La culture, ciment de l'Europe
Déclaration de Peter de Caluwe
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Dans le climat géopolitique actuel, nous avons parfaitement conscience que notre programmation pour la saison 2022-2023, qui comporte notamment trois opéras russes, puisse susciter l’étonnement ou soulever des questions. Des questions auxquelles nous avons déjà répondu, aussi bien lors de la présentation de la saison, en avril dernier, que lors de nombreuses interviews, et au sujet desquelles nous continuerons également à ouvrir le dialogue, comme nous l'avons déjà fait entre-temps avec l'ONG Promote Ukraine. Dans la présente déclaration, nous aimerions expliquer les raisons pour lesquelles nous avons décidé de maintenir la programmation prévue. Ou plus précisément, de maintenir la programmation des saisons précédentes reportée à celle en cours à la suite de la pandémie de coronavirus, un bouleversement qui se fera ressentir encore durant plusieurs années. Ainsi réunies dans l’actuelle programmation, les œuvres russes forment certes un ensemble, qui n’avait pas été planifié en tant tel. Cependant, cet état de fait nous offre une occasion inattendue de réaffirmer notre mission en tant qu’institution culturelle : unir et réunir les gens, et continuer à considérer la culture comme le seul ciment qui préserve encore la cohésion de l’Europe.
La Monnaie est une institution qui prône la paix et qui est fondamentalement opposée à la guerre. Notre position au cœur de la capitale de l’Europe, notre purpose, notre programmation, notre style de leadership, notre façon de travailler le prouvent. Notre modèle est celui de l’harmonie et non du conflit. C’est là une base morale que nous devons plus que jamais défendre. Et pour cette raison, nous adoptons une position sans équivoque en la matière : radicale envers les responsables, solidaire envers ceux qui souffrent, empathique envers ceux qui sont pris en étau.
Bien entendu, les artistes ou institutions qui soutiennent ouvertement les actions de Vladimir Poutine ne seront pas les bienvenus à la Monnaie.
La Monnaie condamne fermement l’agression dévastatrice et le génocide perpétrés par le régime russe contre la nation ukrainienne, et exprime sa solidarité avec les populations qui subissent les terribles conséquences de cette guerre vaine. Il est de notre responsabilité de citoyens d’œuvrer de toutes nos forces à un avenir pacifique, fondé sur les valeurs humanistes au cœur des communautés européennes. Même si cette paix semble lointaine pour le moment, nous ne devons pas perdre de vue cet horizon. Un jour, nous devrons vivre ensemble à nouveau. À l’heure actuelle, il nous est douloureux d’évoquer la construction de ponts, car les blessures sont trop fraîches et encore rouvertes chaque jour. Mais à long terme, nous devrons tous nous retrouver. La culture offre les outils nécessaires. Non pas une culture déployée à des fins de propagande, mais une culture qui unit et prouve que, malgré tout – et grâce à elle –, le continent européen reste uni.
Nous exprimons également notre soutien aux artistes qui s’engagent pour la paix et qui s’opposent – chacun à leur manière et avec beaucoup de courage – à cet impérialisme inacceptable, cette campagne d’annexion insensée. Nous souscrivons totalement à la déclaration de l’organisation Opera Europe et de ses membres, dans le sens où nous « avons la conviction qu’énormément d’artistes et d’institutions russes éprouvent une profonde inquiétude et de la honte face aux événements, mais n’osent pas exprimer leur désapprobation par peur de représailles brutales. » Nous adhérons aux propos publiés par des artistes et activistes culturels ukrainiens : « L’art s’est toujours placé à l’avant-garde des valeurs humanitaires. Nous sommes fermement convaincus que l’art ne peut être asservi à la propagande politique. Et qu’il doit, au contraire, être utilisé pour développer la pensée critique et promouvoir le dialogue. »
Nous ne saurions trop insister sur le fait que nous ne comprenons ni n’acceptons les motivations des agresseurs. Cependant, nous estimons que nous ne pouvons adopter une stratégie d’annihilation de la culture et, partant, d’effacement de l’histoire. Dans toute sa diversité, la culture slave continue de faire partie de notre patrimoine commun. L’art, la littérature, le cinéma et la musique européens seront toujours liés à cette culture d’une grande diversité, qui a donné naissance à certaines des œuvres les plus inspirantes du continent que nous partageons. Nous ne pouvons pas tirer un trait sur l’histoire. Au contraire : les chefs-d’œuvre immortels nous confrontent à nous-mêmes et à l’époque où nous vivons. Ils nous mettent face à nos erreurs, et nous rappellent comment les éviter.
