J’aimerais que le monde de l’opéra prenne plus de risques
Christophe Coppens met en scène « Norma »
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Si tout doit émaner de la musique, cela ne veut pas dire que l’opéra ne peut pas explorer d’importants sujets sociétaux contemporains, comme le démontre cet entretien avec le metteur en scène de Norma, Christophe Coppens, qui nous parle de ses sources d’inspiration, de son processus créatif et de l’automobile en tant qu’univers émotionnel.
Qu’est-ce qui vous passionne dans l’opéra ?
Faire de l’art visuel est toujours une lutte et une souffrance, et l’opéra est un travail difficile, mais pour moi, c’est un cadeau. J’aime les difficultés et les restrictions. On ne peut pas toucher au livret et à la musique, ce qui rend l’opéra plus restrictif que le théâtre, et j’aime ça. Cela m’aide à avoir certaines limites à remplir de couleurs. J’aime aussi la pression de la courte période de répétition - cela convient à la façon dont mon cerveau fonctionne.
J’ai fait beaucoup de choses différentes avant de me lancer dans la mise en scène lyrique, et c’est toujours le seul endroit où tous ces éléments convergent. C’est tellement complet. J’apprécie chaque minute du processus et le fait qu’il s’agisse d’un effort collectif. Il est également logique que je le fasse dans cette phase de ma vie, à 51 ans. Je ne pense pas que j’en aurais été capable il y a 20 ans - c’est comme si tous les chemins y menaient.
Quel est votre processus lorsque vous travaillez sur un opéra ?
Je commence par écouter beaucoup et regarder des DVD - mais pas trop. Pour cette phase du travail, je préfère regarder des productions vintage. J’ai une approche visuelle, donc je commence rapidement à faire des croquis et des dessins. Je crois à l’intuition et à la libre association, alors j’essaie de laisser libre cours à mon imagination. Plus tard, je réduirai, déduirai et monterai, tout en écoutant la musique encore et encore.
Puis je passe au livret. L’une des étapes que j’aime le plus est d’avoir de longues conversations intenses avec le dramaturge, et à partir de là, l’idée commence à émerger et je vois le chemin que je veux emprunter. Il est très important d’avoir un bon dramaturge à ses côtés. À la Monnaie, iels ont Reinder Pols - le meilleur !
En gardant toutes ces pensées à l’esprit, je retourne chez Peter de Caluwe. Nous discutons, puis je donne une première ébauche de présentation. Je commence à concevoir les costumes et le décor, en travaillant avec i.s.m.architecten sur des plans et des maquettes. Pendant ce temps, je continue à travailler sur le livret et la musique, et je construis. Ensuite, je réalise un storyboard - j’ai fait plus de 200 dessins pour Norma. Ces dessins aident tout le monde à entrer dans ma tête, ce qui nous permet d’avancer plus vite lorsque nous commençons.
Lorsque nous débutons les répétitions, j’ai une idée claire des entrées, des sorties et même des blocages. Tout est chronométré à la seconde près, même s’il y a toujours une grande liberté de changement. Une fois la conception terminée, j’entre en répétition et c’est comme si quelqu’un d’autre avait fait le décor et les costumes et que j’étais une troisième personne. Je vais « kill my darlings » en une seconde et utiliser ce qui reste pertinent dans les dessins. Ce qui compte, c’est la performance, l’histoire, la musique et les voix - ce n’est pas une peinture ou un dessin.
Quel a été concrètement votre point de départ pour cette Norma?
L’histoire originelle de Norma se situe autour du début de notre ère, chez les druides et les Romains de Gaule. Le contexte historique ne m’a toutefois pas paru prégnant pour l’essence du récit. Mes recherches m’ont tout d’abord amené à étudier les sectes, religieuses ou non, mais là aussi, l’interprétation s’avérait souvent trop littérale et peu intéressante en termes de portée dramatique. À l’époque romaine, les druides étaient des médiateurs à l’autorité forte, avec un sens des valeurs ; des médecins et conseillers proches de la nature qui vivaient dans des endroits très reculés, isolés du monde réel.
Cela m’a tout de suite fait penser aux communautés recluses qui cultivent leurs propres valeurs et rejettent en bloc l’influence du monde extérieur. C’est ce que l’on retrouve par exemple dans les groupements néonazis qui rachètent des villages entiers en Espagne ou en Italie et créent des communautés où seules leurs valeurs comptent et où ils peuvent élever leurs enfants à l’écart du monde. Mais là encore, cela me paraissait trop concret. Je voulais conserver un flou, de sorte que chacun puisse donner sa propre interprétation à l’histoire, y voir son propre environnement où, trop souvent actuellement, les idées exprimées enferment les individus dans un monde de certitudes figées, dont l’autre est exclu.
Qui est Norma pour vous ?
