Le Visage d’Elizabeth
Un regard en miroir sur deux reines iconiques
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La préparation de notre production Bastarda, centrée sur le personnage d’Elizabeth I, a coïncidé avec le regain d’attention dont fait l’objet la monarchie britannique, illustré par des séries comme The Crown, Wolf Hall ou encore The Tudors. Il y a quelques mois, le décès d’Elizabeth II a été accompagné de nombreuses rétrospectives médiatiques sur différents aspects de son règne. Nous vous proposons de mettre en perspective les liens visibles et invisibles qui unissent ces deux reines, à travers l’histoire comme dans la culture populaire.
Operation London Bridge. Si ces mots pourraient évoquer le titre abandonné d’un James Bond ou celui d’un obscur roman d’espionnage, il s’agit pourtant d’une opération très sérieuse (prévue depuis les années 1960), établissant une série de plans et d’actions à mettre en place lorsque décèderait la reine Elizabeth II d’Angleterre. Son décès, survenu le 8 septembre 2022, a mis fin au plus long règne d’un monarque de sexe féminin dans l’Histoire. Dès l’annonce, transmise par Buckingham Palace, de la disparition de sa Majesté, les médias du monde entier ont immédiatement relayé l’information, interrompant leurs programmes par des éditions spéciales.
Une période de dix jours de deuil national est décrétée au Royaume-Uni. Le cercueil de la reine est exposé au public, à Westminster Hall. Ce sont 250 000 citoyens qui viennent lui rendre un dernier hommage, créant une file de seize kilomètres aux alentours, et avec un délai d’attente pouvant atteindre la journée. Des funérailles d’État ont lieu le 19 septembre 2022, sous le regard de 2000 invités, parmi lesquels 500 dignitaires représentant 168 pays (dont 87 % de membres des Nations Unies) ; elles sont suivies par plus d’un million de personnes rassemblées dans les rues de Londres et par des centaines de millions d’autres derrière leurs écrans.
Ce regain d’attention médiatique à l’égard de la famille Windsor perdure encore avec la parution de Spare (Le Suppléant, en français) – les mémoires controversées du Prince Harry –, vendu à plus de deux millions d’exemplaires en une semaine et ce uniquement au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Canada. À travers les figures iconiques de ces trois grandes reines (Elizabeth I, Victoria et Elizabeth II), la Couronne britannique fascine, par sa longévité, l’Europe et le monde depuis plusieurs siècles, des plus antimonarchistes aux plus fervents royalistes. Et bien que l’on puisse dresser de nombreux ponts entre chacun de ces règnes, rien ne s’apparente plus à des chemins parallèles que ceux empruntés par les deux Elizabeth.
Coïncidences biographiques
Elles n’appartiennent pas à la même lignée, elles ne se ressemblent pas physiquement, elles ont vécu à des époques extrêmement différentes, et pourtant Elizabeth I et Elizabeth II d’Angleterre partagent bien plus qu’un prénom. Certains détails biographiques révèlent d’étranges similitudes entre les deux femmes.
Une première coïncidence remarquable unit symboliquement ces deux reines dans l’Histoire : elles accèdent toutes les deux au pouvoir à 25 ans seulement. Pourtant, aucune des deux n’était vraiment destinée à monter sur le trône. À sa naissance, Elizabeth I est d’abord héritière présomptive, en lieu et place de sa demi-sœur aînée Mary – plus tard surnommée « Marie la Sanglante » –, dont la légitimité de la succession au trône avait disparu avec l’annulation du mariage de leur père Henry VIII avec sa mère Catherine d’Aragon. Mais Elizabeth I, âgée seulement de deux ans et huit mois, est à son tour déclarée illégitime à la succession, en raison de la décapitation de sa mère Anne Boleyn et du nouveau mariage de son père, avec Jane Seymour.
