« Ma patience a été rudement mise à l’épreuve. »
Simon Keenlyside en récital
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Lorsque nous contactons Simon Keenlyside, sa vie est en pleine mutation. Il a d’abord été coupé du monde par des tempêtes apocalyptiques dans son refuge sur la côte galloise. Mais peu de temps après, il annonce s’être installé à Milan : pour la première fois depuis longtemps, la Scala accueillera une production d’opéra à part entière dans laquelle il interprétera le rôle du comte des Nozze di Figaro. Il a déjà repéré la salle de répétition, la salle de sport et la laverie automatique. Il répond à nos questions tout en profitant du chant des oiseaux. Bien que Simon Keenlyside ne mentionne que très rarement ses études de zoologie à l’Université de Cambridge, le baryton ne peut cacher son amour de la nature. L’année dernière, le Grange Park Opera a publié plusieurs vidéos dans lesquelles Simon Keenlyside partage ses dernières découvertes d’étoiles de mer, d’araignées ou de baies.
Simon Keenlyside : « La nature a pour moi une valeur inestimable. Pas seulement comme objet d’étude, mais dans ma vie en général. Je vis maintenant dans une petite ferme au Pays de Galles où j’aménage des bois et des prairies fleuries. Mon objectif est d’y attirer une plus grande diversité d’oiseaux, d’insectes et de mammifères. En vingt ans, je peux dire honnêtement que mon terrain est devenu une oasis dans le désert. Lorsque je m’approche de la forêt et des prairies, je peux entendre une véritable cacophonie de sons, signe qu’elles grouillent de vie. Cela me procure un tel plaisir que même dans le choix des mélodies, la nature a une influence majeure.
Outre ma fascination pour la nature sous toutes ses formes, il y a aussi l’époque de mes maîtres adorés : Schubert, Schumann, Brahms et Wolf ont vécu et travaillé dans un monde où le lien avec la nature était encore très fort. Aujourd’hui, les éléments pastoraux dans la musique apparaissent comme un cliché, mais il ne faut pas oublier que des villes comme Vienne étaient alors de petites entités au cœur d’une nature grandiose. Pour ces compositeurs, relier tous les aspects de la vie humaine aux éléments naturels allait de soi. Ils ont vécu et aimé parmi ces paysages grandioses. »
Il y a quelques semaines, vous avez remanié votre programme pour Bruxelles. Vous trouviez l’original trop sombre et trop sérieux ?
Pour le moment, cet aspect ne nous intéresse pas. Patience de Richard Strauss est un chant d’amour. Mais c’est pour une autre raison que j’ouvre mon récital avec cette composition. Nous vivons toujours un cauchemar appelé coronavirus, qui nous a tous fait souffrir. C’est la raison pour laquelle cet air a maintenant une signification différente pour moi. Le poète s’adresse à sa bien-aimée et lui dit qu’il sera infiniment patient. Lorsque je le chante à Bruxelles, ce n’est pas pour ma bien-aimée ni pour l’homme ou la femme que Strauss avait en tête. Ma patience se concentre plutôt sur la fin de cette terrible pandémie. Sur l’attente et l’anticipation du moment où nous ne serons plus obligés d’être patients. La dernière ligne du chant dit ceci : « Je n’ai qu’un seul printemps, un bouton de rose. » Il en va de même pour moi. La musique et le chant m’ont terriblement manqué et ma patience a été mise à rude épreuve.
Dans Nachtstück de Schubert, une atmosphère d’obscurité et de brume évolue vers des pensées de mort. Le lied allemand de Schubert ou de Mahler a-t-il une prédilection pour la mélancolie ?
Ce que l’un qualifie de sombre est sublime pour un autre. Récemment, un collègue m’a demandé pourquoi j’écoutais une musique aussi déprimante. Cette question a été un choc, car cette musique – c’étaient les Variations Goldberg de Bach – est pour moi le vrai paradis sur terre. Je n’y trouve rien de déprimant. Au contraire, je trouve dans Bach, mais aussi dans la quasi-totalité du répertoire du lied allemand, une acceptation des limites de notre courte existence. Il y a de la joie pure et de la tristesse, mais la forme concise indique que tout cela est de courte durée.
Vous chantez des textes de François Villon (Debussy) et de Guillaume Apollinaire (Poulenc). En tant que chanteur, comment gérez-vous l’accumulation de « couches » de sens dans le texte et la musique ?
C’est une question intéressante, parce qu’en effet la plupart des lieder n’ont en effet pas seulement un double sens. Je n’exagère pas quand je dis qu’il y a souvent trois à cinq différentes couches de sens. Aux connotations d’un texte poétique s’ajoute une coloration musicale ambiguë. Selon moi, un chanteur commet une grosse erreur s’il essaie d’interpréter toutes les facettes d’un lied ou d’un rôle d’opéra. J’essaie tout au plus de montrer deux sens à la fois. Toute tentative d’en rendre davantage est source de confusion pour le public. En tant que chanteur, je dois rester concentré. Avec les chefs-d’œuvre, l’avantage est que chaque interprétation ouvre la voie à une autre dimension. Le fait qu’il émerge chaque fois une histoire différente permet à la mélodie de rester vivante, tant pour moi que pour le public.
Un récital de chant est une activité statique pour un chanteur. Ou peut-il y avoir du mouvement finalement ?
J’ai acquis une grande connaissance en expérimentant les gestes et le mouvement dans le chant. Deux projets fantastiques ont été créés à la Monnaie : L’Orfeo de Monteverdi et le Winterreise de Schubert – tous deux avec la chorégraphe Trisha Brown – étaient des œuvres d’art en soi, mais ces deux projets sont parmi les plus fascinants de ma carrière. Ce qui est remarquable avec ce genre, le lied, c'est qu’il se suffit à lui-même, de la même manière qu’une conversation franche dans un café ne doit pas être trop théâtrale. Si on le compare à l’opéra, il n’y a pas les mêmes possibilités dramatiques pour le chanteur, pas le même divertissement pour le public. Mais pensez à l’interprétation des derniers quatuors de Beethoven : pas besoin de grands tralalas. Le mouvement n’est pas forcément nécessaire pour interpréter le Winterreise. La forme originale est tellement parfaite que le piano et la voix suffisent.
Maintenant que vous préparez ce récital, les arts de la scène connaissent un redémarrage prudent. Avec quel sentiment abordez-vous vos premiers engagements depuis longtemps ?
La musique n’a jamais été la seule chose qui compte dans ma vie. Mais quand on me l’a enlevée, je me suis retrouvé dans une agonie indescriptible. Je n’aurais jamais pu imaginer ce que c’était que de vivre dans un monde sans musique vivante. Cette période m’a fait prendre conscience que j’ai autant besoin de la musique que de l’air que je respire. La crise a confirmé mon choix de vie pour le métier de chanteur, car il me permet de défendre mes valeurs. Bien sûr, les sentiments sont mitigés quant à la vie trépidante d’un artiste voyageur qui m’attend à nouveau, c’est un grand contraste avec l’isolement de l’année dernière. Mais par-dessus tout, c’est le désir d’embrasser à nouveau ces belles salles de concert et les formes d’art européennes qui prévaut. Tout est là !