Privilégier les folies douces
Entretien avec Stéphanie d’Oustrac
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Triste, gaie, mélancolique, passionnée, démente… La Folie occupe une place essentielle dans la musique baroque. En juin, à la Monnaie, Stéphanie d’Oustrac et l’Ensemble Amarillis exploreront toutes les facettes du personnage de la Folie dans un récital original. En attendant sa venue à Bruxelles, la mezzo-soprano française nous a accordé un entretien à cœur ouvert sur son programme, sur les joies et les dangers de son métier, sur les petites et les grandes folies du quotidien…
Lors de notre dernier entretien, vous évoquiez un désir de vous plonger dans des spectacles plus intimes, plus originaux, en dehors des productions d’opéra. Est-ce que cette envie a été à l’origine de ce projet ?
Stéphanie d’Oustrac: Sans doute. Je ne crois pas aux accidents. À l’origine du projet, il y a une collaboration mais avant tout une amitié de longue date avec Héloïse Gaillard, la directrice artistique de l’Ensemble Amarillis, qui cherche et concocte des programmes pour des artistes qu’elle aime. Elle m’en avait déjà proposé plusieurs auparavant. Nous en avons fait un autour de Médée, un autre autour de Marie et Didon. Et là, elle m’en a créé un pour ce récital sur la Folie, vue sous plusieurs aspects différents. Le tout est ficelé dans un scénario, une dramaturgie très précise et poétique. Je suis plus qu’enchantée de m’y prêter corps et âme. Elle me connaît bien et je lui fais entièrement confiance. La tâche me revient ensuite d’incarner ce qu’elle propose.
Comment le programme s’est-il constitué ? Est-ce que la narration est venue d’abord ?
SD : Je pense qu’Héloïse aime beaucoup le travail de recherche des partitions. Elle aime farfouiller. Je crois que, me connaissant, connaissant mon tempérament, elle cherchait un angle d’attaque spécifique, qui est devenu le projet. Elle avait certainement plusieurs pièces connues du répertoire en tête, comme les Mad Songs de Purcell ou le Ah, crudel! nel pianto mio de Haendel. Puis elle a essayé de trouver d’autres œuvres plus rares, de compositeurs moins connus : Reinhard Keiser, André Campra, André Destouches, Marin Marais. Cela a débouché sur le chemin narratif que nous avons enregistré sur CD et que nous présenterons à Bruxelles. Il s’articule autour de la Folie comme protagoniste, d’abord séductrice et triomphante, s’abandonnant aux plaisirs amoureux. Puis son inconstance et sa passion la mènent à la jalousie, la langueur, l’espoir et, inévitablement, le chagrin…
Selon vous, pourquoi ce personnage fascinait tant les compositeurs baroques ?
SD : Je pense qu’à l’époque, il y avait justement un grand conflit entre la Raison et la Folie. C’était le temps des Lumières, une période remplie de questionnements, où la réflexion prenait une place importante. À cela, il faut ajouter une passion pour les grands mythes et les grands personnages. Une certaine forme de folie peut fasciner. Bien souvent, on ne se permet pas de folies. Là, par exemple, je viens de terminer une série de représentations d’Armide de Lully à Versailles. On peut dire qu’il s’agit d’un personnage absolument extrême. Humainement, tout, dans ce qu’elle se permet de vivre, de faire et de ressentir, est littéralement extraordinaire. Non seulement à voir, mais aussi, sans doute, à écrire. Pour les compositeurs de l’époque, cela devait être assez jouissif. D’ailleurs, ça l’est toujours aujourd’hui.
D’après vous, cela donne une saveur particulière à la musique de cette période ?
SD : Tout à fait. Le résultat permet aussi bien aux chanteurs qu’aux instrumentistes d’aller explorer les limites : limites des sentiments, des couleurs, des ornements. La beauté découle de cette recherche des limites. Cela vous ancre dans l’instant présent, aussi. Et je crois que c’est très excitant comme démarche.
Les douces folies,
les folies qui font du bien,
celles qui nous rafraîchissent,
je pense qu’elles ont
une place importante dans la vie
Il vous arrive de faire des folies ?
SD : Pas du tout. Je suis quelqu’un d’extrêmement raisonnable (rires). Plus sérieusement, mon métier nécessite une grande rigueur et une certaine hygiène de vie. C’est comme pour les sportifs de très haut niveau. On ne peut pas se permettre tellement d’écarts. C’est un devoir quand on aspire à une certaine forme d’excellence. Heureusement, j’ai la chance d’être chanteuse et d’incarner des personnages très extrêmes, ce qui me permet d’apporter énormément de folie dans cette rigueur journalière. Travailler sur un programme comme celui-ci, c’est très agréable, très cathartique.
