Gogol ou l’utilité du bronzage intégral
Johan de Boose
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On est loin d’avoir dit le dernier mot sur l’auteur du Nez. Après avoir lu l’original en russe, Johan de Boose s’est essayé à l’écriture d’un texte à la Gogol. De ce texte, il ressort que l’écrivain russe n’est pas seulement un monument de la littérature mondiale, mais qu’il adresse également un message inquiétant au public d’aujourd’hui.
La Russie a véritablement tout. Même un auteur – disons Nikolaï Gogol – qui décrit la vie des Russes avec un tel mélange de sarcasme, de grotesque et de gravité qu’on n’y comprend plus rien, que sa lecture nous catapulte aux quatre coins de l’univers et que, faute de trouver de quoi se raccrocher à la vie, on se pendrait volontiers au bout d’une corde. Un écrivain qui pousse au suicide : la Russie en regorge, Gogol est la partie émergée de l’iceberg.
La Russie est aussi le pays du paradoxe, des contradictions les plus irréconciliables. Chez les frères slaves, ici dans les Balkans, il existe un mot pour cela (emprunté au turc) : inat. Quèsaco ? Inat ne s’explique pas. Inat échappe à toute définition. Inat, c’est : si tu dis oui, je dis non. Si tu dis génial, je dis nul. De ce point de vue, la Russie est complètement à contre-courant et à la fois archi-conservatrice, d’un avant-gardisme sans égal et atrocement moyenâgeuse. Conclusion : en Russie, rien n’est impossible, sauf ce qui est vraiment possible. Je dirais même plus : en Russie, rien n’est interdit, hormis ce qui est autorisé. Inat.
Gogol, à présent. Il est tout ce qu’on n’attend pas de la littérature et, en même temps, c’est le plus grand. En réalité, il n’est pas du tout russe. C’est un Ukrainien, sauf qu’il n’est bien évidemment pas du tout ukrainien. Il est ethniquement flou, mais il a l’âme russocentrique. Monument international, du même calibre que Nabokov ou que Brodsky, nobélisable, mais provincial intolérant, insupportable et incurable. C’est un génie, qui serait mieux à l’asile, là où vivent tous les génies imaginaires, qui seraient des génies si on voulait les libérer, mais voilà : le monde n’aime pas les génies. Gogol a écrit : « N’accuse pas le miroir si tu as la gueule de travers. »
La première chose que j’aie entendue à propos de Gogol, c’est cette anecdote hilarante qui se déroule sur le toit-terrasse d’un palais du nord de la Russie. Dans ce palais vivait Pouchkine, le plus grand poète de Russie, père de la poésie russe, surnommé le Soleil. Un gars de chair et de sang (doté d’une libido supérieure à la normale), mais aux gènes divins. Pouchkine passait ses journées à jouer les bouffons de cour. Il faisait les quatre volontés du tsar (qui était son censeur personnel) et séduisait les épouses des officiers chez lesquels il était assigné à résidence, sans oublier leurs servantes et leurs nourrices. Dans ses moments post-coïtaux, il écrivait des poèmes pseudo-anarchistes, c’est-à-dire des poèmes sur la liberté. À propos de la liberté, d’ailleurs, il a dit un jour (je paraphrase librement) : « J’écris de la science-fiction, parce que la liberté, on ne connaît pas en Russie. » Vous noterez que j’aime Pouchkine, passionnément même. J’aime aussi Gogol. Pas passionnément, mais à mon corps défendant, malgré tout. C’est qu’on ne peut pas aimer Gogol normalement, le cœur n’y survivrait pas. Gogol, c’est ce gentil papy complètement décati, plus capable de se retenir et qu’on voudrait étrangler, mais sans qui on ne pourrait vivre, oh non, je vous en prie, faites qu’il ne meure jamais !
