August De Boeck
Un portrait
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Un Brabançon breughélien ou un cosmopolite qui entretenait une relation personnelle avec Rimski-Korsakov et James Ensor ? Un musicien champêtre ou un compositeur international qui s’est adonné au jazz et à l’écoute de Poulenc, et dont les opéras ont été joués à plusieurs reprises à la Monnaie ? Percez tous les secrets du compositeur de cette « Nocturne ».
On peut dire que c’est une jolie photo de portrait : August De Boeck, dans la fleur de l’âge, en sabots dans son jardin, portant nonchalamment sa bêche, une pipe à la bouche. Cette photographie, iconique, prise autour de son cinquantième anniversaire, a largement contribué à l’image du musicien champêtre que décrivait James Ensor : « Pieds branchus évoquant des verdeurs, doigts solides déterrant pommes de terre, barbe inculte et sanglière, poils peu rasés dressés en liberté, moustache vieux jeu profilée en beauté. »
C’est l’image caricaturale de « notre Gust » qui, fumant sa pipe bourrée au tabac parfumé d’Appelterre, nous arrose généreusement de bons mots. Un Brabançon breughélien, dévoué au lieu qui l’a vu naître, sous le clocher de Merchtem, heureux lorsqu’il s’occupe de ses dahlias et joue avec ses pigeons. Un guitariste qui entrecoupe ses partitions d’« allusions à Jordaens » et teintées d’un « humour à la Till Uylenspieghel », selon le musicologue Charles Van den Borren. Auguste De Boeck a pour ainsi dire lui-même cultivé cette image villageoise, comme en témoigne sa pose étudiée sur ce cliché.
Mais tout cela ne doit pas nous faire oublier que pendant de nombreuses années, il a quitté Merchtem pour vivre à Bruxelles et à Malines ; qu’il aimait voyager ; qu’il était cultivé et très au fait de la littérature française ; qu’il avait un sens de l’humour aiguisé et flegmatique et s’intéressait au jazz ; qu’il comptait Poulenc et Satie parmi ses compositeurs préférés et entretenait de bons contacts avec des écrivains et des artistes tels que Herman Teirlinck et James Ensor. Auguste De Boeck a prospéré dans les cénacles culturels francophones de Bruxelles et, pour nourrir les textes de ses mélodies, son regard s’est porté au-delà de la frontière (linguistique). Il a ainsi notamment écrit de beaux airs sur des poèmes de la musicologue francophone Jeanne Cuisinier, dont la poésie personnelle lui a inspiré des lignes vocales voluptueuses et des passages au piano riches en harmonies.
Et autant le dire : quand on compose plus de 350 œuvres et qu’on occupe encore des fonctions officielles dans l’enseignement musical jusque sept ans avant de mourir, il ne reste que peu de temps pour se prélasser au jardin. Pour écrire une œuvre aussi riche, il faut de l’énergie et de la discipline.
Cette persévérance, Auguste De Boeck en faisait déjà preuve à l’âge de quinze ans, lorsqu’il se rendait plusieurs fois par semaine de Merchtem à Bruxelles – trois heures à pied ! – pour étudier au Conservatoire royal. Outre les cours de solfège, il suit également les cours d’Alphonse Mailly, virtuose de l’orgue et compositeur de renommée internationale, au sujet duquel Hector Berlioz ne tarit pas d’éloges. En 1881, Auguste De Boeck décroche le « diplôme de capacité » d’orgue avec tant de brio qu’Alphonse Mailly l’imagine déjà lui succéder au Conservatoire. Mais Auguste De Boeck voit la nomination lui échapper – apparemment à la suite de l’intervention du directeur Edgar Tinel qui avait son propre candidat en tête –, un coup dur qu’il a du mal à encaisser. Entre-temps, il a déjà entamé une carrière professionnelle en tant qu’organiste, d’abord comme successeur de son père dans son village natal, puis à partir de 1894 comme organiste de l’église Saint-Boniface d’Ixelles.
