La Monnaie / De Munt LA MONNAIE / DE MUNT

Sylvia Huang

#mirrorselfie

Thomas Van Deursen
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7 min.

En juin 2022, nous avons eu le plaisir d’annoncer l’arrivée de la violoniste belge et lauréate du Concours Reine Elisabeth Sylvia Huang au poste de premier violon de notre Orchestre symphonique. Après deux concerts en début d’année, elle s’apprête à jouer Henry VIII, son premier opéra dans la fosse de la Monnaie. Le moment idéal pour se livrer à un petit exercice d’introspection.

Nous sommes le 5 avril 2023, il est 15h. Comment vous sentez-vous ?
Super bien. Je viens de manger un bon repas au soleil (rires). Et j’ai bien travaillé ce matin. J’essaie toujours d’être productive en début de journée, même si je ne suis pas particulièrement une lève-tôt. Nous autres musiciens, nous sommes tellement habitués à être plus éveillés le soir pour les représentations que c’est parfois une lutte le matin. D’ailleurs, les jours où je n’ai pas de concerts, j’adore travailler tard le soir. C’est un moment de la journée où je suis plus inspirée. Évidemment par respect pour les voisins, je mets une sourdine sur mon instrument ou je fais du travail sur table.

En quoi cela consiste exactement ?
J’étudie la partition. J’aime bien écouter certaines versions de l’œuvre en même temps. Ou bien je fais des exercices mentaux. Par exemple, je joue les pièces dans ma tête. Il y a d’autres façons de travailler que simplement avec l’instrument.

© Pieter Claes

Cela fait maintenant quelques mois que vous avez rejoint la Monnaie en tant que premier violon, quels enseignements pouvez-vous déjà tirer de cette expérience ?
Jusqu’à présent, je n’ai joué que dans deux projets symphoniques. J’ai vraiment hâte de m’atteler à mon premier opéra. J’ai déjà senti une ambiance très familiale et chaleureuse. J’ai été bien accueillie, tout le monde est hyper sympa. Je trouve qu’il y a une vraie énergie positive ici. Cela vient en partie du travail avec Alain. Il a toujours cet élan, des idées musicales, cette faculté de rassembler les musiciens. Et il dégage une énergie énorme pendant les concerts. Il entre en communion avec l’orchestre et le public.

Qu’est-ce qui vous a poussée à rejoindre l’Orchestre de la Monnaie ?
Plusieurs choses. J’ai vécu à Amsterdam pendant huit ans. J’étais tuttiste dans un très bon orchestre, le Concertgebouworkest. Mais j’étais arrivée à un stade de ma vie où j’avais besoin d’explorer autre chose. Il y a quatre ans, j’ai participé au Concours Reine Elisabeth, et ça m’a ouvert pas mal de portes. J’ai commencé à donner des concerts en tant que soliste, à m’aventurer dans la musique de chambre… Et c’est devenu difficile à combiner avec le métier de tuttiste qui exige une présence continue dans l’orchestre. J’avais besoin de plus de liberté et j’avais envie de revenir en Belgique. Puis il y a eu ce poste vacant à la Monnaie. Je n’aurais jamais songé à postuler auparavant. C’est tant de responsabilité et de pression. Mais en y regardant de plus près, je me suis rendu compte que c’était un mélange de plein de choses. On fait partie de l’orchestre, mais on doit gérer un groupe, parfois on a des solos, il faut communiquer avec les autres chefs de pupitre, il y a aussi de la musique de chambre… C’est une sorte de fusion entre différents rôles, et comme j’avais envie de toucher à tout, j’ai passé l’audition. Je me sens très chanceuse. C’est une occasion géniale de pouvoir me développer au sein de cet orchestre tout en ayant le temps de continuer mes projets plus personnels.

Et vous pouvez peut-être plus facilement varier votre répertoire…
Exactement. J’étais dans un orchestre exclusivement symphonique. Après huit ans, on remarque que les programmes se répètent. Et je ne connais pas trop le monde de l’opéra, même si on en jouait un par an. C’est un nouveau répertoire, un nouvel univers à découvrir.

Vous ferez bientôt vos débuts dans la fosse de la Monnaie pour Henry VIII. Impatiente ou stressée ?
Pas encore stressée (rires). J’ai hâte de voir tout l’ensemble du processus, de la première répétition aux représentations. De voir ce travail d’harmonisation entre les chanteurs, la mise en scène et l’orchestre. Et puis je ne connais pas cet opéra. C’est donc aussi une découverte, et je suis impatiente de voir ce que ça va donner.

Vous êtes-vous déjà plongée dans la partition ?
J’ai dû mettre les coups d’archet donc j’ai eu l’occasion d’écouter la musique. Mais j’aimerais bien voir le contexte dans lequel elle s’inscrit. C’est ça qui est fou avec l’opéra. Il se passe tellement de choses. C’est vraiment une fusion de différents arts. J’ai un aperçu musical de l’œuvre, mais il est encore incomplet pour le moment. J’ai envie d’avoir la globalité du spectacle en tête.