Ce statut d’illégitimité sera renforcé par la naissance d’Edward qui, en tant que mâle héritier, est automatiquement désigné comme futur roi d’Angleterre. Edward règne d’ailleurs un temps sur le pays, sous la régence de son oncle le Duc de Somerset puis celle du Comte de Warwick, de 1537 jusqu’à sa mort prématurée à l’âge de 15 ans, en 1553. N’ayant pas d’enfants, Edward avait choisi sa cousine germaine Jane Grey pour lui succéder. Mais seulement neuf jours après son couronnement, celle-ci est remplacée par Mary, qui s’est autoproclamée reine. Tout au long du règne de sa demi-sœur, catholique, le statut d’Elizabeth, protestante, est sujet à de nombreux débats politiques. Accusée de complots, cette dernière se voit même arrêtée et assignée à résidence pendant un an. Cependant, une dizaine de jours à peine avant de mourir, Mary reconnaît Elizabeth comme son héritière légitime.
De son côté, tout au long de son enfance, celle qui deviendra par la suite Elizabeth II, n’est que troisième dans l’ordre de succession au roi George V, son grand-père. Après le trépas de ce dernier en 1936, son oncle Edward VIII monte sur le trône. Il est encore jeune et célibataire, et la majeure partie du pays espère qu’il aura bientôt un ou plusieurs enfants, redistribuant ainsi l’ordre de succession. Mais seulement quelques mois après son couronnement, Edward abdique, à la suite de la crise constitutionnelle que provoque son désir d’épouser Wallis Simpson, une Américaine divorcée. Le père d’Elizabeth devient roi à son tour, sous le nom de George VI, et la fillette est désormais la première héritière présumée. Si ses parents avaient encore eu un fils par la suite, celui-ci aurait remplacé sa grande sœur dans l’ordre de succession en vertu des lois de primogéniture cognatique avec préférence masculine, encore en vigueur au Royaume-Uni à l’époque.
Une éducation privée
Jeunes filles, elles reçoivent toutes les deux une éducation privée grâce à une collection de tuteurs. Dans la famille royale britannique, Elizabeth et Margaret seront d’ailleurs les dernières à être éduquées d’une manière si traditionnelle.
D’abord instruite par leur gouvernante, Marion Crawford, qui lui apprend les bases rudimentaires dans plusieurs matières, la princesse Elizabeth suit des cours d’histoire constitutionnelle auprès du Provost de l’Eton College, Henry Marten, et de religion avec l’Archevêque de Canterburry. Au contact de plusieurs gouvernantes belges et françaises, elle se familiarise avec la langue de Molière. Elle se découvre également une passion pour l’équitation et la nature, puis rejoint les Guides-Scoutes à l’âge de onze ans. Pendant la Seconde Guerre mondiale, en tant que membre de l’Auxiliary Territorial Service (ATS), la branche féminine des Forces de l’armée britannique créée en 1938, elle participe à un cours d’entretien de véhicules motorisés. En 2007, dans une série de documentaires télévisuels, l’historien David Starkey remet en question la qualité de l’éducation dont a bénéficié son Altesse Royale, dénigrant son supposé manque de raffinement culturel et de curiosité intellectuelle. Plusieurs biographes officiels démentent ou contournent ces affirmations. D’après Marco Houston, l’éditeur du Royalty Monthly, « Elizabeth may not have had the best formal education, but she has had the best education at the university of life » (Elizabeth n’a peut-être pas reçu la meilleure éducation formelle possible, mais elle a reçu la meilleure éducation à l’université de la vie).
L’apprentissage privé « à domicile » d’Elizabeth I est d’une toute autre qualité. Dès l’âge de quatre ans, sa gouvernante et future dame de compagnie, Katherine Champernowne (plus tard connue sous le nom de Kat Ashley), lui apprend le français, le néerlandais, l’italien et l’espagnol. En 1544, l’intellectuel et pédagogue William Grindal, tout droit venu de Cambridge, la fait progresser en latin et en grec. À douze ans, la princesse est capable de traduire des prières et des traités philosophiques en trois langues, une activité qu’elle poursuivra toute sa vie. Après la mort prématurée de Grindal, victime de la peste en 1548, Elizabeth poursuit son éducation auprès du mentor de celui-ci, Roger Ascham, également en charge de l’instruction de son demi-frère Edward. D’après plusieurs sources, la reine compte parmi les femmes les mieux éduquées de sa génération. À la fin de sa vie, elle maîtrise une dizaine de langues différentes avec « la même facilité que sa langue maternelle », selon Giovanni Carlo Scaramelli, un ambassadeur vénitien qui s’en émerveille dans une série de lettres datées de 1603.
