Nos ancêtres les gauloises
Une longue histoire au-delà de « Norma »
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Dans l’opéra éponyme de Bellini, Norma, grande prêtresse gauloise, est un pilier de sa communauté qui va pourtant la rejeter à cause de son amour et de sa passion charnelle pour Pollione, proconsul et ennemi romain. Mais quelle était vraiment la place de la femme dans la société celte ? Que nous reste-t-il de nos ancêtres ? Nous vous proposons un aperçu au féminin de cette longue histoire.
La femme moderne que nous connaissons aujourd’hui, ou que nous sommes, ne s’est pas construite en un jour. Elle a été façonnée, modelée par des siècles d’évolution, d’influences sociétales et culturelles, de combats et d’échecs. Ancrée dans la typologie des représentations féminines du XIXe siècle, la Norma de Bellini se distingue par son ambiguïté. Prêtresse druidique influente auprès du peuple gaulois, elle occupe une position politique cruciale dans la lutte contre l’occupant romain, conditionnée par sa chasteté. Amoureuse du proconsul Pollione, dont elle a eu deux enfants, elle se sacrifie pour lui à la fin de l’opéra, mise au bûcher par sa propre communauté. Au-delà de cette vision chrétienne et romantique de l’héroïne (commune au répertoire lyrique italien de l’époque), l’opéra recèle-t-il malgré tout des bribes de vérité historique. Qui était vraiment la femme celte ? Comment vivait-elle ? Quel était son statut et sa place au sein du groupe et de la société ? Dans la religion ? Pour répondre à ces questions, il est essentiel de prendre du recul et de se plonger aux prémices de son évolution en Europe.
Les insoupçonnées de la Préhistoire
Au commencement, était la femme préhistorique. Si la représentation animale est dominante dans l’art pariétal, celle de la femme avoisine les 5 %. À côté du bestiaire habituel, les formes et les symboles évoquant le féminin sont des thèmes qui se répéteront inlassablement tout au long de la Préhistoire, telles les vulves ou calices que l’on peut retrouver dans la Grotte Chauvet (30 000 ans avant notre ère).
L’art de la Préhistoire est également parsemé de petites figurines. Elles portent les attributs de la féminité dans toute sa puissance, ce sont les Vénus (fig.1). Sculptées dans l’os, l’ivoire ou la roche, ces Vénus sont emblématiques de l’art de la Préhistoire non seulement parce qu’elles sont uniques et plus fréquentes que les représentations masculines, mais aussi parce qu’elles semblent avoir une fonction fédératrice dans toute l’Europe. Rondes, généreuses, gracieuses, elles sont l’incarnation même de la féminité, de l’abondance et de l’opulence à travers l’exagération de leurs seins, leurs fesses et leurs hanches, et de leur sexe en forme de calice très marqué. La fonction symbolique mettant en place des systèmes de pensées, des rituels et des traditions dans lesquelles la femme tient un rôle majeur apparaît évidente, sans que nous en comprenions le sens. Leur statut semble au-delà de la femme mère, cueilleuse, cantonnée au foyer et soumise à un homme rustre et sauvage.
Une société matriarcale ?
Les Vénus ont été interprétées comme les objets d’un culte voué à une déesse mère, comme amulettes de fertilité ou icônes de la société matriarcale préhistorique. Certain.e.s les voient enceintes, d’autres obèses. Dans les deux cas, la symbolique renvoie à la vie et à l’abondance. La signification et les motivations de ces figurations féminines posent néanmoins des problèmes complexes aux chercheur.euse.s qui ne sont pas unanimes, notamment en raison de la précarité des informations disponibles sur cette période. Toutefois, l’absence des traits du visage et les corps voluptueux tendent à prouver que la femme, au sens large, occupait une place importante, voire centrale, au sein des sociétés anciennes. En effet, la femme est sculptée ou gravée, sans tabou, ses formes sont dévoilées en utilisant les volumes de la matière et son image a traversé tout le Paléolithique supérieur, soit près de 20 000 ans.
Peut-on cependant parler de matriarcat, de gouvernance féminine, sur base de symboles et d’art ? Très longtemps, il a été pensé que l’homme dominait la société préhistorique par sa force et sa capacité à chasser et donc à entretenir la survie du groupe. La femme féconde devait alors se plier à la volonté de cette puissance car incapable d’assumer des tâches autres que celles du foyer et de la reproduction. Actuellement, cette notion de pouvoir et de statut est remise en question et l’image d’une société égalitaire voit le jour avec, toutefois, des tâches et des activités sexuées. L’art de la guerre et des armes semble rester l’apanage masculin, même si des exceptions existent. À ce stade, la paléontologie et l’archéologie travaillent d’après des présupposés androcentristes implicites et il faut attendre les années 1970 1980 – avec le développement de l’archéologie du genre, originaire de Norvège d’abord puis d’Amérique du Nord – pour que soient remis en question ces principes. L’archéologie du genre a deux objectifs : 1) Un objectif critique : montrer que certaines interprétations des données archéologiques, qui se prétendent objectives, sont en fait biaisées par des présupposés sexistes ou androcentristes. 2) Un objectif « positif » : montrer que les rapports de genre sont un objet d’étude légitime pour l’archéologie - en d’autres termes, qu’il est possible de reconstituer, au moins en partie, les rapports hommes-femmes dans les sociétés du passé, même en l’absence de sources écrites.