Les coups d’archet

Quand on joue d’un instrument à cordes, on tire et on pousse l’archet sur les cordes, ce qui produit un son. Au moment d’interpréter un morceau, il faut décider du mouvement de l’archet pour chaque note ou chaque phrase (groupe de notes), en fonction de la qualité sonore que l’on veut obtenir, et qui dépend de différents paramètres : le volume, la couleur, le tempo… Dans le cas d’un orchestre, tous les groupes de cordes doivent jouer de la même manière, en faisant les mêmes gestes – à savoir tirer ou pousser au même moment. Il s’agit d’assurer un son homogène et d’éviter un chaos visuel. Deux symboles sont utilisés pour définir les coups d’archet, que l’on écrit sur la partition au-dessus des notes au moyen des signes ∏ et V. C’est le rôle du premier violon de décider quels seront les coups d’archet pour le pupitre des premiers violons de notre Orchestre symphonique.

À seulement 28 ans, vous avez déjà une carrière remarquable, avec une place dans des orchestres d’envergure et des prix prestigieux. Vous arrive-t-il de vous étonner de la tournure prise par votre parcours ?
Oui. J’ai l’impression d’être toujours surprise par tout ce qui se passe dans ma vie. Je n’ai jamais vraiment planifié ma carrière. Parfois, j’ai l’impression d’avoir fait les choses à l’envers. Des événements se sont mis sur mon chemin et m’ont ouvert des portes. J’ai eu beaucoup de chance pour beaucoup de choses. Je me laisse un peu porter.

D’après vous, quels ont été les choix et/ou les hasards déterminants qui vous ont menée jusqu’ici ?
J’ai toujours fait du violon. C’est difficile d’imaginer ma vie sans l’instrument. J’avais quand même un plan B. J’aurais sans doute été vétérinaire. J’adore les animaux. Après mes humanités, je n’ai pas commencé d’études supérieures, j’ai directement intégré l’Orchestre National de Belgique, puis le Concertgebouworkest ; j’ai ensuite quand même étudié au Conservatoire d’Amsterdam. Quand j’ai participé au Concours Reine Elisabeth, c’était plus un défi qu’autre chose. Je ne pensais même pas franchir les présélections. Mes choix ont souvent été spontanés. Je vis au jour le jour. Et je prends des décisions en fonction de mes envies ou de mes besoins, et non selon un plan prédéfini.

Qu’est-ce que cela vous apporte de fonctionner de cette manière ?
J’ai l’impression de vraiment apprécier les petites choses du quotidien. Je suis tellement contente de ce que j’ai. Bon, évidemment, je travaille beaucoup, parce que c’est indispensable. Mais c’est un travail que j’aime. Ça rend la vie plus simple.

Quelles œuvres musicales ont eu une influence notoire sur votre vie ?
C’est difficile à dire. Il y en a beaucoup qui me viennent à l’esprit… Spontanément, je pense à la Troisième symphonie de Mahler, que j’ai découverte à Amsterdam. Je me souviens que quand on a fait cette série de concerts, j’ai été complètement dépassée. On l’a jouée peut-être trois fois. Mais, pour une raison que je ne sais pas très bien expliquer, après chaque concert, j’étais en pleurs pendant une bonne heure. Je trouvais cette œuvre transcendante. C’est une symphonie en six mouvements. Et chaque mouvement représente quelque chose : ce que les Fleurs des prés me disent, ce que les Animaux de la forêt me disent, ce que l’Homme me dit, ce que les Anges me disent, ce que l’Amour me dit. Cela a eu un impact très fort sur moi…


Est-ce déstabilisant de jouer une telle œuvre ?
Oui. J’étais déjà en pleurs sur scène. Heureusement, j’étais derrière donc ça allait (rires). Mais oui, ça nous arrive d’être pris par l’émotion. C’est ce qui est magique avec la musique. C’est un canal si puissant pour faire sortir des émotions que parfois on est submergés. C’est normal. C’est beau et inexplicable. Cela me fait penser à une autre pièce, pour piano et violon cette fois : le Poème élégiaque d’Eugène Ysaÿe. Elle me fait le même effet. Quand je la joue, je sens que ça vient de mes tripes. Ça dépasse vraiment les mots ou le rationnel, ou même l’analyse de la partition. C’est vraiment de l’émotion pure.


