En Atendant
Anne Teresa De Keersmaeker
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Dans En Atendant, Anne Teresa De Keersmaeker aborde la musique ancienne pour la première fois de sa carrière : sur les notes de l’Ars Subtilior – une polyphonie délicate née des ravages de la peste et sur les ruines de l’Église –, elle replace au centre la question de notre corporalité, de notre mortalité. Découvrez dans cette interview les principes qui sous-tendent cette chorégraphie à couper le souffle.
Vous travaillez pour la première fois sur une musique antérieure à Monteverdi et à l’émergence de l’harmonie classique. D’où vient cet intérêt pour l’Ars subtilior, ce style musical particulièrement complexe de la fin du XIVe siècle ?
C’est un rendez-vous qui a été retardé… mais c’est comme un retour au bercail. Ce désir était présent depuis longtemps, j’en avais remis la réalisation à plus tard parce que j’étais gênée à l’idée de mettre en scène de la musique sacrée – je n’avais pas conscience qu’à l’époque, musique sacrée et musique profane s’entrecroisaient à ce point. Le choix de l’Ars subtilior est par ailleurs lié à l’invitation du Festival d’Avignon (où a eu lieu la création en 2010, ndlr) : cette musique évoque l’histoire de la cité d’Avignon et du schisme papal. En écoutant divers enregistrements, j’ai redécouvert ma fascination pour des textures contrapuntiques raffinées visant à dévider le souffle naturel et un flot d’émotions, à l’instar de l’expression vocale que je n’ai cessé de développer.
Le lien entre musique et danse auquel vous renvoyez à travers le précepte « My walking is my dancing » est déjà présent dans Fase et dans votre chorégraphie sur le Quatuor n° 4 de Bartók dans Bartók/Aantekeningen.
« My walking is my dancing » [je danse comme je marche] signifie que le mouvement consiste essentiellement à marcher avec la musique, de sorte que chaque note corresponde à un pas. Je voulais que les danseurs apprennent la musique si intimement qu’ils en connaîtraient chaque note par cœur, en marchant à l’unisson de cette musique. Dans En Atendant, nous avons enregistré séparément les trois voix (cantus, contre-ténor et ténor) constituant le contrepoint de cette musique, de façon à répartir les danseurs en conséquence, « marchant » seul ou à plusieurs sur une ligne musicale. Par exemple, les danseurs solistes reprennent l’articulation rythmique sophistiquée du cantus, tandis qu’un groupe de danseurs souligne la voix de ténor, plus lente et plus lourde. De cette manière, le mouvement spatialise le temps.
Outre le précepte « My walking is my dancing », qui implique le bas du corps, comment avez-vous créé les autres mouvements ?
J’appelle « My talking is my dancing » [je danse comme je parle] le principe qui complète la marche et qui guide les mouvements du haut du corps. Ces dix dernières années, j’ai travaillé sur la polarité dans l’organisation chorégraphique espace/temps, en m’appuyant sur l’unité entre ouverture et fermeture, construction et déconstruction, que l’on retrouve dans les concepts taoïstes du yin et du yang, ou encore division en une opposition complémentaire. Ces principes agissent sur l’architecture du corps en mouvement, selon le principe du « carré magique », un volume composé de neuf points de l’espace correspondant chacun à une étape différente du changement d’énergie. Ces neuf points dessinent une trajectoire en spirale pour le corps, une séquence pour le corps en tant qu’architecture mobile incluant tout le corps, ou seulement les bras, les mains ou la tête. Chaque danseur a composé sa propre expression « walking-talking » [marcher-parler] à partir de la trajectoire architecturale que j’avais donnée. Il pouvait ensuite modifier cette formule par un contrepoint, l’exécuter à l’envers, etc.
La qualité sculpturale des groupes de corps est frappante quand les danseurs traversent la scène latéralement, un contrepoint chorégraphique extrêmement raffiné que nous n’avions pas encore vu dans votre travail.
En effet, ces sculptures mobiles éphémères résultent de la construction contrapuntique et architecturale, de « l’éclatement » de l’espace entre les danseurs, de façon que les différentes trajectoires chorégraphiques autonomes soient condensées en un volume restreint, et que les corps se touchent, produisent une résistance et se soutiennent les uns les autres. Mais tout contact n’est qu’une conséquence du contrepoint, des lignes qui se croisent dans l’espace et dans le temps. Ces lignes s’articulent en adéquation avec la partition musicale.
Quelle est la macrostructure de En Atendant ?
J’ai construit En Atendant selon une ligne-temps ayant pour centre (correspondant à la division de la durée totale par le nombre d’or) la chanson-titre du spectacle. À l’exception de la composition pour flûte du Hongrois István Matuz jouée par Michael Schmid – un véritable prologue qui introduit l’idée d’attente infinie, de suspension du temps et de sa prolongation sur des notes de plus en plus aiguës, tout en conservant la note grave par un mécanisme de respiration –, toute la musique découle de ou est liée à la chanson En Atendant de Philippot de Caserta. À cette époque, l’art de la composition incluait citations et paraphrases, les mélodies ou textes passaient d’un compositeur à l’autre, indépendamment de la nature des pièces ‒ musique sacrée ou profane, vocale ou instrumentale. Le rôle central d’En Atendant est assorti d’un vocabulaire gestuel unifié, une formule initialement composée et jouée par Chrysa Parkinson puis utilisée dans la chorégraphie de toutes les danses sur la musique.
Outre les structures de composition abstraites, En Atendant fait émerger des images et des gestes à la signification narrative.
Nous étions en train de lire le célèbre livre d’histoire Un lointain miroir : Le XIVe siècle des calamités de l’historienne américaine Barbara W. Tuchman, qui relate les principaux événements politiques, religieux et climatologiques ayant conduit à la « crise de la fin du Moyen Âge » dont a souffert l’Europe au XIVe siècle : la guerre de Cent ans, la peste noire, le schisme papal, etc. Certaines anecdotes du livre de Tuchman nous ont inspiré des gestes et des images, par exemple, l’arrivée de la peste en Europe par un bateau en provenance d’Inde, l’image de soldats arborant des stigmates noirs sous les bras, etc. Ce n’est pas tant la lecture de ces images qui importe, mais plutôt la charge émotionnelle ou la tension physique qu’elles apportent à la composition.
Cet entretien, réalisé par Bojana Cvejić, a été adapté pour cette reprise.