Le Néolithique et les premières différenciations du genre
Le Néolithique, période comprise entre 10 000 et 3000 ans avant notre ère environ, est marqué par un nouveau mode de vie, la sédentarisation, et l’apparition de nouvelles technologies, comme l’agriculture, l’élevage, la poterie, le tissage, l’architecture et l’outillage en pierre polie. Avec la possession de biens, l’explosion démographique et l’implantation en territoire défini de villages plus ou moins importants et fortifiés, des groupes plus puissants armés émergent, des élites commencent à se former et, avec elles, des différenciations sociales s’installent.
Des armes et des objets rares découverts dans les tombes, souvent de provenance lointaine, marquent l’importance de leur détenteur. Ces derniers sont majoritairement masculins. Cependant, des sépultures prestigieuses destinées aux femmes dénotent dans ce paysage viril et prouvent que certaines femmes occupent une place particulière dans nos contrées. C’est le cas de la tombe découverte à Cys la Commune (Aisne, France), datée d’environ 4900 ans avant notre ère, qui a livré un matériel archéologique abondant et de qualité incluant une parure en spondyle (un coquillage qui vit en Méditerranée et en Mer Noire) et des bracelets (fig.2). Nous ne pouvons pas faire de ces tombes extraordinaires une généralité et l’étendre à l’ensemble de la culture du Néolithique car il semble bien que des catégories sociales inférieures existaient, notamment liées au genre, une différenciation qui ne fera que s’accroitre au cours du temps.
L’époque celtique et les mystérieuses
À la fin du Néolithique, des voies commerciales sont implantées partout en Europe. Cette période est marquée par l’utilisation récurrente du métal. S’ouvre alors l’Âge du Bronze (de 3000 à 800 avant notre ère).
Dans ce contexte, les échanges de biens et de richesses sont à la base du développement de nombreux villages fortifiés, témoignages d’une société guerrière, patriarcale bien établie et régie par des codes et des lois. La femme, quant à elle, maintient sa place comme pilier du foyer et de la famille au sein de la maison. Elle est la garante de la lignée et de certains savoirs. C’est aussi un bien, une marchandise exploitable et échangeable comme en témoigne le cas de la célèbre fille d’Egtved. Découverte en 1921 dans une tombe monumentale sous tumulus (signe d’un statut social élevé) dans le Jutland, ses tissus mous, cheveux et ongles analysés en laboratoire ont permis de retracer son histoire. Originaire de la Forêt Noire, elle a parcouru plus de 2400 km en 15 mois pour mourir vers ses 18 ans (fig.3). À cette époque, les pays du Nord de l’Europe sont une plaque tournante pour le commerce de l’ambre et du bronze. Il est facile d’imaginer une union entre deux grandes familles afin de consolider les rapports commerciaux. Inhumée avec un jeune enfant de 6 ans, un objet dénote fortement dans sa tombe. Il s’agit d’un disque en bronze qui devait pendre, à la façon d’une ceinture, à sa taille, possiblement en lien avec un culte lié aux cycles solaires et lunaires. La jeune fille d’Egtved serait-elle la prêtresse d’une religion oubliée, une proto-Norma ?
La période qui suit s’appelle l’Âge du Fer (de 800 à 52 avant notre ère, moment des invasions romaines en Gaule) et, comme son nom l’indique, est marquée par l’emploi massif de ce métal. L’ensemble des découvertes archéologiques dévoile une société guerrière où les conflits semblent être récurrents comme le prouvent de nombreux sanctuaires ayant livrés des squelettes d’hommes et de chevaux portant des marques de coups violents et mortels ainsi que de l’armement en grande quantité.
