Benoît Mernier
La fin de la partition de « On purge bébé ! »
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Quand Philippe Boesmans est tombé brusquement malade, il m’a demandé de terminer la composition de son opéra. Lorsque je suis allé le voir à l’hôpital pour en parler avec lui, je ne pouvais imaginer que quelques heures plus tard il ne serait plus là.
Dans un tout autre contexte, j’avais déjà travaillé avec Philippe pour son opéra Au monde. Il avait dû s’arrêter quelque temps à cause de problèmes de santé et il était très en retard. Nous étions alors à un mois du début des répétitions. Il lui restait deux scènes à écrire, les deux dernières, d’environ cinq minutes chacune. Il avait sollicité mon aide, mais les conditions étaient complètement différentes, la collaboration l’amusait, c’était un peu un jeu entre nous : moi j’ai composé la scène 19 et lui, parallèlement, la scène 20, scène finale. Il fallait aller très vite, je n’avais pas le temps d’étudier l’opéra, mais je voyais vers où je devais aller parce que, plus je travaillais, plus il avançait aussi. On était là un peu dans une situation qui rappelait les ateliers des grands peintres qui faisaient travailler leurs disciples à leurs propres œuvres. Le travail avait finalement abouti dans les temps.
Ici, le cas de figure est complètement différent. Son décès est survenu en avril, j’avais beaucoup de choses en cours à ce moment-là. Commencer à véritablement écrire, je l’ai fait à la fin du mois de juin, mais j’ai profité de ce temps intermédiaire pour étudier attentivement la partition.
« Merde »...
Quand même, ce n’est pas courant
de devoir mettre ça en musique !
Dans le cas de On purge bébé !, la grande difficulté pour moi a été de « placer le curseur » entre un extrême qui aurait été d’essayer de faire une sorte de pastiche – du faux Boesmans en quelque sorte – et un autre extrême qui aurait été de faire ma musique à moi. Il fallait déterminer une série d’éléments pour respecter le ton, rester fidèle au projet, au style, à l’orchestration, à la prosodie.
C’est donc ça que j’ai étudié pendant plusieurs semaines. Quand je me suis mis au travail d’écriture proprement dit, je me demandais sans cesse si c’était conforme à son projet dramaturgique et musical. Cette tentative d’atteindre une forme de fidélité stylistique n’a pas été simple. En cela, l’aide de Richard Brunel, le librettiste et metteur en scène de l’œuvre, et celle de Sylvain Cambreling qui connaît le travail de Philippe depuis de longues années ont été précieuses. Sylvain, qui avait lu cet opéra tout au long de sa composition, a attiré mon attention en particulier sur les questions de prosodie tellement importantes pour que l’on comprenne bien le texte. Bernard Foccroulle m’a aussi beaucoup encouragé, car l’écriture de la fin d’un opéra est toujours une étape cruciale, surtout dans une telle situation.
J’avais le livret et la partition, j’ai pu récupérer une partie des manuscrits et quelques esquisses. Ma première tentative a été d’essayer de déchiffrer les quelques mesures qui n’avaient pas été mises au net. Ainsi travaillait Philippe : il écrivait d’abord une sorte de brouillon au crayon, illisible, sinon par lui, ensuite il repassait au crayon de manière un peu plus lisible, il envoyait sa partition au copiste, quasiment page par page, et le copiste en faisait la gravure. Et puis après la copie au net revenait et il la relisait.
Sur le plan vraiment très pragmatique, la grande différence entre Philippe et moi, c’est qu’il n’a jamais utilisé d’ordinateur, il a toujours travaillé au crayon. Moi, je fais un brouillon au crayon et puis, au fur et à mesure, je retranscris sur l’ordinateur. J’ai ainsi réalisé la gravure directement sur les fichiers informatiques de la partition à la suite de ce qu’il avait écrit. Plus tard, le copiste fera tout le travail de réduction pour la partie chant-piano, le matériel d’orchestre, etc., mais pour l’instant c’est moi qui ai la main sur toute la partition d’orchestre où je suis en train de faire les corrections des 300 pages que Philippe avait écrites et mises au net.
En termes de pages, j’ai dû écrire environ 10 % de l’opéra. Il en avait donc composé la majeure partie. Je relis tout, depuis le début de sa composition, page par page. Il y a un certain nombre d’erreurs parce qu’il n’a simplement pas eu le temps de tout corriger. Mais il faut dire que l’écriture de Philippe est extrêmement précise. Il savait exactement ce qu’il voulait entendre. Mon travail a été aussi de comprendre et rendre compte le plus fidèlement possible de cette réalité dans les corrections apportées.