Lire de la littérature russe ou écouter de la musique russe n’équivaut pas à faire de la propagande pour le régime russe. Sous le régime du tsar Alexandre III, un compositeur comme Tchaïkovski a résisté avec véhémence aux exigences de son époque, selon lesquelles les artistes devaient écrire une musique « authentiquement russe » et se détourner de la culture occidentale. Il s’y refusa systématiquement et intégra à la place de nombreuses références à la musique occidentale. Il imita Bizet, rendit hommage à Mozart, cita Grétry et souligna les liens entre l’Occident et l’Orient – des liens que les régimes russes passés et présents tentent constamment de manipuler pour imposer la « supériorité » de leur culture et de leurs artistes. En dépit de sa nationalité russe, Tchaïkovski ne doit pas être banni de nos programmes. Ce compositeur et humaniste européen mérite sa place parmi les artistes européens.
Boycotter les responsables de la guerre, en revanche, est effectivement l’attitude à adopter. Mais commençons enfin à agir là où ça fait mal et non par le biais de prétendues « sanctions » qui n’ont pas vraiment prouvé leur efficacité. Il est de nombreux secteurs où ces sanctions pourraient être beaucoup plus efficaces. Mais surtout, ne prenons pas la culture en otage. Là où nos sociétés ont désormais accepté d’investir dans une posture défensive, choisissons plutôt d’agir de manière offensive et de donner aux citoyens les moyens d’agir, de connaître leur histoire. C’est une mission que l’éducation et la culture peuvent mener à bien. Là où l’économie et la politique ont échoué, la culture peut encore nous rapprocher. Et nous voulons continuer à défendre cette cause.
La culture et les arts figurent toujours parmi les meilleurs outils pour créer la solidarité, la compréhension et l’harmonie entre les gens, indépendamment de leur nationalité. »
Tout au long de son histoire, la Monnaie a souvent été un bastion de la rencontre et de l'ouverture en permettant aux gens d'apprécier ensemble des œuvres musicales et théâtrales. Des artistes de tous horizons peuvent s'y rencontrer dans une atmosphère chaleureuse et créative. Bannir les artistes russes de nos théâtres ne contribuera pas, à mon sens, à nous rapprocher de la paix. L’agression contre l’Ukraine par un régime violent ne peut ni entraver ni interrompre notre collaboration avec une communauté artistique qui s’engage pour la paix et les valeurs européennes communes.
La culture et les arts figurent toujours parmi les meilleurs outils pour créer la solidarité, la compréhension et l’harmonie entre les gens, indépendamment de leur nationalité. Bien entendu, les artistes ou institutions qui soutiennent ouvertement les actions de Vladimir Poutine ne seront pas les bienvenus à la Monnaie. Nous attendons des artistes qui se produisent chez nous qu’ils défendent nos valeurs communes. En même temps, nous ne pouvons pas contraindre les artistes russes qui s’opposent aux erreurs de leur régime à faire des déclarations susceptibles de mettre en danger leur sécurité ou celle de leurs familles. Ce genre de réaction ne représente en rien un acte de solidarité. C’est la coopération culturelle, et non l’exclusion culturelle, qui doit être une réponse à la guerre.
Plus important encore, j’ai toujours défendu l’opéra comme le meilleur exemple de travail collaboratif : des artistes, techniciens et professionnels nombreux, de différents horizons et nationalités, travaillant main dans la main sur une production. Parmi ses employés fixes, la Monnaie ne compte pas moins de 38 nationalités. Une diversité inégalée ! Ajoutez à cela le grand nombre d’artistes internationaux invités, et il apparaît clairement que nous misons sur le « vivre et travailler ensemble » à l’échelle multinationale comme multiculturelle.
Au cours de cette saison, des artistes russes et ukrainiens – ainsi que de nombreuses autres nationalités – collaboreront étroitement. Nos institutions culturelles ont la responsabilité de continuer à réunir des collaborateurs et des artistes de tous horizons. Ainsi, nous pouvons montrer au monde combien notre travail de rapprochement entre communautés, générations, cultures et personnes peut être puissant. L’art est et demeure un espace de liberté, d’échange, de compréhension et d’humanisme.
Peter de Caluwe