Les Âges des Métaux, regroupés sous le nom de Protohistoire, concerne les peuples gaulois, et les Celtes de manière plus générale. Ces peuples qui ne pratiquaient pas l’écriture mais en ont côtoyés d’autres l’utilisant, tout droit venus de Rome ou de Grèce. La plupart des sources et des connaissances que nous avons des Celtes proviennent d’auteurs aux modes de vie et aux coutumes bien différentes de celles en vigueur dans nos régions : Auguste, Diodore de Sicile, César, Strabon, Tacite, Pline l’Ancien... Comme nous le constatons, il s’agit d’auteurs masculins et les sujets traités dans leurs ouvrages sont essentiellement politiques, militaires et religieux. Toutefois, il semble bien qu’un trait de caractère dominant décrive la femme gauloise : le courage. Mais ce « courage » tourne rapidement au désavantage des ennemis de Rome :
Les femmes gauloises prennent donc les armes et savent se battre, mais elles ne sont pas des guerrières pour autant si on en croit ces récits, puisqu’elles restent en arrière et ne font pas partie des troupes au combat. Ces bribes de description n’offrent pas la réalité que nous cherchons à obtenir puisqu’il s’agit ici d’un évènement exceptionnel isolé et non du quotidien. De plus, et rappelons-le, il s’agit d’écrits rédigés par des auteurs appartenant à un peuple ennemi de Gaule. Il se peut qu’une forme de propagande exagère les propos en plaçant les légions romaines sur un piédestal, victorieuses face à des guerriers plus grands, plus robustes et barbares.
Les sépultures restent une des preuves que les femmes pouvaient être importantes, même si ces tombes sont minoritaires. Une des sépultures emblématiques de l’Âge du Fer est la tombe de la Dame de Vix (Bourgogne, France) (fig.4 et 4.1). Datée de l’extrême fin du sixième siècle avant notre ère, la Dame continue de garder ses secrets malgré de nombreuses recherches et études publiées à son sujet. Placée dans une grande chambre sépulcrale en bois et scellée sous un tumulus de terre de 30 mètres de diamètre : « La défunte était étendue sur la caisse d’un char à quatre roues dont les pièces métalliques ont été conservées. Elle était parée de nombreux bijoux, parmi lesquels un gros torque en or, et était accompagnée de vases précieux, la plupart importés de Méditerranée, les uns en métal – argent et bronze – et les autres en céramiques peintes. » (Stéphane Verger, La Dame de Vix : une défunte à personnalités multiples). La présence du char est remarquable car ce dernier est l’attribut des élites guerrières et de la sphère masculine. Notons toutefois que le char de la défunte possède quatre roues, ce qui le classe dans la catégorie des chars d’apparat plutôt que de combat. L’apparat, même dans la mort, est le privilège des élites dirigeantes ou, du moins, des personnalités importantes. L’identité de la Dame de Vix a fait couler beaucoup d’encre et cette énigme n’est pas résolue à ce jour : était-elle une cheffe ? Une prêtresse ? Une druidesse ? Appartenait-elle à une classe inconnue jusqu’à ce jour ? Le mystère qui entoure les tombes féminines celtes reste entier car aucun écrit ne vient étayer les hypothèses des chercheur.euse.s et, dans ce type de quête, le fantasme peut percer le plafond de verre.
La mythologie, entre fantasme et réalité
D’autres sources écrites peuvent nous éclairer aussi dans un autre domaine : la mythologie. Les écrits antiques en parlent peu. Mais les récits médiévaux irlandais sont plein d’indices. L’Irlande a été christianisée sur le tard, vers le cinquième siècle et a donc gardé une idéologie préchrétienne relativement pure, nous permettant quelques essais d’interprétation et de compréhension. Il est à noter que les divinités irlandaises trouvent leurs pendant en Gaule et que les récits sont similaires outre-manche et Mer du Nord.
Nature et dualité
La mythologie celtique est riche, puissante, elle allie la Nature et les différents éléments qui la composent aux animaux, aux hommes et aux dieux. Ces derniers prennent des formes humaines, végétales, animales ou hybrides et expriment par ces biais leur pleine capacité à participer à un cycle universel. Cet aspect surnaturel est indissociable de l’image divine celte. La religion celte fait partie d’un système souple, ordonné autour de quelques grandes divinités anciennes, d’un panthéon composite réunissant une multitude de dieux tribaux, de divinités locales ou de cultes propres à certaines catégories sociales. Le cycle mythologique irlandais nous renvoie l’image d’une hiérarchie résultant de combats permanents entre les anciens et les nouveaux dieux jusqu’à l’établissement d’une paix garantie et maintenue par les plus puissants d’entre eux et la soumission des autres. Ce modèle de hiérarchie est celui suivi par le monde des humains. Et comme dans toute religion, la notion de dualité est omniprésente et est représentée par des éléments naturels : le jour et la nuit, la lune et le soleil, l’hiver et l’été, le principe féminin et le principe masculin, le blanc et le noir … Mais il s’agit d’une dualité complémentaire qui, au contraire de la religion chrétienne, crée le Tout universel.
