Ressusciter « Lulu »
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Dans une maison d’opéra, la reprise d’une production neuf ans après sa création est rendue possible grâce à une succession de petites choses, alignées comme des dominos. Cela touche tous les aspects du spectacle et donc tous les ateliers. Ainsi, nous avons voulu mettre en valeur, images à l’appui, le travail qui y est réalisé, des décors aux costumes, de la première dernière à la nouvelle première…
C’était le mardi 30 octobre 2012. Le public émergeait sur les pavés bruxellois, l’écho de ses applaudissements encore suspendu dans les couloirs de la Monnaie. Et pendant que la distribution, les équipes et quelques spectateur.rice.s privilégié.e.s célébraient la fin de la production dans la splendeur chatoyante du Grand Foyer, les habilleur.euse.s rassemblaient les costumes qui allaient être entretenus le soir-même et le lendemain avant d’être acheminés jusqu’à la réserve…
LE RETOUR DES TUTUS
« Située aux 4e, 5e et, depuis peu, 7e étage de nos Ateliers, la réserve », comme l’explique sa responsable Maud Veder, « regroupe une grande quantité de vêtements présentés en rayonnages et rangés par type (pantalons, robes, etc.). Ils sont utilisés pour les répétitions ou comme échantillons de référence lors de la création de certains costumes. » La section occupant le dernier étage sert à stocker les productions en vue d’éventuelles tournées ou de reprises avant d’être déclassées ou vendues. Les costumes sont placés sur des cintres dans des boîtes-penderies s’ils doivent voyager ou dans des flight cases à roulettes s’ils restent à la Monnaie. « Beaucoup de choses sont mises en place pour conserver les vêtements en bon état », précise Maud, « notamment un bon système d’aération et une grande surface pour faire respirer le tissu, ou éviter de les exposer à la lumière du jour, ce qui permet de préserver les couleurs. Les costumes sont également traités contre les mites. Il faut toujours trouver la meilleure méthode de rangement pour les retrouver facilement et éviter qu’ils se détériorent, inventer des solutions d’emballage ou d’entretien pour les éléments plus complexes. »
Cela faisait donc près de neuf ans que les robes, les chemises et les nombreux tutus de la Lulu revisitée par Krzysztof Warlikowski se reposaient dans notre réserve avant leur déballage en mai dernier. L’univers glamour fait de strass, de paillettes d’opulence et de travestissements du metteur en scène polonais et de sa collaboratrice Małgorzata Szczęśniak avait conduit à la création d’environ 57 costumes. Ceux-ci ont retrouvé le chemin des ateliers pour entretien. « Après autant d’années, certains les tissus sont trop vieux pour être rénovés », détaille Arabelle Poels, l’assistante aux costumes en charge de la production. « Il y a aussi des changements dans la distribution et pour les personnes qui reviennent, on doit vérifier que les mesures prises à l’époque sont toujours correctes. Certaines broderies avec des perles ou des décorations florales écrasées doivent aussi être rafraîchies. Mais dans l’ensemble les costumes du spectacle ne sont pas trop abîmés. »
BEAUCOUP DE CLASSEURS
Fiches de loges, dessins de productions, fichiers numériques, étiquetage, plans… La reprise d’un opéra comme Lulu est notamment rendue possible grâce à plusieurs systèmes d’encodage ou d’archivage, répartis entre les différents services. Certains classeurs contenant ces documents restent aux Ateliers de la Monnaie plusieurs années avant qu’une production soit déclassée.
UNE MAISON QUI CHANGE
À l’époque de la production, le service vidéo de la Monnaie venait à peine de voir le jour, une aubaine pour Warlikowski dont l’amour pour le cinéma se traduit souvent par un tournage en vue de projeter un grand nombre d’images dans ses mises en scène. Il y a neuf ans, Denis Guéguin avait réalisé les vidéos de Lulu avec nos équipes. Ces dernières utilisent deux types de stockages : un serveur d’archives informatiques de plusieurs gigabits en accès libre, qui permet la gestion quotidienne des fichiers pour les productions en cours, et un système de cassettes numériques pour conserver les vieux fichiers.
Au moment de reprendre ce spectacle, le service vidéo a effectué un gros travail de fouille et d’analyse des anciennes images pour déterminer lesquelles étaient réutilisables et lesquelles devaient être à nouveau tournées, notamment en raison des changements de distribution. Il y a par exemple fort à parier que la majorité des jeunes filles, présentes également sur scène, qui y figuraient en 2012, sont à présent bien ancrées dans la vie active. Les extraits impliquant leurs personnages n’étaient donc plus utilisables. Un autre paramètre dont il a fallu tenir compte concerne les changements de système de production qu’a connu notre institution. L’évolution technologique risque-t-elle d’être trop visible ? Est-ce que la qualité des projections s’en trouvera affectée ? Des questions auxquelles les équipes ont dû répondre pratiquement au cas par cas.