Quelles sortes de folies vous plaisent, et lesquelles vous déplaisent ?
SD : Les douces folies, les folies qui font du bien, celles qui nous rafraîchissent, qui nous font rester jeunes dans notre état d’esprit, je pense qu’elles ont une place importante dans la vie. De l’autre côté, il y a la folie humaine, la folie du groupe qui nous pousse à commettre des actes irraisonnés. On ne la connaît que trop, cette folie-là. Il y aussi la vraie folie, la maladie. Quand le cerveau est blessé, quand on n’est plus maître de soi et que cela se retourne contre nous. Mais moi, ce dont je me méfie le plus, ce sont les folies collectives. Quand on se laisse emporter par manque de réflexion, par manque de courage, par peur. J’essaie pour ma part de rester vigilante. Et de privilégier les folies douces. Après tout, je fais un métier qui, pour certains, est une folie. Parce qu’il y a des risques. Parce qu’il n’y a aucune routine, aucune assurance, aucune garantie. Mais j’aime ça. J’aime ce risque et j’ai l’impression de conserver mon âme d’enfant. Je pense que c’est aussi très important.
C’est très précieux pour les artistes, de garder un pont avec leur propre innocence, d’avoir cet émerveillement...
SD : Bien sûr. Cela permet de continuer à se développer. J’ai l’impression qu’on est déjà mort quand on commence à se reposer sur ses acquis. Techniquement, déjà, si on est trop sûr de soi, c’est bon pour le moral, mais c’est extrêmement dangereux. Parce que notre corps change, parce que chaque jour est différent. Je crois que s’il y a bien un métier dans lequel on ne peut pas se reposer sur grand-chose, c’est le nôtre. Ce n’est sûrement pas le seul. Mais cela fait aussi partie d’une forme d’intelligence que de toujours se remettre en question et de rester adaptable. Il faut l’accepter et veiller constamment au maintien de son instrument. Que ce soit par la technique vocale, la gym, la mémoire... Il faut prendre soin de son corps et de son esprit. C’est un ensemble de choses à entretenir en permanence. Et c’est un travail que je trouve fascinant.
Dans la démarche que vous décrivez, à quel point cela vous aide de toujours explorer des nouvelles facettes de votre métier, comme avec ce programme original ?
SD : Beaucoup. Ces petits projets sont aussi l’occasion de regrouper des personnes que je connais et en qui j’ai confiance. L’opéra, c’est une grosse machinerie. Les petites structures offrent un luxe inestimable. Déjà, financièrement, c’est moins lourd. Cela fait partie de la remise en question du métier et de la capacité à s’adapter. On est tous des passionnés. Et donc on trouve des solutions pour vivre notre passion et surtout la partager. Donner du bonheur au plus grand nombre. Il y a aussi, dans ce type de projets, une intimité qui permet de belles interactions musicales. Je réagis beaucoup à ce que les musiciens de l’Ensemble vont me donner. Et vice versa. C’est un travail d’échange.
Avec ce spectacle, vous abordez un répertoire parfois méconnu. Quelle a été votre plus belle découverte ?
SD : Sincèrement, je pense qu’à chaque fois Héloïse me fait un immense cadeau, c’est-à-dire que je ne connais quasiment rien de ce qu’elle déniche. Mais je pourrais aussi répondre à votre question en disant que cela dépend des soirs. Il y a des moments où nous avons une telle connivence, l’Ensemble et moi, une telle liberté, que c’est à chaque fois quelque chose de nouveau. Par exemple, il y a des extraits d’une cantate de Haendel qui ont été extrêmement difficiles à travailler, mais en concert, on a ressenti une certaine excitation à les interpréter. C’est vraiment jouissif. Parce qu’on se surprend les uns les autres.
Le voyage que vous proposez est à la fois musical, poétique et théâtral, mais reste dans un cadre intime. Est-ce que vous vous épanouissez dans cette pluridisciplinarité ?