On a souvent l’impression que le principal inconfort de la royauté (le cynisme nous ferait dire le seul) réside dans la frontière ténue entre la vie publique et la vie privée, cette dernière étant scrutée et analysée parfois jusqu’à l’obsession. Aussi bien Elizabeth I qu’Elizabeth II en font l’expérience dans des contextes radicalement différents.
Au XVIe siècle, la question d’un mariage royal et de ses répercussions géopolitiques est une véritable affaire d’État. L’image renvoyée par une reine célibataire est double : celle d’une autorité suprême, indépendante de la soumission à un époux (possiblement étranger de surcroît) qui la supplanterait aux yeux d’une société immensément patriarcale ; et celle d’une grande instabilité, sans la possibilité de produire un héritier légitime, ce qui pourrait mettre en danger l’ordre constitutionnel. Dès le début de son règne, Elizabeth I fait l’objet de nombreuses manœuvres diplomatiques et de spéculations sur plusieurs époux qu’elle considérerait comme potentiels, tels Éric XIV de Suède, Frédéric II de Danemark et de Norvège, l’Archiduc d’Autriche Charles II ou encore Henri, duc d’Anjou et futur roi de France.
Si elle projette une image de virginité (on la surnomme la Reine vierge), Elizabeth I collectionne les « favoris », y compris son ami d’enfance, Robert Dudley, le Comte de Leicester, dont elle est ostensiblement amoureuse. Des rumeurs circulent autour d’un mariage éventuel avec Dudley si celui-ci devenait veuf. Sa femme Amy meurt d’ailleurs d’une chute accidentelle dans les escaliers, et certains suspectent le Comte de l’avoir provoquée. Mais plusieurs conseillers de la souveraine, quelques membres conservateurs du Parlement et la noblesse s’opposent vivement à cette éventuelle union, suggérant même la possibilité d’une révolte. Sans époux jusqu’à la fin de son règne, Elizabeth I se dira « mariée au peuple d’Angleterre ».
Moins politiquement débattue, la vie sentimentale d’Elizabeth II fait néanmoins couler un peu d’encre au début de sa relation avec le prince Philip de Grèce et du Danemark, son cousin germain éloigné. Quand elle le rencontre en 1939, la princesse, qui n’a que treize ans, tombe immédiatement amoureuse du jeune homme, de cinq ans son aîné. Ils entament une correspondance assidue et leurs fiançailles sont annoncées en juillet 1947. Au palais, cette relation ne fait pas l’unanimité. D’après Marion Crawford, plusieurs conseillers du roi estiment Philip indigne d’épouser Elizabeth, le décrivant comme un prince apatride et sans royaume. Une certaine presse s’attarde beaucoup sur son statut d’« étranger » : Philip, bien que sujet britannique, est né à Corfou ; et même la reine-mère l’affuble initialement du sobriquet « the Hun ». Parmi les autres sujets de controverse, le jeune fiancé ne possède aucun patrimoine financier et ses sœurs sont mariées à des nobles allemands liés au parti nazi. Pour étouffer ces polémiques, Philip abandonne ses titres danois et grecs, renonce à l’orthodoxie pour se convertir à l’anglicanisme, se fait appeler Mountbatten, le nom de famille de sa mère britannique, et se fait introniser Duc d’Édimbourg. Le mariage est célébré le 20 novembre 1947 à l’Abbaye de Westminster. Il est retransmis à la radio et suivi par 200 millions de personnes à travers le monde. Cependant, aucune des trois sœurs de Philip n’est invitée à la cérémonie…
Étrangement, même leurs fins de vie respectives se ressemblent. Toutes les deux ont vécu longtemps en grande forme physique et mentale, avant que leurs santés ne se détériorent rapidement à la suite de tragédies personnelles. Au XVIe siècle en Angleterre, l’espérance de vie avoisine les 35 ans, une moyenne extrêmement basse résultant surtout d’un haut taux de mortalité infantile. Passée l’adolescence, la majorité de la population peut espérer vivre jusqu’à une cinquantaine d’années. Quand elle décède, Elizabeth I a presque 70 ans, une longévité assez rare à l’époque. En 1602, une série de disparitions au sein de son cercle proche la plonge dans une profonde dépression. En mars 1603, elle tombe malade (vraisemblablement d’une infection respiratoire), reste alitée quelques jours avant de succomber à la fin du mois.
