Il faut que cela vienne du cœur…
La Salomé d’Elsa Dreisig
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Au moment où la soprano Elsa Dreisig nous rejoint par visioconférence, elle entame sa préparation pour le concert Salome’s Dance, où elle chantera des extraits des opéras de Richard Strauss et de Jules Massenet. Dans cet entretien, elle se livre sur sa passion pour le personnage de Salomé et, de façon plus générale, sur les émotions qui traversent une musicienne avant et pendant un concert…
Lors de ce concert, vous allez interpréter deux versions du même personnage. Qu’est-ce qui vous plaît dans la figure de Salomé ?
Pour commencer, ce qui est intéressant, c’est qu’on l’a toujours confondue avec sa mère, Hérodiade. C’est une problématique qui peut parler à beaucoup de monde : ne pas pouvoir se détacher de ses parents, répéter les mêmes choses… Ma mère est chanteuse d’opéra et il est arrivé de nombreuses fois, en interview, que la première chose que l’on me demande c’est de parler d’elle. J’ai toujours envie de dire : « Mais apprenez à me connaître d’abord et après, à la rigueur, on peut parler de ma mère si ça vous fait plaisir ! » (rire). C’est même le cas dans l’opéra, où Jochanaan demande, dans sa grande aria : « Où est celle qui s’est salie auprès des hommes… », et où Salomé répond : « Er spricht von meiner Mutter » (« Il parle de ma mère »). Et malgré ça, même dans le public, un amalgame inconscient se fait entre la mère et la fille. C’est une immense injustice contre laquelle je me bats, même si c’est une fiction, parce que je tiens trop à ce qu’on laisse s’exprimer librement un personnage, un caractère. Je me suis prise très tôt d’une passion pour Salomé parce qu’elle est tellement incomprise, tellement mal jugée. Je vois bien tout le côté sombre et malsain qui lui a été transmis par une parentalité perverse. Mais au fond, elle aurait pu avoir une autre trajectoire si on lui en avait laissé la chance. À l’opéra, on a tendance à cantonner les personnages dans une personnalité figée. Et j’aime réhabiliter leur complexité, en proposer des versions moins caricaturales et, de mon point de vue, plus fidèles aux œuvres.
D’après vous, à quel point la nature violente de Salomé est conditionnée par ce besoin de liberté ?
Je pense qu’il y a peut-être en elle une forme de révolte face au rôle que son entourage veut lui imposer. Exiger que l’on décapite quelqu’un, c’est d’une puissance extraordinaire, surtout pour une jeune fille de seize ans. Elle prend son destin en main. Elle ne craint pas la mort. Elle passe de l’autre côté. Elle n’est plus dans la stratégie d’une vie. Le royaume dans lequel elle vit est étouffant, dégoutant, et elle se demande ce qu’elle peut faire pour devenir totalement insaisissable, et donc indestructible. À la fin de l’opéra de Strauss, dans cet acte suprême, elle pose cette question à la tête coupée de Jochanaan : « Pourquoi tu ne m’as pas regardée ? Pourquoi tu ne m’as pas considérée ? » Son geste n’a rien d’un caprice d’adolescente. C’est existentiel. Bref, c’est un personnage génial.
Pour la création française de Salomé à la Monnaie, Richard Strauss a changé le rythme de la ligne vocale, il a même changé certaines notes.
Et qu’est-ce qui vous plaît dans la version de Massenet ?
Pas spécialement le texte (rire). J’adore ce compositeur, mais il n’a pas toujours travaillé avec des gens capables d’écrire de très bons livrets. Il avait un excellent instinct pour trouver ses sujets mais, dans leur exécution, les livrets proposent souvent une vision romantique très fantasmée des choses, avec presque la peur de déranger. Dans Hérodiade, Salomé tombe follement amoureuse de Jochanaan, il n’y a pas l’ambiguïté de chez Strauss. Mais c’est du velours pour la voix. C’est particulièrement agréable à chanter. Massenet, si on ne lit que le texte, ça peut prêter à rire, mais il suffit de rajouter sa musique et l’espace sonore qui s’ouvre alors sauve absolument tout.
À la fin du XIXe siècle, la Monnaie s’est spécialisée dans la création des versions françaises des opéras de Wagner. Vous allez également interpréter le finale de l’opéra de Strauss en français, dont la version originale a également été créée à Bruxelles. Quelle différence cela fait-il, ce changement de langue dans votre travail de préparation ?
Il se fait que dans mon parcours professionnel, j’ai commencé par la Salomé française. Cela m’a ouvert un champ d’intimité avec la langue que je n’avais pas avec l’allemand, puisque j’ai grandi en France. Il n’y a aucun filtre entre moi et les mots. Et puis interpréter cette version protège des attentes qu’il peut y avoir autour du personnage : d’une voix dramatique, d’une voix puissante à la Nina Stemme ou à la Birgit Nilsson, etc. En français, il n’y a pas toutes ces comparaisons. Pour la création française, Strauss a changé le rythme de la ligne vocale, il a même changé certaines notes. Il ne s’est pas amusé à faire seulement un copier-coller avec le texte traduit. Il a complètement retravaillé la partition. Cependant, c’est techniquement un peu plus dur. Le français se prête moins au chant que l’allemand ou l’italien. À connaître si intimement cette langue, on se sent un peu moins libre de déformer les sons et les mots, on veut presque trop bien faire. Quand je chante en français, je dois toujours fournir un effort pour abandonner ce besoin de fidélité à l’extrême.