SD : C’est presque comme pour un récital classique, finalement. Les morceaux s’enchaînent les uns après les autres et c’est à moi de les incarner. Je sens qu’en moi, il y a une dissociation qui s’opère. Je vais devenir un autre personnage, ou dans ce cas-ci une autre Folie. Cela se traduit au travers de mon corps, de mes expressions, de ma voix. L’idée, c’est de présenter une palette. C’est comme un personnage qui évolue de la furie à la douceur, à la détresse. Il faut tout jouer de façon juste. Et tout repose sur des détails. Ici les tessitures sont assez différentes d’une pièce à l’autre, par exemple. Les couleurs changent. Je peux aller du féminin au masculin, du timide à l’expansif. Rien qu’avec ça, vous pouvez construire une palette assez large. C’est pour ça que je ne remercierai jamais assez Héloïse Gaillard. C’est une femme passionnée et passionnante. Je me sens privilégiée de pouvoir l’aider à mener à bien son projet. Pour moi, c’est une joie, une responsabilité. J’ai une admiration sans bornes pour elle, mâtinée d’une amitié indéfectible.
Le répertoire baroque a ses amateurs inconditionnels. Est-ce que vous en faites partie ?
SD : Pour être franche, de façon générale, je préfère très nettement interpréter plutôt qu’écouter. Je dois le confesser. Cela vient peut-être du fait que je travaille beaucoup et que donc j’ai besoin de me changer les idées. Je ne suis pas de celles qui assistent à tous les concerts. La musique me transporte tellement que j’ai besoin de vacances ; mes humeurs ont besoin de se reposer (rires) ! Cela va passer par d’autres biais musicaux, mais j’écoute surtout des podcasts. Avant, c’était la radio. Mais aujourd’hui, avec les podcasts, il y a une multitude de découvertes possibles. En ce moment, j’écoute beaucoup de choses sur le relationnel parce que je me pose toujours énormément de questions sur le rapport à l’autre. Quand on est professeur, c’est important d’essayer de se positionner au mieux. Il y a un travail personnel à effectuer. D’où vient notre besoin d’enseigner ? De partager ? Comment ne pas être dans la dépendance affective ? Sinon, j’écoute aussi un podcast très intéressant sur le cerveau et sa capacité à nous manipuler. Cela fait aussi partie des choses que j’essaie d’enseigner à mes étudiants : « attention à ne pas vous laisser manipuler par vos conditionnements ». Ou la confiance en soi, qui compte parmi les choses les plus difficile à acquérir quand on commence ce métier. J’essaie de trouver des choses qui peuvent aider mon entourage.
Donc en fait, quand vous prenez des « vacances » en écoutant des podcasts, c’est pour travailler sur autre chose...
SD : Oui... On ne se refait pas (rires).
Notre dernière discussion a eu lieu pendant la pandémie. Votre précédent récital n’a d’ailleurs pas pu se tenir en public. Il s’est passé beaucoup de choses dans le monde depuis. Est-ce que vous avez remarqué des changements dans ce rapport à l’autre dont vous parliez à l’instant ?
SD : C’est très ambivalent. Je constate qu’il y a énormément de peur chez les jeunes. Il y en a toujours eu dans le monde artistique. La peur de ne pas réussir, de ne pas être à la hauteur. Mais, par exemple, j’ai rarement vu autant de burn-outs. Autant chez les professeurs que chez les élèves. Et ça m’interpelle. Je pense qu’il y a vraiment une souffrance quelque part. J’ai peut-être, pour ma part, un caractère très inconscient des dangers du métier, une grande insouciance. Avec des collègues et des amis, on a remarqué une dégringolade vers une immense fragilité émotionnelle. La passion et l’envie restent les mêmes, mais s’accompagnent de questionnements ou d’inquiétudes, ou d’une incapacité à savoir où mettre les priorités. Dans ces cas-là, on peut vite se perdre dans un maelstrom de panique, sans parvenir à relativiser.
Comment parvenez-vous à faire cet exercice ?
SD : La maturité aide. Mais j’ai aussi une forme de confiance. Avec le recul, j’ai l’impression de l’avoir toujours eue. C’est une force énorme. Je déteste avoir peur. Je déteste qu’on me fasse peur. Cela me donne un courage qui me permet de remettre l’église au milieu du village. Je suis une personne passionnée par ce que je fais, c’est indéniable. Mais rien ne vaut le fait de se sentir alignée. Et si, tout à coup, mon métier ne me correspondait plus, ne m’apportait plus un épanouissement dont j’ai besoin, le plus important pour moi serait de trouver ce qui serait capable de me rendre heureuse et de m’aider à faire le bien autour de moi. C’est ça mon église. Écouter ce qui me paraît juste. Ne pas avoir peur de bouger. Avant et pendant le confinement, déjà, je me questionnais sur mon envie de continuer dans ce métier. J’aime me questionner ; cela me permet de me conforter, de me rappeler que oui, j’ai encore des choses à dire, oui, j’ai encore des choses à partager.