La Monnaie / De Munt LA MONNAIE / DE MUNT

Quand on se sent perdu, revenir sur ses pas permet de se retrouver

À propos de « Exit Above »

Wannes Gyselinck
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9 min.

Dans Exit Above – D’après la Tempête, Anne Teresa De Keersmaeker renoue avec la forme primaire du mouvement humain – la marche – et revient aux origines de la pop occidentale : le blues. Pour la musique de ce nouveau spectacle, la chorégraphe a fait appel à l’autrice-compositrice-interprète Meskerem Mees (1999) et au producteur-guitariste Jean-Marie Aerts (1951 – 2024).

Anne Teresa De Keersmaeker : « Ces dernières années, j’ai énormément travaillé avec la musique classique. Bach naturellement, et diverses pièces, du XIVe siècle à la musique contemporaine de Grisey et Reich. La musique a toujours été mon premier partenaire, mais en même temps mon maître. J’ai aussi régulièrement noué des liens avec la musique pop. Pour beaucoup de gens, la pop est d’ailleurs avant tout et par essence une musique pour danser. J’y trouve en outre de très nombreux éléments qui m’intéressent, qui me parlent : la pulsation qui invite à danser, la mélodie et aussi l’aspect lyrique : il y a du texte, des paroles, quelqu’un qui vous parle.

Rosas-EXITABOVE-Rehearsals-Teaser1-horizontal-©Ruben Desiere&Olivia Rochette

Dernièrement, j’ai exhumé un vinyle noir de ma collection de LP que j’étais en train de ranger. Il en est tombé une note que je n’avais jamais lue. Elle était signée Jean-Marie Aerts. Il y avait des questions dessus : viendras-tu un jour m’écouter ? Cette musique t’intéresse-t-elle ? Il avait écrit ça en 1996. Ma carrière a démarré en 1982 ; nous écoutions Talking Heads et TC Matic à l’époque. C’est sur cette musique qu’on dansait à Bruxelles après le travail. Une autre sorte de danse bien sûr, mais de la danse. Sur le papier, Jean-Marie avait aussi noté un numéro de téléphone fixe et un numéro de fax. J’ai donc appelé et Jean-Marie a décroché.

Jean-Marie Aerts : J’ai quand même eu un choc, je ne m’attendais pas à cet appel.

De Keersmaeker : Nous avons commencé à parler – de blues, de Robert Johnson, de John Lee Hooker, de Muddy Waters. Je me suis rendu compte très vite que je cherchais aussi une voix. La pop, c’est du storytelling – et je voulais raconter une histoire. Mais il me fallait une voix de femme. J’avais déjà vu des clips de Meskerem Mees sur YouTube et je m’étais dit : là, c’est du vrai, c’est de l’authentique. J’ai donc demandé à Jean-Marie s’il la connaissait. Oui, m’a-t-il dit. Tu as raison. Et je veux travailler avec elle.

Aerts : Meskerem sort du lot. Il y a vraiment beaucoup de superbes nouvelles voix féminines pour le moment, mais Meskerem a vraiment quelque chose en plus, quelque chose à part.

Meskerem Mees : Merci.

Aerts : Je me souviens d’une vidéo d’un concert de Meskerem. Dans les coulisses, Pete Doherty la regardait. On voyait qu’il était franchement impressionné.

Mees : Il était surtout sous substances à l’époque. (rires)

De Keersmaeker : Nous avons rapidement pris la direction du studio de Jean-Marie pour travailler tous les trois. Nous sommes partis sur du blues, mais nous y avons ajouté des beats et des bpm (beats-per-minute). Nous avons développé une structure que nous avons ensuite subdivisée en différents tempos. Pour le texte, Shakespeare s’est rapidement imposé. Ça pouvait paraître insolite, mais ça le faisait. (à Meskerem) Qu’est-ce que tu t’es dit quand je t’ai appelée ?

Mees : J’étais hyper-contente. Surtout quand tu m’as précisé qu’il s’agissait de blues. J’ai grandi en écoutant cette musique que mon père aimait : Leadbelly, Mississippi John Hurt, Robert Johnson. Je ne connaissais pas très bien votre travail mais j’ai très vite été méga-impressionnée.

De Keersmaeker : En fait, Meskerem et Jean-Marie allaient faire une sorte de soundtrack ensemble, le tout enregistré.

Mees : Mais j’avais aussi envie de danser.

De Keersmaeker : Pourquoi ?

Mees : J’avais eu l’occasion de partir en tournée pendant deux ans avec mon projet musical, mais du coup, je ne composais plus rien de nouveau. C’était super, évidemment, et je sais que j’ai eu de la chance. Seulement, pour se renouveler musicalement, il faut pouvoir prendre ses distances avec ce qu’on a déjà fait. Et cela, c’est impossible quand on est toujours en tournée. Ça me manquait de ne pas avoir de défi à relever. Bon, j’admets, c’est un peu un souhait de privilégié, un luxe. J’ai maintenant l’occasion de chanter et même de danser dans un spectacle de la compagnie Rosas, et c’est exactement ce dont j’ai besoin pour le moment : faire quelque chose que je n’ai jamais fait, sortir de ma zone de confort. Il se peut que le moment ne soit pas encore venu et que je n’en sois pas capable, mais une chose est sûre, je compte bien de me donner à fond.