L’anecdote maintenant : sur le toit du palais de Pouchkine, dans le nord de la Russie, se trouvent Pouchkine et Gogol ; ce sont des amis intimes, rien d’érotique entre eux (du moins, c’est ce que croient les spécialistes). C’est l’été. L’été, en Russie, durant les Nuits blanches, le thermomètre atteint facilement trente degrés voire plus, l’inverse de l’hiver. Les amis prennent le soleil l’un à côté de l’autre, nus comme des vers. C’est cela que je trouve génial : deux auteurs qui seront un jour admis dans le canon de la littérature mondiale (mais qui l’ignorent encore à l’époque et qui d’ailleurs ne le sauront jamais, Pouchkine ayant été lâchement tué d’une balle lors d’un duel entraîné par sa libido, tandis que Gogol a sombré dans une folie mystique), deux sommités s’adonnant côte à côte au bronzage intégral. Nikolaï (Gogol) dit à Alexandre (Pouchkine) : « Je n’y arrive plus. J’ai le muscle de l’écriture ramollo. Faut que tu me sortes de cette impasse. » Après un silence dramatique, pendant lequel les deux hommes sirotent leur champagne et fument quelques cigarettes, Alexandre dit à Nikolaï : « C’est quoi, la Russie, au fond ? La Russie est nulle. Je déteste la Russie de tout mon cœur. Mais qu’un étranger ose être d’accord avec moi et je pète un câble ! » Ils éclatent de rire. Ils se tapent sur les cuisses et s’esclaffent. « C’est là-dessus que tu devrais écrire un livre », lâche Alexandre à Nikolaï. Ils boivent, fument, se retournent sur le ventre pour faire rôtir la face B. « Par exemple, tu pourrais écrire », entame Pouchkine de cette voix sensuelle qui fait tomber comme des mouches toutes les femmes de Russie, « sur une petite ville comme il y en a tant en Russie, une petite ville miteuse, corrompue, pauvre et pathétique, pleine de fonctionnaires pistonnés et de vieux moines fanatiques, serviles et obséquieux. Tu me suis ? Une rumeur court selon laquelle un inspecteur va arriver en ville pour trifouiller dans leurs affaires. Tout le monde chie dans son froc. Le village entier serre les fesses. Un inspecteur… ?! Un petit homme surgit alors de nulle part, un petit monsieur insignifiant, comme y en a treize à la douzaine en Russie. Un petit bonhomme de rien du tout. Un petit Poutine, un niquedouille, un nabot attardé. (Que les choses soient claires, je paraphrase toujours Pouchkine, bien qu’usant d’une certaine licence poétique.) Par un quiproquo, le minus est pris pour l’inspecteur. Aïe, aïe, aïe ! Que fait le petit homme ? Il joue son petit rôle. Il les tourne tous en ridicule. »
N’est-ce pas magnifique ? C’est là qu’est née l’une des plus grandes pièces de la littérature mondiale, « Le Revizor ». Gogol ne savait plus à quel saint se vouer, son muscle était tout ramollo et son pote à poil Pouchkine s’amusait comme un fou. Il était sans aucun doute ivre et défoncé. Probablement Le Nez a-t-il aussi été conçu de la même façon – connaissez-vous cette courte fable ? Nikolaï demande à Alexandre : « Sacha, mon cher ami, aurais-tu une autre idée ? Encore une fois, je sèche. » Ils fument, boivent, s’enduisent les couilles d’huile solaire. Alexandre (qui n’est jamais à court d’inspiration) suggère : « Écris donc une histoire sur un type qui se réveille et qui découvre que son nez a disparu de son visage. "Allons bon, que se passe-t-il ?", dit le type. "Mon nez s’est fait la malle." Pour être sûr, il vérifie une seconde fois dans le miroir. Il se dit : "N’accuse pas le miroir si ton nez a disparu", et se précipite dehors tout nu, c’est-à-dire sans nez, mais il se sent nu. Un peu plus tard, il traverse la rue et aperçoit soudain son nez qui se balade. "Ça alors, si ça, c’est pas mon nez…", dit l’homme. » Pouchkine se bidonne. « C’est une histoire comme ça que tu dois écrire. Dans deux cents ans, on en parle encore. Le nez comme symbole de cette petite Russie prétentieuse, bornée, arriérée, qui se laisse entuber par ses dirigeants depuis des siècles. Imagine. Beckett et Ionesco ne sont pas encore nés, et toi, tu les dépasses déjà. » (Cette dernière phrase, c’est moi qui l’invente.)