Ces dernières années, la Monnaie a connu un autre bouleversement dont l’impact sur cette reprise est très concret. De 2015 à 2017, nous avions délocalisé nos spectacles sous un chapiteau à Tour & Taxis pendant que d’importants travaux de rénovation du Théâtre étaient entrepris. Parmi ceux-ci, retenons le changement du système d’aération, le remplacement des éclairages et celui des fauteuils rouges reproduits à l’identique, l’installation d’ascenseurs hydrauliques électriques pour le déplacement de grosses structures sur scène, sans oublier l’inclinaison de la scène ramenée de 4 % à 0 %. Et c’est ce dernier point qu’il faut surtout souligner : tous les décors de Lulu avaient été formatés pour cette pente à 4 %, et que nos actuelles équipes de montage ont dû reproduire.
Depuis neuf ans, ces décors attendaient bien sagement dans un container à Anvers. D’après Julien Vergieu, menuisier spécialisé : « Tout est stocké avec précaution, mais même comme cela, on a toujours des surprises. Des pièces sont parfois cassées ou disparaissent. » C’est la raison pour laquelle les décors des reprises sont déballés puis inspectés et assemblés une première fois en salle de montage plusieurs semaines avant le début des répétitions. Après vérification de leur état, les éléments du décor sont redistribués dans nos différents ateliers en vue d’être rénovés si nécessaire. Au milieu des bruits de marteau et de tours de clés à molettes, le grand caisson de verre qui domine une partie significative de la dramaturgie de Lulu ne fut reconstitué qu’après le traitement à la disqueuse des châssis de son armature métallique qui avaient rouillé. Cette opération terminée, la base du caisson de trois mètres sur cinq fut posée sur ses roues par une équipe de quatre personnes, avant que des crochets ne viennent soulever les autres pièces grâce à un système de poulies motorisées et télécommandées. Le tout a pu être assemblé en une demi-journée, sur base des plans de référence datant de la première série de représentations.
DES ANIMAUX ET DES CHEVEUX
Si vous avez déjà vu le spectacle, soit à l’époque de sa première soit sur support vidéo, vous vous souvenez peut-être de ce moment d’une rare intensité où Lulu se fait couper les cheveux sur scène. Ce n’était bien évidemment pas les vrais cheveux de l’interprète Barbara Hannigan, et neuf perruques avaient été confectionnées pour la soprano à l’époque. Une opération qu’il a fallu reproduire en s’y prenant bien à l’avance – puisqu’il faut compter entre 80 et 130 heures de travail manuel pour réaliser une perruque – sur base des fiches de productions, des photos de références et des mesures prises sur la chanteuse.
Déjà inspectées en juin dernier, les autres coiffures de la distribution furent sorties et pendues à des crochets en août. Comme l’explique Steve Callut qui s’occupe de cette reprise : « Les perruques destinées aux solistes ont été conservées. Nous les avons ressorties, shampouinées et recoiffées. Pour les nouveaux solistes, nous avons repris des perruques dans nos stocks ou nous en avons recréé. » Par exemple, pour personnage de Lilly Jørstad qui doit porter une crête iroquoise, il a fallu prendre de nouvelles mesures. On fixe la crête sur un faux crâne fait en silicone posé sur un tulle qui pourra être utilisé pendant l’entièreté de la production, mais à la fin de chaque représentation, le tulle collé ressort abîmé. Il nécessite un nettoyage lors duquel il est maintenu sur un moule – fabriqué d’après les mesures de la tête de la soliste – grâce à des épingles et un ruban mouillé qui est cloué sur les rebords.
Après la dernière représentation de 2012, tout comme les décors, les accessoires de la production – c’est-à-dire tous les éléments, du plus grand au plus petit, avec lesquels les membres de la distribution interagissent – avaient été soigneusement emballés et, pour la plupart, envoyés dans un containeur à Anvers. Les autres, plus fragiles, ont été stockés aux Ateliers de la Monnaie. En juin, leur état a été examiné une première fois afin d’évaluer la quantité de restaurations nécessaires. « En cas de pertes, les conduites, les inventaires, les concepts originaux et les données conservées sur la fabrication servent de références », souligne la cheffe du service accessoires Isabelle Courbet. En plus d’une quantité non-négligeable de matelas ou de petits objets conservés dans une malle métallique, Lulu bénéficiait de son propre bestiaire sculpté par nos équipes, dont un crocodile, une girafe, un gorille, un ours ou encore un lion.
La queue de ce dernier a par exemple été réparée en fixant une tige métallique à l’arrière de la structure grâce à une mousse qui, en gonflant, comble les espaces vides. Après cette étape, du mastic est recollé par-dessus afin de solidifier la réparation, puis est poncé et repeint. L’opération prend environ une journée.
Au moment d’écrire ces lignes, le travail admirable de mes collègues, à la fois de création, de préservation, de mémoire et de restauration, m’évoque les paradoxes du temps qui passe. Objet de retrouvailles et de rencontres, le retour de Lulu tient autant du marathon presque décennal entamé lors de sa première dernière, que du sprint lancé quelques semaines avant sa deuxième première. Pour qui faisait déjà partie de l’aventure en 2012, sur la scène, dans la salle ou en coulisses, l’opéra de Berg semble à la fois dater d’hier et d’une autre vie ; il retrace et prolonge à échelle humaine la passionnante histoire de notre maison où se conjuguent tant de savoir-faire.