Le jubilée de platine d’Elizabeth II, célébrant le 70e anniversaire de son règne, commence en février 2022. À la fin du mois, elle commence à souffrir de symptômes grippaux et est testée positive au coronavirus. En convalescence, elle suit le début de l’invasion russe en Ukraine à travers des entretiens téléphoniques avec son premier ministre Boris Johnson. Elle est rétablie en mars mais remarque que l’infection « leaves one very tired and exhausted » (vous laisse fatiguée et épuisée). Déjà marquée par le décès de son époux l’année précédente, la reine se fait de plus en plus souvent remplacer aux événements officiels qui requièrent normalement sa participation. Elle manque ainsi l’ouverture du Parlement pour la première fois en 59 ans. Sa présence aux célébrations jubilaires se restreint à quelques apparitions au balcon de Buckingham Palace. En été, elle se retire au Château de Balmoral en Écosse. Mais le 8 septembre 2022, le Palais de Buckingham publie une première déclaration matinale indiquant que les médecins de la reine s’inquiètent pour la santé de Sa Majesté. Sa famille la rejoint précipitamment à Balmoral le jour même. Elizabeth II meurt paisiblement à 15h10, à l’âge de 96 ans, ses enfants Charles et Anne à son chevet.
Survie diplomatique
Beaucoup de facteurs influencent la durée d’un règne. On ne saurait trop souligner l’importance de la chance et du hasard, d’une bonne gestion des affaires du royaume –du moins en apparence, de la popularité du monarque et du sentiment général de stabilité qu’il parvient à donner à sa population. Cette stabilité est la réussite commune aux deux Elizabeth, arrivées au pouvoir dans des périodes tumultueuses pour la monarchie britannique. Avec, d’un côté, des troubles de succession et des tensions internationales – notamment liées à la séparation entre l’Église d’Angleterre protestante et l’Église papale catholique, vue comme une hérésie ; de l’autre, l’abdication d’un souverain, la mort précipitée de son successeur, les conséquences économiques de la Seconde Guerre mondiale et la dissolution de l’Empire. Les deux reines ont navigué à vue sur les remous diplomatiques de leur époque avec la même adresse, notamment grâce à certaines qualités similaires.
La première qualité, et non des moindres, consiste à savoir s’entourer judicieusement. Aux débuts de leurs règnes, elles bénéficient de l’expérience apportées par leurs « mentors » politiques, respectivement William Cecil, premier baron Burghley, et Winston Churchill. Les conseillers d’Elizabeth I sont souvent en désaccord entre eux en matière de réformes, ce qui permet à celle-ci de proposer nombre de compromis ou de laisser le temps jouer en sa faveur. Elle manipule les frictions de sa Cour pour mieux la dominer, utilisant la peur de certains – qui bénéficient de sa confiance – concernant leur futur si elle venait à disparaître. Si elle opère bien au sein d’une monarchie constitutionnelle, la décision finale lui revient entièrement pour chaque nouvelle loi, pour chaque dépense de l’Etat.
À l’ascension d’Elizabeth II, la répartition du pouvoir est sensiblement différente. Elle fait partie de la première génération de monarques en Europe dont le rôle devient presque entièrement symbolique. En termes de politique intérieure, elle agit plutôt comme une consultante auprès de son Gouvernement, grâce à des rendez-vous hebdomadaires avec le Premier ou la Première ministre. À l’extérieur, et singulièrement auprès du Commonwealth, elle présente une image bienveillante qui milite pour la coopération transnationale. Lors de son couronnement, elle promet : « Throughout all my life and with all my heart I shall strive to be worthy of your trust. » (Toute ma vie durant, je m’évertuerai de tout mon cœur à être digne de votre confiance.) En 1983, après des années d’ambiguïté concernant l’indépendance des anciens membres du Commonwealth, elle mentionne dans un discours diffusé à Noël l’importance de réduire l’écart entre pays riches et pays pauvres, en abandonnant progressivement le nationalisme au profit de l’interdépendance. À l’époque, on la critique pour son « manque de chauvinisme », mais ses voyages l’ont rendue plus diplomate et plus « socioculturellement éveillée » que la frange la plus conservatrice du Royaume-Uni. Pour autant, son silence sur l’héritage colonial de la Couronne et de l’impérialisme britannique en général pose toujours question aujourd’hui.