Quels mots utiliseriez-vous pour décrire la musicienne que vous êtes ?
C’est une bonne question. Là, j’entends dans ma tête ce qu’on dit de moi. Mais ce n’est pas forcément ce que je ressens. Quand je joue, j’essaie de me montrer telle que je suis. J’ai l’impression d’être honnête sur scène. C’est un espace où je ne mets pas de masques. Souvent, en société, on doit agir d’une certaine manière, respecter des codes ; on est parfois comme dans une pièce de théâtre où il faut jouer un rôle, se donner un genre. J’essaie de le faire de moins en moins dans ma vie privée. En tout cas sur scène, je n’ai rien à cacher. Il arrive que certains professionnels de la musique soient dominés par le paraître. Mais dans un monde idéal, on devrait juste être authentiques. Cela a plus de force que de se créer un personnage.

On vous dira pourtant que votre métier est aussi un métier de représentation…
C’est justement pour cette raison que je suis de plus en plus allergique à ça. J’ai envie que les gens me voient telle que je suis. Et pas qu’il y ait une déconnexion entre la « Sylvia violoniste » et la « Sylvia être humain ». Je cherche une forme de sincérité et de simplicité. Comme un dialogue… Pour notre génération, avec la technologie et les réseaux sociaux, on semble devoir toujours être dans la projection et la consommation d’images. Et j’ai l’impression que ça influence cette perte d’authenticité.

Depuis que vous pratiquez le violon, votre rapport à cet instrument a-t-il évolué ?
Oui, beaucoup. Au début, j’étais trop petite pour réaliser ce que c’était. Je n’ai pas la belle histoire du « j’ai entendu le son du violon et je suis tombée amoureuse ». J’ai commencé à l’âge de trois ans. Mon père est violoniste. Il m’a tout appris. J’ai grandi avec ça. Cela faisait partie du quotidien. Il y a des moments où ça m’exaspérait, évidemment. Le mot « passion » vient du mot « souffrir » en latin après tout (rires). Au début, c’était plutôt automatique. C’est en grandissant que l’on prend conscience de ce que l’on fait. Heureusement, j’ai commencé à apprécier l’instrument, à aimer la musique. Et surtout, comme j’étais assez timide, c’était un peu une bulle thérapeutique. Après, c’est devenu une évidence. Maintenant, j’adore ce que je fais. Cela me rend tellement heureuse d’être sur scène, de jouer, d’émouvoir les gens… Je me suis vraiment rapprochée de mon instrument.

Sur quoi jouez-vous ?
Depuis juillet 2022, j’ai la chance d’avoir un violon prêté par la Fondation Arthur Grumiaux. Avant, j’avais un violon du Concertgebouworkest, que j’ai dû rendre quand j’ai quitté l’orchestre, j’ai dû le rendre. Franchement, c’était dur. Cela faisait sept ans qu’il m’accompagnait. On a vécu des choses ensemble. C’était comme un compagnon de voyage. La dernière fois que j’ai joué avec ce violon, c’était pour l’audition à la Monnaie… Et puis j’ai eu l’occasion de rencontrer des membres de la Fondation. Ils m’ont prêté un magnifique Vuillaume ayant appartenu à Arthur Grumiaux, dont je suis complètement fan. Il avait une magnifique collection. C’est un honneur de pouvoir jouer sur ce violon.

Est-ce qu’un violon s’apprivoise facilement ?
Cela faisait un bout de temps que j’étais habituée à l’autre. Et il a fallu quelque mois pour qu’on apprenne à se connaître et à se comprendre avec le Vuillaume. C’est comme une personne. Mais là, ça y est : on est super potes (rires) !

© Pieter Claes

Vous avez encore des rêves à accomplir ?
Non, pas forcément. J’essaie toujours de ne pas penser trop loin. Déjà, je veux apprendre à découvrir la Monnaie. Je suis en période d’essai pour un an. J’aimerais bien faire ça à fond. Ce qui va être chouette, c’est de rencontrer convenablement tout le monde pour ma première production lyrique. De passer plus de temps avec mes nouveaux collègues. Je veux me concentrer là-dessus.

C’est un tout autre travail qui commence pour vous finalement ?
Oui, totalement. J’étais habituée au très court terme. Pour les productions symphoniques de mon précédent orchestre, on répétait les lundi et mardi, puis les concerts avaient lieu du mercredi au dimanche. La semaine suivante, on passait à une autre symphonie. C’est un autre rythme. Et je me faisais justement la réflexion que j’ai déjà joué tellement d’œuvres, mais à une cadence si soutenue que je n’ai pas eu le temps de m’en imprégner. Parfois, j’entends un morceau à la radio et je me dis « je connais ça, j’ai dû le jouer », mais je ne sais même plus ce que c’est. Ici, je me dis que sur un mois, on a le temps de vraiment comprendre ce qui se passe. Cette approche dans la durée permet peut-être des explorations plus profondes. C’est exaltant d’enchaîner les œuvres du répertoire symphonique, mais sur une saison, ça devient vite redondant. L’opéra, c’est infini…