Pasolini et Le Caravage
« Tosca » à la lumière de deux grands maîtres italiens
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Un être humain est souvent le résultat d’une longue addition, non seulement celle d’événements qui appartiennent au passé, mais aussi à notre quotidien, des rencontres, des projets, des réussites, des échecs… Dans cette addition se cachent plusieurs multiplications et quelques exposants : les passions, les rêves, les amours auxquels nous avons accordé un peu plus d’énergie et de temps. Il en va de même pour notre production de Tosca. Dans la constellation artistique qui a inspiré la mise en scène de Rafael R. Villalobos – où celui-ci explore le lien entre la religion et le pouvoir –, deux œuvres emblématiques de l’héritage culturel italien occupent une place proéminente : le film Salò o le 120 giornate di Sodoma (Salò ou les 120 Journées de Sodome) de Pier Paolo Pasolini, et la peinture Giuditta e Oloferne (Judith et Holopherne) du Caravage.
Pointer sa caméra sur le sadisme fasciste
En 1789, le Marquis de Sade, enfermé à la Bastille, est transféré à l’Hospice de Charenton pour l’empêcher d’ameuter la foule rassemblée au pied de la muraille. Il est emmené « nu comme un ver » selon ses dires, car il laisse alors derrière lui, dissimulé dans sa cellule, un manuscrit inachevé, commencé en 1785, écrit sur un rouleau de douze mètres sur onze centimètres : Les 120 journées de Sodome, ou L’école du libertinage. Retrouvé et publié au tout début du XXe siècle, le roman « dépasse, étouffe et donne, à l’instar d’une douleur aiguë, une émotion qui décompose – et qui tue », selon l’auteur français Georges Bataille, « Comment a-t-il osé ? surtout comment dut-il ? Celui qui écrivait ces pages aberrantes le savait, il allait le plus loin qu’il est imaginable d’aller. » C’est probablement cette horreur morale qui interpella Pier Paolo Pasolini quand il décida d’adapter l’œuvre au cinéma en replaçant l’intrigue dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, et plus particulièrement à l’époque de la République fasciste de Salò où furent commises de nombreuses atrocités.
Réputé presque « irregardable », Salò o le 120 giornate di Sodoma s’attarde sur la perversité de quatre riches notables fascistes et corrompus appelés le Duc, l’Évêque, le Juge et le Président, sous la République fasciste de Salò. Après avoir épousé leurs filles respectives, ils capturent dix-huit jeunes hommes et jeunes femmes afin de leur faire subir quatre mois de tortures physiques, sexuelles et psychologiques d’une rare violence. Les victimes sont assimilées à des objets, quasiment sans droit à la parole, et leur personnalité est petit à petit détruite par la barbarie de leurs tortionnaires. Pasolini souhaitait représenter l’anarchie du pouvoir et dénoncer la manière dont la culture occidentale annihilait sa propre histoire. Pour évoquer l’extrême crudité de son film, le cinéaste italien s’exprimait en ces termes : « Le sadomasochisme a toujours été une caractéristique de l’Homme. Cela existait à l’époque de Sade, et cela existe aujourd’hui. Mais ce n’est pas ce qui compte le plus… Le sexe, dans mon film, sert de métaphore pour décrire la relation entre le pouvoir et ses sujets. »
La grande quantité de scènes de viol, de torture, les propos scatologiques ont conduit à la censure du film dans plusieurs pays. Aujourd’hui encore, un débat existe dans le milieu de la critique cinématographique pour déterminer si le film doit être répertorié ou non parmi les œuvres pornographiques. À l’instar de nombreuses créations qui dérangent, Salò o le 120 giornate di Sodoma dresse un portrait-miroir du pire chez l’être humain, exposant le gouffre moral vertigineux de la corruption politique, du consumérisme, de l’autoritarisme, d’une sexualité à la violence nihiliste. Le découpage du récit en quatre segments inspirés de la Divine Comédie de Dante (le Vestibule de l’Enfer, le Cercle des passions, le Cercle de la merde et le Cercle du sang), et les références faites à la Généalogie de la morale de Nietzsche, ou encore à The Cantos d’Ezra Pound, témoignent de la réflexion posée par Pasolini sur le passé fasciste de son pays et, plus largement, sur l’enfer de l’assujettissement, avec une maîtrise totale de son langage esthétique.
Le choc de l’instant présent
La symbiose entre beauté et violence a presque toujours existé dans l’art. Durant la période baroque, elle s’intégrait souvent dans une recherche – parfois sensationnaliste – de naturalisme, de mouvement, où la capture d’un moment se voyait transcendée par une émotion vie et puissante. Lui-même tumultueux et prompt aux écarts impulsifs, le Caravage illustre parfaitement ce penchant presque mélodramatique pour le choc en peinture. Passé de l’anonymat le plus complet à la célébrité après s’être installé à Rome, c’est là qu’il réalise ses toiles les plus connues avant de commettre un meurtre, l’obligeant à s’exiler. Au cours des dix années de sa résidence dans la ville éternelle, il s’impose dans le domaine très exigeant des commandes publiques à destination des églises romaines.
Son style, reposant sur la base d’un fond sombre, marque les contrastes entre l’ombre et la lumière. Au fil des années, son art se complexifie et s’oriente vers une expression psychologique plus intense. Il développe une prédilection pour les scènes violentes, notamment les décapitations (où il utilise souvent ses propres traits pour dépeindre les têtes tranchées), reprises de la mythologie ou de certains épisodes bibliques.
C’est le cas de son tableau Giuditta e Oloferne inspiré de l’histoire éponyme de l’Ancien Testament dans laquelle Judith sauve son peuple en séduisant, puis en assassinant le général assyrien Holopherne. Le Caravage représente ce triomphe face à la tyrannie en choisissant le climax de la décapitation. Sa Judith est jeune, belle, fragile, s’éloigne partiellement de son geste tandis qu’Holopherne, nu, puissant mais ivre, la bouche exsangue, le corps désarticulé, les yeux exorbités, est figé par le peintre dans un cri éternel, du sang jaillissant de sa carotide. Une sinistre vieille servante au visage satisfait s’apprête à recueillir la tête dans un sac en tissu. Partout l’intensité du moment est magnifiée, presque exagérée, dans les postures, les gestes, les expressions faciales, jusqu’aux mains serrées des personnages.
Que ce soit dans Salò o le 120 giornate di Sodoma de Pasolini ou devant Giuditta e Oloferne du Caravage, notre regard se confronte à l’ambiguïté d’une violence sublimée, à la fois naturaliste et déréalisée. Ces œuvres nous bousculent parce qu’elles parviennent à questionner notre plaisir et notre humanité, où se côtoient depuis toujours le meilleur comme le pire…