Elizabeth I et Elizabeth II partagent un sens de la réserve et de la prudence qui les placent au-dessus de la mêlée politique, et les tiennent donc éloignées des reproches. Après l’accord de paix signé en 1604 entre James I et l’Espagne, mettant fin à plusieurs années de conflit, l’officier, explorateur et favori d’Elizabeth, Walter Raleigh, affirme que si la reine défunte s’était engagée plus franchement dans une guerre martiale, une victoire totale se serait profilée à l’horizon. Il remarque : « But Her Majesty did all by halves. » (Sa Majesté faisait tout à moitié.) Elizabeth I déteste les prises de risque et l’incertitude des campagnes militaires agressives. Elle refuse catégoriquement les conflits ouverts, préférant se reposer sur des alliances continentales et une stratégie uniquement défensive. Souvent, elle veille à ne pas dévoiler son opinion, suivant sa devise « Video et taceo. » (Je vois et je me tais.) Parfois, elle en vient même à se distancier de certaines décisions impopulaires, quitte à en rejeter la faute sur les autres. Elle dément, par exemple, avoir souhaité l’exécution de Marie Stuart, recommandée par une grande partie de ses plus proches conseillers et des membres du Parlement. A-t-elle des regrets ? Ou est-elle inquiète du précédent constitué par un tel régicide ?
Habituellement décrite comme pratiquement irréprochable dans son travail, Elizabeth II suit rigoureusement une réserve équivalente. Les analyses de sondages révélant l’immense popularité de la reine auprès de sa population suggèrent l’importance de cette réserve. Tout au long de sa vie et de sa carrière, elle n’accorde presque aucune interview et ne partage jamais ses opinions politiques. La rumeur dit que, même lors de ses rendez-vous confidentiels avec le Premier ou la Première ministre, elle ne donne jamais de recommandations. À la place, elle écoute attentivement, et pose des questions sur les réformes proposées par le Gouvernement. En termes de diplomatie internationale, cette prudence se traduit par une attitude formelle, influencée par un protocole royal particulièrement rigide, toujours bien étudiée et toujours cordiale. D’après certains journalistes, un système signalétique assez subtil permet à la souveraine de communiquer à son équipe lors de certaines interactions sociales afin d’écourter les discussions indésirables. Une figure consensuelle au-dessus des débats, en équilibre entre maintien des traditions et soutien modéré aux changements les plus globalement acceptés de la société, Elizabeth II assure une pérennité au concept même de la monarchie malgré ses nombreux opposants. Tout comme son homonyme, elle démontre que la meilleure façon de maîtriser la vague, c’est de ne surtout pas en faire.
Fashion et propagande
Quand votre fonction est principalement symbolique, votre pouvoir résulte de sa perception médiatique et nécessite le contrôle permanent de votre image. Les Windsor ont savamment suivi les avancées technologiques de la diffusion d’informations pour promouvoir la valeur de leur institution, modelée comme étant « au service de la Nation » : de la radio à la télévision, des photographies officielles aux timbres et aux services à thé, des apparitions au balcon de Buckingham Palace à une présence massive sur Internet et sur les réseaux sociaux. Elizabeth II comprend très vite le pouvoir de l’apparence, d’un vêtement, d’une tenue. Elle évite les modes éphémères pour privilégier une silhouette évoquant la fiabilité, la stabilité et la constance.
Jeune princesse, elle porte des robes à fleurs plissées typiques des années 1930 et 1940, puis des tailleurs jupes. Mais à partir de son accession au trône, sa garde-robe développe un style caractéristique, davantage guidé par la fonction que par la mode. Lors de ses voyages à l’étranger, les tenues sont conçues pour s’adapter subtilement aux coutumes et à la culture locales. En public, la reine s’habille pour que les foules puissent la voir. Elle porte souvent une redingote, ou une robe et un chapeau assorti, dans des couleurs vives et audacieuses, suggérant une chaleur et une accessibilité de plus en plus distantes de la froideur régalienne. Les tissus utilisés pour les vêtements de la souveraine sont testés pour limiter le froissement et lestés à l’ourlet pour les rendre insensibles aux rafales de vent. Des imprimés subtils sont employés pour éviter que des marques ne soient visibles, et des coussinets détachables sont même placés sous les bras permettant de dissimuler la transpiration.