Il s’agit d’une femme ayant délibérément opté pour une position de pouvoir dans un monde masculin. Les hommes attendent son approbation pour entrer en guerre ; ils l’écoutent et respectent ses décisions. Voilà pourquoi j’estime aussi que cette histoire est toujours d’actualité. C’est l’histoire d’une femme enfermée dans une structure, dans un environnement. Pour être elle-même, elle doit mener une double vie, car en plus de sa position officielle, Norma est également une femme de chair et de sang. Elle est selon moi très reconnaissable, en ce sens qu’elle présente de multiples facettes : bien dans ses baskets, capable d’utiliser toutes ses qualités, totalement engagée pour sa communauté, mais par conséquent contrainte de sacrifier une partie de sa personnalité pour un « but suprême » dans la société où elle vit, avec les gens qu’elle fréquente… Sa famille et son amour se heurtent à son rôle social. Cette pression de la vie – une vie où elle ne peut que partiellement être elle-même, une vie qui nous est certes dévoilée sur scène, mais qu’elle mène en réalité dans le plus grand des secrets – la mènera finalement à sa perte. Norma est une femme forte – j’hésite toujours à employer ce terme –, mais cette « force » sera aussi sa faiblesse. C’est justement sa position de pouvoir qui la rend si vulnérable.
Quelles sont les choses les plus importantes que vous avez apprises en matière de mise en scène d’opéra ?
J’ai constamment appris en cours de route, auprès de tous les chanteur.euse.s et collègues avec lesquels j’ai travaillé. Je ne crois pas au mythe du metteur en scène qui a toujours raison - j’aime le dialogue et me faire reprendre par des gens qui savent mieux que moi. Il y a tellement d’expertise rassemblée dans la salle de répétition, surtout à la Monnaie, où tout le monde est si bien informé et intelligent. Un chef d’orchestre qui veut faire partie du processus, c’est un rêve. En ce moment, je travaille avec Sesto Quatrini, et il est là tous les jours. J’ai eu de la chance avec les chefs d’orchestre avec lesquels j’ai travaillé jusqu’à présent. J’aime qu’il y ait un échange actif dans la salle de répétition.
En plus de la mise en scène, vous concevez les costumes et les décors. Quels sont les avantages de cette façon de travailler ?
Ce n’est pas que je ne fais pas confiance aux autres ou que je ne veux pas collaborer avec d’autres personnes - c’est juste que dans ma tête, tout le processus forme une seule entité. Je peux voir ce qu’il faut faire et changer les choses facilement : par exemple, la façon dont Norma se déplace, ce qu’elle porte, comment la porte s’ouvre lorsqu’elle entre, la vitesse de l’ascenseur - tout cela fait partie du tableau que j’ai dans ma tête. Je pense que je travaille comme un peintre, et les différents aspects de la réalisation d’un opéra sont comme les coups de pinceau qui donnent naissance au tableau. Par ailleurs, j’ai travaillé avec des artisan.e.s et des artistes toute ma vie, dans le monde entier, et je sais donc comment les approcher et faire en sorte que les choses se fassent - je parle leur langage et j’apprécie leur compagnie.
Dans cette nouvelle production de Norma, le spectateur cherchera en vain des chênes et du gui, car la nature a ici été refoulée et gommée. Ce qu’il en reste, c’est un désir de nature. Cela aussi me paraissait pertinent pour parler de notre monde, où la faune et la flore sont souvent tout simplement reléguées au second plan. Cette éviction délibérée de la nature dans le spectacle nous permet de toucher davantage à l’essence même du trio amoureux formé par les protagonistes et au contexte de la société oppressante dans laquelle iels évoluent. Pour autant, la nature reste selon moi, par son absence, extrêmement présente. Elle reste plus forte que l’humanité et s’immisce à l’intérieur de chaque fissure dans le béton.
L’absence de nature a été remplacée par deux éléments: le béton et les voitures. Le béton représente ici bien évidemment la nature disparue. Un phénomène que nous ne connaissons malheureusement que trop bien dans notre pays, littéralement coulé dans le béton, ce qui nous vaut de bien mauvaises surprises, comme des inondations ou les pénuries d’eau. Le deuxième élément est tout aussi important : je considère la voiture dans notre société, défaillante à bien des égards, comme une sorte de no man’s land, une capsule, un non-espace. C’est un agrandissement de l’univers émotionnel des personnages. L’automobile constitue pour moi une sorte de bulle d’émotions qui, à un moment précis, reflète l’univers émotionnel du personnage, comme une gigantesque boule d’énergie, un ectoplasme.
Que changeriez-vous dans le monde de l’opéra, si vous le pouviez ?
Je suis un nouveau venu, donc je ne suis pas forcément bien placé pour parler de changement - je ne peux que faire le travail que je pense nécessaire. Cependant, les opéras modernes ont souvent un aspect dépassé, comme s’ils avaient été créés dans les années 90, comme si le metteur en scène n’a regardé que le monde de l’opéra et n’a pas vu pas ce qui s’est passé entretemps : au niveau politique, sociétal ou économique, mais aussi dans les arts, la culture pop et la mode. Une nouvelle création doit être informée et un metteur en scène doit apporter ces éléments de manière naturelle et fluide.
J’aimerais que le monde de l’opéra prenne plus de risques. De nombreuses productions entretiennent l’idée de reconstitution, et c’est dommage. Nous pouvons toujours apprécier les spectacles historiques sur DVD ou sur YouTube, mais pour moi, l’opéra n’est pertinent que s’il aborde des sujets urgents. C’est néanmoins un exercice délicat. Je déteste également qu’une idée ou un sujet contemporain soit collé sur un opéra. Les idées doivent être réfléchies, et tout doit venir de la musique.