Grâce au cercle artistique bruxellois L’Essor, il se lie d’amitié avec Paul Gilson (1865-1942) qui, bien qu’ayant le même âge, devient son mentor. Avec Paul Gilson, Auguste De Boeck incarne une remarquable génération de compositeurs flamands talentueux, dont font notamment partie Lodewijk Mortelmans (1868-1952) et Joseph Ryelandt (1870-1965). Chacun à leur manière, ils explorent, à des degrés divers, de nouveaux univers sonores pour enrichir l’idiome du romantisme tardif. Auguste De Boeck trouve ces nouvelles sonorités dans les partitions russes que Paul Gilson analyse avec lui. Grâce aux bons contacts de Paul Gilson avec ses collègues russes, Auguste De Boeck fait également personnellement la connaissance de Nicolai Rimski-Korsakov en visite à Bruxelles. À côté du répertoire russe, Auguste De Boeck est également influencé par la musique française, de César Franck à l’impressionnisme de Debussy. Les constantes de son œuvre sont les harmonies audacieuses, le lyrisme et l’orchestration solide, d’emblée attrayante et colorée. Avec pour ultime résultat l’unité dans la diversité et, par conséquent, un style très reconnaissable.
En tant que compositeur, Auguste De Boeck se fait remarquer pour la première fois avec sa Rhapsodie dahoméenne, une œuvre orchestrale courte et vivante, pour laquelle il aurait trouvé l’inspiration dans un thème interprété par un groupe de musiciens du royaume du Dahomey (l’actuel Bénin) présent à Bruxelles. S’il est difficile de trouver une sonorité africaine dans cette rhapsodie débordante de vitalité et colorée, l’œuvre connaît cependant un succès immédiat dès sa création à Anvers en 1894 ; une grande popularité qui perdure d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui. Pourtant, alors qu’Auguste De Boeck termine sa Symphonie en sol en 1896, il doit attendre 1904 pour qu’Edward Keurvels présente son œuvre à Anvers.
On peut dire qu’Anvers est favorablement disposée envers Auguste De Boeck, car avant même qu’éclate la Première Guerre mondiale, l’Opéra royal flamand a déjà accueilli la première mondiale de quatre de ses opéras : Théroigne de Méricourt (1901), Songe d’une nuit d’hiver (1902), Les Nains du Rhin (1906) et Goupil le renard (1909). Songe d’une nuit d’hiver, son plus grand succès à l’opéra, est également présenté sous le titre Le songe d’une nuit d’été à Nantes (1911) notamment, ainsi qu’à la Monnaie (1923). Pendant les années de guerre, Auguste De Boeck travaille sur La route d’Émeraude, son seul opéra composé d’après un livret en langue française. La création est présentée en 1921 au Théâtre Royal de Gand et est suivie de représentations au Théâtre Royal d’Anvers, à la Monnaie (1926, 1932 et 1939) et, en traduction sous le titre Francesca, à l’Opéra royal flamand.
C’est également à Anvers qu’Auguste De Boeck obtient sa première nomination dans un conservatoire royal : il succède en 1909 à son ami Paul Gilson comme professeur d’harmonie. C’est à ce titre qu’il enseigne à des compositeurs qui connaîtront plus tard la notoriété, tels que Renaat Veremans et August L. Baeyens. En 1920, il entre au Conservatoire de Bruxelles comme professeur d’harmonie et devient, un an plus tard, directeur du Conservatoire communal de Malines. Durant ces années, il compose quelques cantates, comme Le carillonneur (1922), en hommage à Jef Denyn, carillonneur de la Ville de Malines. Il s’intéresse en outre de nouveau à l’orchestre avec la brillante Fantaisie sur deux chansons flamandes (1923), le Concerto pour clavecin et orchestre (1929), la Nocturne (1931), le Concerto pour violon (1932) et le tourbillonnant Dans la grange (1937). Il n’a pas eu le temps d’achever cette dernière œuvre, mais, même à titre posthume, a pu compter sur l’aide de Paul Gilson qui s’est chargé de composer les dernières mesures.
À partir de 1930, De Boeck se retire paisiblement dans son village natal où, entre deux compositions, il travaille dans son jardin fleuri et apprécie tant un bon verre de vin qu’une pipe parfumée. Jusqu’à son décès inopiné le 9 octobre 1937.