En tant que souveraine, Elizabeth I est également très soucieuse de son image et consciente de son potentiel politique. En privé, elle accorde une importance à son confort, d’où sa préférence pour des robes simples, unies, qu’elle porte parfois deux ou trois jours de suite. En public, grand ou petit, elle s’habille pour impressionner. Les vêtements sont un indicateur important de statut social à l’époque. La reine se doit d’arborer une garde-robe plus splendide que tout le monde. Si elle collectionne les étoffes de toutes les couleurs, elle privilégie le blanc et le noir, symboles de virginité et de pureté. Ses robes sont magnifiquement brodées à la main avec toutes sortes de fils colorés et décorées de diamants, de rubis, de saphirs, de perles et d’autres bijoux et pierres précieuses. Dans sa jeunesse, Elizabeth I se maquille parcimonieusement mais après avoir attrapé la variole en 1562, cette tendance s’inverse dramatiquement pour masquer les cicatrices laissées sur son visage. Elle se le fait peindre avec du blanc de céruse et du vinaigre tandis que du rouge est appliqué sur ses lèvres et ses joues.
Passé un certain âge, la reine laisse le soin à ses courtisans de promouvoir le culte de « Gloriana » –, en faisant exécuter d’elle des portraits royaux toujours plus flatteurs et iconographiquement élaborés : la présence de globes, de couronnes, d’épées, de colonnes et de cartes rend hommage à son empire, mais on retrouve aussi des roses, des livres de prière, des lunes, des perles et d’autres allusions classiques à la pureté. De petites armées d’ouvriers travaillent pendant des mois afin de créer en son honneur de somptueux divertissements en plein air. Ses apparitions en public sont marquées par un éblouissant étalage de richesse et de magnificence. Tout au long de son règne, elle se déplace sans cesse d’un palais à l’autre et profite de l’hospitalité de ses sujets les plus aisés. Au cours de ces voyages (surtout estivaux), connus sous le nom de « progressions royales », elle courtise son peuple en recourant à une véritable propagande de l’image. Les artistes, y compris des poètes comme Edmund Spenser et des peintres comme Nicholas Hilliard, la célèbrent sous diverses formes, parfois mythologiques, l’associant à Diane, la chaste déesse de la lune ; Astraea, la déesse de la justice ; ou Gloriana, la reine des fées. Elizabeth s’approprie également une partie de la vénération chrétienne vouée à la Vierge Marie, utilisant son célibat pour se présenter sous les traits d’une reine vierge, une seconde Madone. Elle cultive ainsi le sentiment qu’elle donne d’être intemporelle, éternellement jeune : une immortalité due à son apparente pureté sexuelle.
Sources d’inspiration
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les deux souveraines font recette dans le milieu de la culture et du divertissement. Le succès international de The Crown en est la preuve retentissante. Cette série sur Netflix dépeint une version romancée de l’histoire d’Elizabeth II en se concentrant sur deux axes principaux : sa vie amoureuse, puis celle de ses enfants, et son rôle en tant que reine, notamment sa relation avec ses Premiers et Première ministres. Elle est interprétée tour à tour par Claire Foy, Olivia Coleman (toutes les deux couronnées de récompenses prestigieuses) et, dans les dernières saisons, par Imelda Staunton. De façon plus surprenante, Elizabeth II est aussi l’héroïne de plusieurs romans, qu’il s’agisse de satires politiques comme The Queen and I et Queen Camilla de Sue Townsend, ou de livres destinés à la jeunesse comme The BFG de Roald Dahl, Winnie-the-Pooh Meets the Queen de Jane Riordan, ou encore la série The Queen Collection de Steve Antony.