Vous avez récemment interprété le rôle dans son intégralité au festival d’Aix-en-Provence. Est-ce que votre approche est différente dans le cadre d’un concert ?
Je n’ai plus chanté cette scène isolément depuis plus de cinq ans. J’avoue que j’ai très hâte – mais aussi un peu peur – d’arriver au concert. De toute façon, j’ai toujours peur. Le trac fait partie de ma vie constamment. Dans cette production que vous mentionnez, la scène finale était précisément le moment où je me disais : « Ouf, plus qu’un quart d’heure. » En plus, dans la mise en scène, Andrea Breth m’avait construit une sorte de petite boîte à l’avant-scène, comme une caisse de résonance personnelle faite sur mesure. Donc je pouvais lâcher la tension. Ici, il n’y aura pas l’énergie accumulée de tout l’opéra, il n’y aura pas de costumes… on est plus « mis à nu » dans un concert. À la fin de l’opéra, normalement, on m’a oubliée. On ne voit plus que Salomé. Si quelqu’un voit encore Elsa, c’est que j’ai mal fait mon travail. Le plus grand défi dans un concert, c’est que l’on a trois secondes pour sortir de soi-même et devenir le personnage qu’on doit chanter, et espérer que, peut-être, seulement par le chant, on donne une impression de qui il est.
Pour y parvenir, êtes-vous dans le contrôle, la précision ? Le lâcher-prise ? Un amalgame des deux ?
Je suis plutôt une adepte du lâcher-prise sur scène. Quand je fais partie du public, je ressens les moments où il y a trop de contrôle, où les chanteurs font un effet particulier pour induire une réaction. J’y suis allergique. J’essaie, dans ma préparation, d’être aussi précise que possible, tant avec une dramaturge, avec ma professeure de théâtre qu’avec ma professeure de chant, et de visiter tous les aspects d’une œuvre. Il ne faut pas être paresseux quand on chante. On sous-estime parfois ce travail. Il faut améliorer tous les jours sa technique, sa présence, la gestion de son corps. Mais si on veut être touché par la grâce sur scène, il faut donner de la place à une forme de laisser-aller, d’improvisation, il faut que cela vienne du cœur... Les grands sportifs – notamment dans le monde du tennis – parlent aussi de cet aspect. Quand on écoute des interviews de joueurs ou de joueuses de tennis, leur approche de ce sport est extrêmement similaire à celle d’un interprète envers l’art vivant, l’opéra. S’ils sont trop dans le contrôle, ils ne peuvent pas atteindre cet état de grâce où le jeu se pare d’une fluidité qui tient les gens en haleine.
C’est la première fois que vous chantez avec nos forces musicales et Kazushi Ono. Comment se passe une première rencontre avec un orchestre et un chef ?
Vous touchez à une des grandes difficultés de ce métier. Ce sont souvent de nouvelles rencontres qui n’offrent que deux ou trois jours de répétition pour apprendre à se connaître, à se comprendre, à être sur la même longueur d’onde. À l’opéra, on a un peu plus de temps, mais ça reste bref. Même si vous réunissez les êtres humains les plus investis et les plus passionnés du monde autour d’un même but – c’est-à-dire émouvoir le public –, il faudra un temps d’adaptation. Il faut passer par la case où le projet prend forme de façon un peu bancale. Cela dépend aussi de la nouveauté de la pièce que l’on interprète, si on connaît bien ou non le répertoire. Si c’est une œuvre que je n’ai jamais chantée par exemple, je peux me sentir plus vulnérable. J’envie parfois mes collègues qui font plein de concerts avec le même orchestre. Cela permet d’aller dans une profondeur qui nous échappe quand on ne se connaît pas beaucoup. On verra comment cela va se passer à Bruxelles. La première répétition, la première heure, c’est toujours l’inconnu… Il faut avoir les nerfs bien accrochés.
Vous commencez le premier jour avec « la boule au ventre » ?
Oui, et souvent j’en sors plus stressée encore. Je vois tout ce qui ne marche pas. Je me dis que je ne vais jamais y arriver. En fait, je trouve le moment de la répétition presque plus difficile que la représentation. Sur scène, on a la chance de sublimer quelque chose pour un public. En répétition, la salle est vide et pourtant on doit s’investir comme pour le jour J, mais sans l’adrénaline, sans cette énergie souterraine qui vient nourrir l’art. Mon plus grand dilemme de chanteuse, c’est de ne pas me fatiguer en répétition. Chaque concert, chaque production, c’est un défi renouvelé.
Que diriez-vous à une personne qui n’a jamais été confrontée à ce genre de musique pour la convaincre d’assister au concert ?
Salomé de Richard Strauss, c’est la claque d’une vie. On n’en ressort jamais indemne. Soit on adore, soit on déteste, mais on a la certitude à 100 % de recevoir une émotion forte. Je ne connais pas de personne qui ne soit pas bouleversée à l’écoute de Salomé. Juste pour ça, il faut venir. C’est une œuvre hors du commun. Et puis, je pense que c’est très intéressant d’entendre le même personnage mis en musique par deux compositeurs différents. Cela ouvre des portes. Cela montre à quel point les limites que nous donnons à notre vision d’une héroïne sont trompeuses…