De Keersmaeker: Sur scène, Meskerem est rejointe par Carlos Garbin, guitariste de blues et ancien danseur de Rosas. Nous confrontons le blues minimaliste – guitare et voix – à des backing tracks aux forts accents de dance music. A mon sens, ce champ de tension est typique de l’histoire de la pop music, qui est aussi l’histoire de l’enregistrement de la musique. Mais toujours avec un désir de présence, de recherche de sonorités rappelant le « live ».

Rosas_EXITABOVE_Rehearsals_Teaser2_Horizontal_©Ruben Desiere&Olivia Rochette
Notre première journée de travail avec tous les danseurs vient juste de se terminer. Alors, quelles sont tes impressions Meskerem ?

Mees : Eh bien pour l’instant, je trouve surtout cela très douloureux. (rires) J’ai vraiment mal partout, littéralement. Mais j’adore tout ça : la discipline, les échauffements, danser pendant des heures, n’avoir que cela à faire. Tout mon corps me fait sentir que je ne suis pas une danseuse confirmée. Et c’est ce point que je veux travailler dans les prochains mois : je veux être capable de danser pendant deux heures d’affilée, en pleine conscience, sans être déconcentrée par mes bras ou mes jambes qui me font mal. Mais en même temps, je trouve ça extrêmement stimulant de pouvoir sortir de ma zone de confort, même si pour moi, il y a un lien très intime entre la danse et la musique ; ces deux formes artistiques gèrent chacune à leur façon des impulsions similaires. La différence, c’est sans doute que la danse vous oblige à vous concentrer entièrement sur votre corps. En tout cas, elle vous vide la tête. Et ça, c’est tout simplement fabuleux.

Jean-Marie, comment Robert Johnson et le blues ont-ils croisé la route d’un jeune gars de Zeebruges ?

Aerts : Zeebruges, c’était très près de l’Angleterre. À l’époque, on prenait la malle quand on en avait envie et quelques heures plus tard, on était à Londres en train de farfouiller dans un magasin de disques. Qu’est-ce qu’on en a fait des allers-retours ; on ramenait des disques de The Cream, avec Eric Clapton, et des albums blues de John Mayall et Peter Green. Ils faisaient du blues électrique, et ils ont redonné au blues sa popularité. Musique « pop », le genre est bien nommé. Ensuite, on se renseignait, on essayait de savoir quelles étaient leurs sources d’inspiration. Et là, on tombait automatiquement sur des bluesmen américains, notamment Robert Johnson, qui était en fait l’un des derniers de sa génération. Ce musicien maîtrisait de très nombreux styles et est aussi l’un des premiers à s’être inspiré d’enregistrements. Robert Johnson a été pour moi une sorte de père spirituel musical. Dans mon studio, je travaille entouré de deux posters, l’un de Billie Holiday et l’autre de Robert Johnson. Ce sont mes deux anges gardiens en quelque sorte. Ils m’empêchent de composer n’importe quoi et n’importe comment. Ils veillent à ce que je reste dans le droit chemin, à ce que je compose de la musique authentique et vraie, mais aussi de la musique qui fait du bien.
Il n’empêche que Robert Johnson et moi, on n’a pas du tout eu le même genre de vie. Il a vécu plus intensément, a pris des risques et est mort jeune. C’était aussi un homme à femmes. On le voit bien sur les photos où il pose en costume, guitare à la main. Il a d’ailleurs été empoisonné par un mari jaloux.

© Anne Van Aerschot
Anne Teresa, en quoi le blues est-il pour vous un bon point de départ pour un spectacle de danse ?

De Keersmaeker : À mes débuts en 1982, je me suis d’abord tournée vers la musique minimaliste, les compositions de Steve Reich, les beats minimalises de Rosas danst Rosas. Mon travail évolue souvent de manière circulaire : je suis de plus en plus convaincue par le less is more, j’apprécie le retour aux sources, à l’essence – the real thing. Pour cela, je retire l’emballage et je supprime les fioritures avec l’idée d’exploiter au maximum toutes les capacités du corps humain (elle tape du pied, elle siffle), toutes les possibilités de la voix. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le blues me fascine : ces vieux artistes de blues jouaient sans ampli, ils donnaient le rythme en tapant des pieds sur la scène en bois. Et ils chantaient et jouaient fort – ils hurlaient – pour que le public les entende, malgré le bruit des pas de danse.

Aerts : Et ils utilisaient des claves pour jouer les beats de base. Les esclaves devaient assembler des poutres avec des sortes de cylindres en bois, un genre de chevilles – les claves. Ils les ramenaient chez eux et les utilisaient pour créer, pour jouer des rythmes, rythmes que l’on retrouve aussi dans la musique caribéenne. Le blues est avant tout la musique des esclaves qui ont trouvé une certaine liberté dans leur propre musique.