Vous voyez ? C’est comme ça qu’on devrait enseigner l’histoire de la littérature. Chers élèves, il était une fois deux écrivains à poil sur un toit. L’un dit à l’autre... Qui donc cherchait un moyen de redonner le goût de la lecture à nos jeunes ?
Mais maintenant, ça se complique, cher lecteur, car je vais accomplir un triple saut dans la littérature. Je compte sur vous pour me suivre à la trace, vous êtes prêt ?
Gogol était très en avance sur son temps. La première moitié du XIXe siècle était l’école maternelle pour la littérature russe, à quelques exceptions près, dont nos deux naturistes, Alexandre et Nikolaï. Le Soleil et la Lune. Ils étaient certes avant-gardistes, mais c’étaient également des conservateurs primaires, vous avez bien lu. Est-ce possible ? Oui, tout est possible en Russie, car la Russie est le paradis du paradoxe. Une telle chose est rare dans le monde artistique. Pouchkine a écrit de vieilles histoires dans une langue ancienne, rien de neuf, il a inventorié son époque (un peu comme Mozart en musique), mais de façon géniale, et à un train d’enfer, car personne ne faisait de vieux os à l’époque, il fallait donc se dépêcher. Ce bon vieux fou de Gogol n’inventait rien, il écoutait son pote nudiste Alexandre, flûtait l’imbuvable champagne russe archisucré et écrivait sur la corruption, la bêtise, les politiciens imbéciles, tous sujets intemporels, surtout en Russie, et, que ce fût à l’époque, un peu plus tard ou à l’heure actuelle, prévisiblement avant-gardistes.
Je ne suis plus allé en Russie depuis un certain temps, c’est pourquoi je suis un spécialiste de la Russie (ou est-ce le contraire ?). Poutine a commencé par me refuser l’entrée de son empire parce que j’avais critiqué la liberté de la presse devant son représentant sur la scène de Flagey. Puis est arrivé le coronavirus, qui a enchaîné tout le monde à son lit comme des prisonniers au goulag. Et maintenant, il y a cette guerre pourrie, qu’on n’a pas le droit d’appeler guerre et encore moins guerre pourrie, autant dire que je n’y mettrai plus jamais les pieds, et je contrôle tous les jours mon thé pour voir s’il ne contient pas de novitchok, mais ce n’est pas une tragédie, car en quarante ans de voyages en Russie, je crois avoir à peu près tout vu. Je fais désormais partie de ces spécialistes étrangers honnis par Alexandre Pouchkine pour claironner partout que la Russie est un pays abject. Désolé, Sacha, la vérité est ce qu’elle est, j’ai compris le sens d’inat. Je t’aime quand même.
À présent, cher lecteur, l’essentiel, entièrement en style gogolien. Le mot Russie, au goût de plus en plus aigre dans ma bouche, m’évoque toutes sortes d’associations artistiques. La scène d’ouverture de La découverte du ciel d’Harry Mulisch, par exemple, dans laquelle Dieu et le Diable scellent un pacte, ou quelque chose du genre, je n’ai pas la possibilité de vérifier, du camping naturiste où je me trouve en Croatie. L’idée de Mulisch me plaît : un pacte entre ennemis héréditaires, car on part bien de ce principe, à savoir que Dieu et le Diable sont des ennemis héréditaires, mais non : ils se tapent sur l’épaule, se lèchent mutuellement le cul, totalement inat. Je chéris ce genre d’obscurantisme politique tout en le vomissant. Une idée similaire apparaît dans Le septième sceau, film d’Ingmar Bergman, encore un père impie : un homme joue aux échecs avec la Mort. Tant que l’homme gagne, la Mort n’a pas gain de cause. Installés sur la plage d’une sinistre île suédoise, ils se livrent littéralement une lutte à mort. Un obscurantisme teinté de lyrisme, joli aussi. Tant Mulisch que Bergman avaient « un truc avec la Russie », exactement comme moi, c’est ce qui nous lie. Oh, voilà que je pense à un autre vieux confrère, Johann von Goethe, et à l’œuvre de sa vie, Faust, un livre dans lequel je suis resté plongé des années faute d’arriver à le comprendre. Goethe aussi avait « un truc avec la Russie » (il était ami avec le poète Joukovski). Bien des années plus tard, j’ai compris Faust ; il m’avait fallu la Russie pour cela. Tu vois, je me dis, la Russie sert à quelque chose.