La structure
C’est un opéra où tout s’enchaîne, on n’y distingue pas des scènes qui s’arrêtent, il y en a dix et elles sont déterminées par les entrées et les sorties des personnages. Philippe s’était arrêté au milieu de la neuvième scène, sur une triple croche... Après il a fallu voir comment reprendre les choses, en m’inspirant plus ou moins de ses esquisses. Heureusement tout le livret était prêt, Philippe et Richard avaient déjà discuté de la fin.
On peut presque dire que cet opéra c’est son Falstaff, parce que c’est un opéra très drôle, d’une vivacité, d’une virtuosité extraordinaires. Ce sera court, la pièce va durer une 1h30 et ça va à une vitesse folle, les tempi sont extrêmement rapides, accompagnant vraiment le déroulé de la conversation qui est un véritable jeu de ping-pong. On est dans une vraie pièce de théâtre.
J’ai d’abord lu la pièce et puis j’ai lu le livret. Le texte reste celui de Feydeau, avec des coupures et un réagencement. Philippe et Richard ont ainsi renforcé le côté comique. Il faut quand même dire que quand il a écrit ça, Feydeau était séparé de sa femme, il vivait à l’hôtel, et il a écrit trois pièces qui sont vraiment des règlements de compte avec elle. Mais dans le livret, Philippe et Richard ont réduit le côté misogyne qui peut apparaître dans l’œuvre.
Quelque part, les personnages de On purge bébé ! peuvent sembler caricaturaux. Mais ce sont surtout les situations dans lesquelles ils se trouvent qui sont ridicules. Philippe disait qu’il aimait tous les personnages, même les plus détestables. De cette façon, il parvient à les rendre proches de nous. Il affirmait aussi rire beaucoup en composant cette œuvre. Et j’ai, moi aussi, ri énormément en lisant le livret, et encore en composant. Une des choses que j’ai dû mettre en musique, assez particulière, c’est l’exclamation « Nom de Dieu ! » de Bastien Follavoine au moment où il reçoit la gifle de Horace Truchet. Et puis aussi un des derniers mots de la pièce : « merde »... Quand même, ce n’est pas courant de devoir mettre ça en musique (rire).
De style et de citations
La partition est très homogène. C’est un seul geste, comme une course folle. On est entraîné dans une scène de ménage qui ne s’arrête pas. Il y a quelques belles citations aussi. Le tout début de l’opéra est inspiré du thème principal des Hébrides de Mendelssohn, puisque le début de la pièce de Feydeau commence par une scène où Follavoine, à la demande de « Bébé », cherche dans le dictionnaire où se trouvent les îles Hébrides, mais comme il est inculte, il cherche à la lettre Z.
Ce motif de Mendelssohn revient à la fin de la pièce – ça ce n’est pas dans Feydeau – parce que Philippe a eu l’idée que ce soit Bébé qui donne le mot de la fin, alors qu’il a mis toute sa famille dans un vrai désastre – son père est en train de partir, sa mère ne sait plus où elle est – il dit simplement : « Papa, Maman, où c’est les îles Hébrides ? ». Et là je reprends le thème de Mendelssohn. Et la pièce se termine là-dessus, le motif tourne en rond de plus en plus follement.
Il y a aussi une citation que Philippe a écrite, très sarcastique et très drôle, et que tout le monde va reconnaître parce qu’elle est très claire : au moment de montrer que le pot de chambre fabriqué par les usines de Follavoine est incassable, on entend le leitmotiv du Graal, dans le Parsifal de Wagner. Là, c’est la musique elle-même qui va rendre la situation encore plus ridicule et renforcer le côté comique de la situation.
Le rire de Phiphi
C’était compliqué de terminer l’opéra de Philippe. Je me sentais souvent seul face aux questions que je me posais constamment. Dans cette tâche qu’il m’a confiée, il y a toute cette question de la présence, de l’absence… Comment assumer ma présence dans cet opéra tout en cherchant la fidélité, alors que lui est maintenant absent ? C’était, et cela reste lourd émotionnellement, car Philippe, en plus d’avoir été mon maître, était un ami que j’aimais beaucoup. Une façon pour moi de lui rendre hommage a été, dans le dernier geste à la toute fin de l’opéra, d’imaginer une sorte de métaphore musicale d’un éclat de rire de Philippe…