Anne Teresa De Keersmaeker
À propos des Sonates du Mystère
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« Tous les prétextes sont bons pour danser, même la prière du rosaire ! » Dans Mystery Sonatas / for Rosa, Anne Teresa De Keersmaeker fait dialoguer un groupe de six danseurs avec les Sonates du Rosaire (aussi connues comme Sonates du Mystère), composées en 1676 par Heinrich Ignaz Franz Biber.
Comment avez-vous choisi de travailler avec les Sonates du Rosaire de Biber ?
Anne Teresa De Keersmaeker : Pour les violonistes, les Sonates sont une référence majeure en raison de leur virtuosité exigeante, au même titre que les Partitas de Bach, les Caprices de Paganini ou les Sonates pour violon d’Ysaÿe. C’est une musique d’une grande éloquence qui a été écrite pour accompagner la prière du Rosaire. Conformément à la structure du chapelet, l’œuvre est divisée en trois groupes de cinq, chacun avec un personnage principal : joyeux, triste et glorieux, et entrecoupé de récits bibliques sur la vie de Marie et de Jésus. Aujourd’hui, nous reconnaissons à peine ces structures de prière, mais pour moi, elles apportent une belle combinaison de répétitivité et de cyclicité, car le rosaire consiste en une série de prières répétées, dites à des jours spécifiques de la semaine.
Pour une musique à vocation religieuse, on y trouve beaucoup de structures évoquant la danse.
Tous les prétextes sont bons pour danser, même la prière du rosaire ! On retrouve en effet beaucoup de formes de danse préclassique dans la composition : gigues, allemandes, sarabandes, courantes... Chaque partie du rosaire est liée à une histoire biblique, à des scènes religieuses clés comme l’annonciation, la naissance de Jésus, la crucifixion, la résurrection, etc., scènes qui étaient également très souvent représentées en peinture à la Renaissance et à l’époque baroque. Dans son analyse de la composition et dans son jeu, Amandine Beyer sait mieux que quiconque relier toutes ces dimensions : elle fait ressortir le caractère dansant de la musique et montre comment Biber intègre les histoires et les états affectifs dans sa composition, souvent par des contrastes surprenants, par exemple entre les tonalités et la façon dont le violon est accordé différemment pour chaque sonate, ou entre le caractère joyeux d’un rythme de danse et la couleur sombre des intervalles aigus. C’est très inspirant pour la danse.
Ce récit religieux est-il également intégré dans la chorégraphie, telle la partie immergée d’un iceberg, tout comme vous avez déjà travaillé auparavant avec des textes devenus sous-textes de la chorégraphie ?
Les récits forment une dimension qui est présente quelque part, mais principalement dans mon imagination – vous n’en remarquerez pratiquement rien dans ce qui est montré sur scène. Ce qui m’a le plus attirée, c’est la nature dansante de la musique et le degré d’abstraction que Biber atteint, ainsi que l’aspect cyclique qui sous-tend ces histoires, l’alternance du jour et de la nuit, de l’horizontalité et la verticalité. J’étais également fascinée par l’idée de mystère, quelque chose qui reste secret et dont on n’a qu’une petite idée. J’ai également été attirée par l’image de la rose. L’expression « sub rosa » signifie quelque chose qui reste caché. La rose a un symbolisme incroyablement riche dans l’histoire culturelle occidentale : elle représente l’amour, la beauté, l’épanouissement, le déploiement, l’ouverture. La rose relie le symbolisme à la géométrie. Le motif sous-jacent est celui d’une rose, comme dans Violin Phase, une combinaison d’un pentagramme et de cercles autour des points. C’est un motif que j’ai déjà utilisé souvent.
Qui est la Rosa à qui le spectacle est dédié ?
Il y en a quatre : la peintre Rosa Bonheur qui a été l’une des premières femmes du XIXe siècle à se développer une carrière indépendante en tant qu’artiste ; la militante politique Rosa Luxemburg qui s’est battue contre les inégalités et la guerre ; Rosa Parks qui a fait campagne contre la ségrégation raciale aux États-Unis ; et Rosa, la militante pour le climat, une jeune fille de quinze ans qui s’est noyée lors des inondations en Wallonie l’année dernière. C’est une mission, le spectacle ne porte pas sur elles, même si vous pouvez en trouver quelques traces dans la chorégraphie. Les quatre Rosa incarnent pour moi l’idée de résistance – il n’y a pas de rose sans épines... L’idée de résistance transparaît aussi çà et là dans la chorégraphie, souvent en lien étroit avec son contraire, le soutien : quand on se résiste physiquement, on se soutient en même temps.
Pour en revenir à la musique de Biber, comment avez-vous construit la relation entre la musique et la danse dans cette chorégraphie ?
La musique de Biber n’est généralement pas contrapuntique, elle consiste surtout en une seule ligne soutenue par la basse continue. En revanche, je propose une approche très contrapuntique, avec des canons, des échos et des ombres – ce qui est également visible dans l’approche sculpturale de l’espace à travers le décor et l’éclairage de Minna Tikkainen. Cette méthode de travail est exactement l’inverse de celle utilisée avec les Variations Goldberg, où la musique est essentiellement contrapuntique et où je l’ai mise en contraste avec une danse solo. La structure est peut-être peu orthodoxe, mais mon objectif est de créer un flux, de mettre les choses en mouvement. C’est une recherche de contrastes, dans l’espace, le temps, les constellations de danseurs, le mouvement lui-même. J’aime la tension entre des mouvements très sophistiqués, organisés géométriquement, et des choses extrêmement simples comme la marche, la course et les bases de la danse folklorique : debout, en cercle... mais aussi la danse de rue.
La danse comme acte de résistance et tentative de réconfort.
Steven De Belder
(pour le Concertgebouw Brugge)