De Keersmaeker : Le blues chante la tristesse et la joie, ma tristesse, ma joie, mais aussi notre tristesse, notre joie. On est à la fois dans l’individuel et le collectif : il y a là une tension cruciale pour moi. Il y a aussi dans le blues quelque chose qui relève de l’alchimie : on chante sa tristesse, mais en la chantant avec d’autres personnes, on en fait une force, quelque chose de joyeux. C’est là selon moi la source du blues, de la pop, voire de toute forme d’art. Si on ne peut pas le dire, on le chante. Et si on ne peut pas l’exprimer en chantant, on le fait en dansant. Je me refuse toutefois à toute forme de nostalgie : l’histoire de la musique pop est aussi celle de la technologie, de la production musicale, de l’enregistrement, de l’adding fire : l’amplification, la manipulation et la capture du son.

Et c’est précisément cette tension entre la simplicité de la musique et la complexité de la technologie que vous recherchez.

De Keersmaeker : Je ne rejette pas en bloc la technologie. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si je suis assise aujourd’hui entre Jean-Marie et Meskerem - un producteur de génie et une artiste dont la voix vous pénètre, sans même avoir besoin pour cela d’être amplifiée. Ce que je veux, c’est confronter les deux pour poser la question suivante : quel est notre rapport à la technologie, à la science ? De quels outils disposons-nous pour susciter, faire émerger cette fête, cette réflexion, ce chant de consolation ? Surtout face à l’urgence environnementale, déclenchée aussi par notre utilisation des technologies.

Vous travaillez avec un groupe de douze jeunes danseurs, et Meskerem, qui fait elle aussi partie de la jeune génération.

De Keersmaeker : Tout est polarité. Je travaille souvent avec des danseurs plus âgés, avant de me tourner à nouveau vers des plus jeunes. J’aime aussi mélanger les âges, comme aujourd’hui, avec Meskerem et Jean-Marie. J’apprécie aussi de travailler avec un groupe assez nombreux, un format qui suscite automatiquement cette interaction particulière entre l’individu et le groupe, l’individuel et le collectif. Je suis très attachée à ce genre d’interactions, de relations : danser en solo est un bonheur, danser en duo aussi. Avec le trio, ça se complique : ce format est davantage celui de la rivalité, du territoire, des coalitions changeantes, du contrepoint. Mais the party is with everybody : la fête, ça se fait en groupe. Le cercle est rond – maybe a broken circle, un demi-cercle avec le public. Qu’il s’agisse d’un quatuor à cordes, d’un orchestre symphonique ou d’un groupe de danseurs, ce demi-cercle est toujours une invitation adressée au public. Le public est invité à compléter le cercle, à le fermer, à se joindre au mouvement. Et n’est-ce pas précisément là la raison d’être de l’art ? Pleurer, faire le deuil ensemble et célébrer la joie, ensemble aussi. De la beauté et du réconfort. L’art, et certainement la musique et la danse, ont un pouvoir de guérison. C’était déjà le cas d’Apollon, à la fois dieu de la musique et de la guérison.

Je le sais et Lucebert l’a dit lui-même : en ces temps, la beauté s’est brûlé le visage, tout ce qui a de la valeur est sans défense. Pourtant, j’ose encore parier sur la beauté. Chez Bach, la beauté naît de l’harmonie. Le mot harmonie est dérivé d’un mot grec qui signifie « ce qui fonctionne ensemble » – comme le mécanisme d’une poignée de porte, les rênes d’un cheval, l’articulation d’une épaule. Cela n’a donc au départ rien à voir avec des artifices esthétiques. J’ai bien conscience que la beauté est considérée comme démodée, pourtant, nous en avons besoin plus que jamais : notre relation avec la nature est perturbée, alors que nous nous appréhendons comme extérieurs à la nature, nous sommes au cœur de la nature, nous en faisons partie, avec les végétaux, les animaux, les ressources, l’air et l’eau. L’harmonie a disparu. C’est peut-être pour cela que je travaille aujourd’hui avec de jeunes danseurs, avec une jeune génération alors que nous sommes à un tournant. La danse est aussi à mes yeux une forme de collaboration intergénérationnelle. De tels échanges sont très enrichissants. C’était le cas avant dans le monde agricole : l’enthousiasme et la puissance de travail des jeunes générations sont nécessaires, leur envie de découvrir aussi. Mais face à eux, il faut des agriculteurs d’un certain âge, qui sont là pour leur dire : « il ne faut pas récolter maintenant, c’est trop tôt ». Ces échanges, ce transfert de connaissances entre les générations sont nécessaires. L’union fait la force, concentrons-nous sur ce que nous partageons, sur ce que nous pouvons nous donner et nous apprendre les uns aux autres.

Enregistré par Wannes Gyselinck (dramaturge), pour Concertgebouw Brugge (Bruges), le 9 janvier 2023