Le panthéon celtique est en grande majorité masculin. Mais quelques divinités féminines majeures sont connues et répertoriées en nombre sur le territoire gaulois et insulaire celtique. La première et la plus connue est Épona (fig.5). Elle est largement représentée, que ce soit à travers la statuaire ou sur des bas-reliefs, mais son nom apparaît également dans des inscriptions gallo-romaines. Elle peut être représentée en cavalière, droite ou en amazone, sur une jument, avec un enfant dans les bras, une corne d’abondance (et/ou une patère) et accompagnée d’un chiot ou entourée de deux chevaux ou encore en tant que jument. Épona est une divinité gauloise ayant conservé son nom d’origine même sous la conquête. Elle est la déesse du monde équestre, c’est-à-dire de la cavalerie, des écuries, des palefreniers, du personnel du service routier, des chevaux, des ânes et des mulets. Son culte est connu et répandu dans l’Europe romaine et chez les cavaliers auxiliaires de l’armée romaine bien que l’on suppose qu’elle devait déjà être très populaire avant la conquête. Elle fait partie d’un panthéon restreint dédié aux divinités féminines alors que le cheval est plutôt un attribut viril... La corne d’abondance qu’elle peut porter sur ses représentations nous laisse envisager un lien avec la fécondité et la prospérité.
La déesse irlandaise Brigit est connue pour être fille du Dagda (le dieu Druide unique) comme Minerve est fille de Jupiter. Brigit est l’incarnation de la féminité, parfois aussi connue sous le nom d’Ana ou Dana, elle peut être représentée triple et incarnerait alors trois fonctions : guérisseuse, poétesse et forgeronne. Elle est peu citée dans les textes mythologiques retranscrits car elle a été supplantée par Sainte Brigitte, devenue patronne de l’Irlande aux côtés de Saint Patrick.
Il existe bien d’autres divinités féminines celtiques mais leur rôle mineur dans le panthéon ne leur a pas donné privilège d’être décrites ou documentées. Cependant, quelques traces, épithètes ou brèves annotations latines et traductions montrent que les divinités féminines celtes se rangent dans la catégorie de l’eau, de la guérison, des déesses-mères (sources de vie et d’abondance). Très peu sont en lien avec un animal ou le monde souterrain, ce qui n’est pas le cas du panthéon masculin majoritairement tourné vers la guerre (Taranis, Teutatès, Lugus), la nature et les animaux (Cernunos, Bélénos, Lugus) et le monde des morts (Dis Pater).
Une femme, héroïque et mythologique, aurait pourtant bel et bien existé : Boudica, ou Bodiacée, en 15-61 après notre ère. Cette femme guerrière, reine des Iceni, en actuelle Angleterre, a marqué les esprits par son courage, son audace et sa rage face aux légions romaines qui annexèrent son royaume. Elle mena une révolte sanglante contre ces dernières mais aussi contre les civils romains qui se trouvaient sur sa route. Plus de 7000 d’entre eux perdirent la vie selon les sources antiques. Boudica souleva 120 000 hommes à sa cause et marcha sur Londonium. Cassius Dio la décrit ainsi : « Conduisant un char de guerre, ses filles à ses côtés, elle porte un torque en or au cou et de long cheveux blonds. Son intelligence et sa rhétorique en font une ennemie redoutable. » Elle mourut de causes naturelles ou empoisonnée selon les auteurs. Aujourd’hui, Boudica est assimilée symboliquement à la reine Victoria et à l’Empire britannique mais elle surtout est connue grâce au groupe statuaire de Thornycroft en bord de Tamise (fig.6) qui porte l’inscription « Regions Caesar never knew. Thy posterity shall sway »…
La femme gauloise est pratiquement absente du paysage archéologique et historique. Seules les sépultures extraordinaires et isolées permettent d’attester de la place centrale qu’elle a pu tenir dans certains contextes, mais ces derniers restent encore à déterminer. La mythologie, quant à elle, nous évoque une femme douce et bienveillante (même si des exceptions existent) en lien avec la nature, l’eau et les pouvoirs de guérison, à l’image d’une déesse mère, nourrice de tout un peuple. Elle est pourtant bel et bien présente, derrière chaque homme armé, chaque enfant, chaque village, chaque objet du quotidien, elle incarne le foyer et sa chaleur, l’héritage, la vie. Sans traces écrites concrètes, sans acomptes avérés pour ces périodes anciennes, Norma, ses filles, ses sœurs, ses mères, ses amies, toutes ces femmes gauloises, héroïnes d’histoires oubliées, resteront encore un mystère teinté de fantasmes et d’idéaux soumis aux lois du temps et aux courants de pensées de celles et ceux qui partiront en quête de leur vérité.