourront lors de leur arrivée à Mycènes :
« Si Dieu existe, je deviens une calamité pour le célèbre Agamemnon – pire qu’Hélène : je le tue. J’extermine sa famille… L’horreur… non. Je ne dis rien de l’horreur. Pas un récit sur la hache qui va me transpercer la gorge (et celle d’un autre). »
Cette prédiction se réalise dans l’Agamemnon d’Eschyle et celui de Sénèque, tragédies qui se concentrent sur le meurtre du roi. En effet, une fois de retour, c’est une épouse vengeresse qui attend ce dernier, car elle n’a pas oublié qu’il avait sacrifié leur fille Iphigénie pour que le vent lui soit favorable pour se rendre à Troie. Clytemnestre va maintenant sacrifier Agamemnon – et avec lui sa nouvelle esclave. Lorsque Cassandre pose le pied à Mycènes, elle prédit sa propre fin, imminente, telle une démente, qui « défaille », « dont tremble le cou vacillant », « sous l’emprise d’une rage folle » – selon Sénèque. Si sa propre mort est claire dans l’esprit de Cassandre, sa prédiction n’est jamais prise au sérieux par les spectateurs de la tragédie. En effet, dans la version d’Eschyle, le chœur réagit avec confusion, disant qu’il ne la comprend pas, et énonce à nouveau la malédiction tragique qui accablera Cassandre jusqu’à la fin de ses jours : « Nous savons que tu peux prédire, femme. Mais nous ne voulons pas entendre ta prédiction ».
… trapped by pens in the minds of men.
Dans les versions modernes du mythe, cette caractérisation stéréotypée qui qualifie Cassandre de femme délirante et d’oracle s’atténue progressivement, tandis que le « refus d’entendre » des spectateurs est mis plus en évidence.
Par exemple, le roman A Thousand Ships (2019), dans lequel l’écrivaine britannique Nathalie Haynes raconte la guerre de Troie du point de vue de tous les personnages féminins, nous présente une Cassandre beaucoup plus sereine. Dans cette version, Cassandre ne crie pas mais chuchote, principalement par crainte des réactions de sa famille. Mais cela s’avère injustifié : pas une seule fois, lorsqu’elle murmure l’une de ses visions, jamais personne ne prête attention ou fait mine de l’écouter. Et lorsque sa prédiction se réalise malgré tout, Haynes évoque clairement l’indifférence propre aux Troyens : « D’une manière ou d’une autre, ils ont tous oublié que Cassandre leur avait prédit et se sont persuadés qu’elle avait affirmé tout autre chose. »
Dans son adaptation populaire, Troy, Stephen Fry pousse cette idée à son paroxysme. Dans la célèbre scène où les Troyens hésitent à accepter le cadeau du cheval de bois, le débat se poursuit calmement, comme si Cassandre n’était pas en train de crier que le contenu du cheval allait se déverser et assurer la destruction de leur ville. Aucun regard, haussement de sourcils ou autre réaction ne lui sont accordés. La touche féministe est aussi présente chez Fry, puisque lorsqu’Apollon veut attenter à la beauté de Cassandre, elle répond : « Non ! Je ne suis pas d’accord ! », avec une fermeté digne du XXIe siècle.
L’évolution de Cassandre, à travers la littérature classique – d’une figure tragique et hystérique à une femme qui va tenter ensuite de se réapproprier son destin – puis de la prise de conscience du regard masculin qui l’a historiquement dominée, a également inspiré l’équipe artistique de Cassandra. « Dans certaines sources classiques, Cassandre n’est pas crue parce qu’elle est réputée folle ; dans d’autres, elle semble simplement parler une langue étrangère », explique le dramaturge Louis Geisler. « Quoi qu’il en soit, c’est toujours elle qui est blâmée, taxée d’hystérie ou encore d’impudeur, simplement parce qu’elle ose prendre la parole. Dans une sorte de déni collectif, ses interlocuteurs ne veulent pas l’entendre et encore moins la comprendre, peut-être parce qu’au fond d’eux-mêmes, ils sentent que ses prédictions sont justes. »
En outre, l’équipe de production a établi des parallèles avec les jeunes activistes écologistes d’aujourd’hui, qui sont en majorité des femmes. Elles aussi voient généralement leurs appels à l’action rejetés, sous prétexte d’hystérie féminine et de naïveté juvénile. Compositeur, librettiste, metteure en scène et dramaturges ont transposé cette tragédie dans notre monde contemporain en créant le miroir moderne de Cassandre : la climatologue Sandra, qui fait du stand-up pour exprimer la gravité de la situation climatique. Avec humour, elle tente de se faire entendre et d’être crue, mais surtout d’inciter les gens à agir. Lorsque la malédiction qui frappe Cassandre semble également peser sur la vie de Sandra et que leurs destins menacent de coïncider, nous assistons à une ultime rencontre entre les deux femmes – au-delà des frontières du temps, de l’espace et de la véracité. Là, l’apparition de Cassandre la pousse à réaliser que Sandra, libérée des dieux, a tout ce qu’il faut pour faire la différence.
« Mais à présent, Sandra... il n’y a pas de dieu pour cracher dans ta bouche. Non, personne, jamais, ne te privera de ta voix. »
Ce faisant, Cassandre s’adresse non seulement à son homologue moderne, mais aussi à chacun d’entre nous. Avec le message selon lequel, en 2023, nous avons encore la possibilité de nous attaquer aux problèmes climatiques actuels et futurs, l’opéra Cassandra ajoute une dimension supplémentaire au personnage mythologique sur lequel il est basé : désormais, Cassandre incarne non seulement la tragédie, mais aussi l’espoir que sa malédiction peut encore être brisée.
Sources
- Virgile, Publius Maro. L’Énéide, traduit par D’Hane-Scheltema. 2012, Athenaeum – Polak & Van Gennep.
- Sénèque, Lucius Annaeus. Agamemnon, traduit par Piet Schrijvers. 2015, Historische uitgeverij Groningen.
- Euripide. « Les Troyennes », extrait de Les Grecs : La guerre. Traduit par Johan Boonen. 2016, Bebuquin.
- Eschyle, « Agamemnon », extrait de Les Grecs : La guerre. Traduit par Johan Boonen. 2016, Bebuquin.
- Haynes, Nathalie. A Thousand Ships. 2021, Picador.
- Fry, Stephen. Troy. 2021, Chronicle Books (E-book).