Sur grand écran
Au cinéma, si Helen Mirren a remporté l’Oscar de la meilleure actrice pour The Queen, dédié aux jours qui ont suivi la mort tragique de Lady Diana, sa Majesté est aussi apparue dans des films beaucoup moins consensuels. Dans Tricia’s Wedding, un court-métrage classé X de 1971, l’Elizabeth II d’un Steven Walden en drag prend part aux célébrations orgiaques des noces de Tricia Nixon. Julie Walters prête sa voix à la souveraine dans le dessin animé belge The Queen’s Corgi, consacré à ses chiens. Cars 2, le film d’animation des Studios Pixar, la voit transformée en Rolls-Royce Phantom IV, une voiture de luxe avec les inflexions vocales inimitables de Vanessa Redgrave. Elle apparaît aussi dans une cavalcade de comédies plus délicieusement ridicules les unes que les autres : The Naked Gun, Austin Powers in Goldmember, ou encore Johnny English. On lui vole même sa couronne dans la superproduction bollywoodienne Dhoom 2… Les exemples ne manquent pas.
Depuis plusieurs siècles, Elizabeth I est une source d’inspiration presque intarissable pour les artistes, comme en témoigne la quantité phénoménale d’œuvres en tous genres basées sur sa vie. Shakespeare le premier inclut sa naissance et son baptême dans la pièce « historique » King Henry VIII. Elle apparaît aussi chez Friedrich Schiller, Walter Scott ou encore Mark Twain, pour ne citer que les plus illustres. En littérature, de nombreuses versions plus ou moins fictionnalisées de sa jeunesse voient le jour au XXe siècle, notamment dans plusieurs livres pour enfants et adolescents. Elle compte même parmi les personnages principaux d’une série limitée de Comics Marvel intitulée Marvel 1602, qui décrit une réalité alternative où la période élisabéthaine est peuplée de super-héros comme Spider-Man, les X-Men ou encore Les Quatre Fantastiques.
En musique, outre le catalogue extensif de pièces composées pour elle de son vivant, plusieurs opéras font d’Elizabeth l’une de leurs protagonistes : Elisabetta, regina d’Inghilterra de Gioachino Rossini, Le Songe d’une nuit d’été d’Ambroise Thomas, Gloriana de Benjamin Britten (composé pour le couronnement d’Elizabeth II)… Trois des quatre opéras Tudor de Gaetano Donizetti explorent la relation qu’elle entretient avec ses favoris et sa grande rivale Mary Stuart. Notre double production Bastarda, qui propose une revivification de cette tétralogie, est construite autour de son personnage. Au cinéma et à la télévision, deux grands archétypes d’Elizabeth I existent : une caricature excentrique, principalement dans les comédies, et une femme de pouvoir dont la vie sentimentale entre en conflit avec la fonction.
Depuis toujours, les films dits « en costumes » sont très prisés par les maisons de production. D’abord parce qu’ils attirent un public assez large, sans pour autant coûter des sommes exorbitantes. Ensuite, parce qu’ils sont un aimant à remises de prix dans trois catégories : l’interprétation ou l’acting, les décors et les costumes. Judi Dench a notamment remporté l’Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle pour sa prestation en Elizabeth I dans Shakespeare in Love. À peine dix minutes à l’écran, elle compose une reine autoritaire, gourmande, fière, bourrue, souvent drôle, pleine de malice et, par endroits, de compassion. Avec une profondeur et une justesse échappant parfois au reste de la distribution, elle résume en une réplique le poids du dilemme de cette monarque fascinante : « I know something of a woman in a man’s profession… Yes, by God, I do know about that… » (Je sais ce que c’est que d’être une femme dans un métier d’homme… Mon dieu, je ne le sais que trop.)
Alors, qu’est-ce qui nous fascine tant chez ces deux Elizabeth ? Leur importance historique ? Leur personnalité ? La curiosité qui nous pousse à vouloir gratter le vernis du pouvoir et de ses symboles ? La puissance évocatrice de leur image ? Le pouvoir d’une icône réside dans son universalité, dans sa versatilité culturelle. Une icône est une énigme capable de signifier autant de choses qu’il existe de sensibilités. Au bout du compte, peut-être que les visages d’Elizabeth I et d’Elizabeth II ne leur appartiennent pas. Et c’est ce qui fait leur force.