J’ignore si vous suivez encore ma logique gogolienne, quoi qu’il en soit, voici à quoi elle aboutit : à la boîte nommée « Rossiya, hourra ! ». Pour les Martiens parmi nous, il s’agit là du cri poussé par le président de la Fédération de Russie le jour de la victoire, suivi de la réponse d’un bataillon de cent mille belles crapules en uniforme, alias des militaires qui ont signé un contrat promettant à maman (et à leur Mère patrie) de crever pour elle le plus tôt possible, de préférence en marchant sur une mine ou en se promenant sous un drone à la recherche de leur organe disparu. « Oh tiens, si ça, c’est pas mon organe... » Boum. Merci, maman. Merci, Mère Russie. Hourra.
Mais de quoi sommes-nous étonnés, au fond ? Au bout de presque cinq cents jours d’opération spéciale en Ukraine ? Après des décennies d’inat et de nez et de garnements sans cervelle avec un calibre à la ceinture de leur pantalon ? Après des siècles de « nous sommes le plus grand pays du monde » ? Après des millénaires de « nous sommes le guide du monde chrétien » ? C’est tout cela et bien plus encore que je vous demande, moi, en tant que spécialiste interdit de séjour autre que virtuel dans le territoire de sa spécialité, parce qu’il a compris ce qu’il y avait dans la boîte. La boîte : la Russie est une boîte, non, je ne parle pas la boîte à mouille de la Mère patrie (je ne suis pas un obsédé sexuel pouchkinien), mais d’une boîte comme dans « la boîte de Pandore ». La boîte qui contient tout. Tout le mal, toute la misère, la mère de toutes les guerres, la mère de tous les mensonges et de tous les nez, de tous les inats balancés dedans en vrac et de toute la merde des bleds où passe ce petit fonctionnaire pistonné d’inspecteur. La boîte contenant le fantôme de Churchill qui, après la Seconde Guerre mondiale, s’est exclamé en regardant Staline : « Shit, on a tué le mauvais cochon. » La boîte remplie de sacs mortuaires affluant de Tchétchénie, d’Afghanistan, de Syrie, d’Ukraine, de je ne sais où encore... soigneusement empilés, numérotés, classés, meuh non, vous y avez cru, entassés à la diable, des os, des crottes, des dents, des nez, des organes génitaux égarés et je ne sais quoi encore... On a ouvert la boîte, mes chers amis, la boîte est ouverte. Voyons tout de même ce qu’il y a au fond. Oh là là, il y a encore beaucoup ! un magma de magnifiques immondices, de beaux morts à foison, de jeunes garçons avec des restes de placenta collés aux roupettes mais déjà prêts à se sacrifier pour un avenir radieux, hourra. Au fond, l’on trouve – attention, c’est caché sous une montagne de fange – une dernière étincelle d’espoir, on n’y croit pas, on ouvre la boîte de la Russie et l’on trouve au fond un fragment d’espoir, comme un bonhomme en spéculoos, comme un éclat d’os, comme un organe olfactif égaré, l’espoir, l’ultime consolation, et il s’illumine, oui, tel un véritable espoir, il scintille de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, vert perroquet, bleu roi et jaune canari, comme un matin à Hiroshima, un de ces matins lumineux du mois d’août, si bien que tout le monde se rue hors de chez lui, lève les yeux au ciel et s’exclame : « Ah le voilà ! je le savais, je me suis regardé dans le miroir en me disant : mais où est passé mon phallus, mon précieux champignon ? Le voilà, l’impudique ! dans toute sa splendeur, grandiose, magistral, monstrueux dans le ciel ! Champignon pouchkinien, jailli hors de la boîte, dressé à la gloire de l’humanité ! »
Ainsi s’achève ce récit – dans une fureur gogolienne. Je n’ai rien d’autre à ajouter – sinon le silence. Du reste, avant de vous coucher ce soir, vérifiez quand même dans le miroir si tout est à sa place.
Traduction : Françoise Antoine