Tout est dans la partition
Ben Glassberg à propos de « The Turn of the Screw »
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Benjamin Britten a laissé des instructions très strictes dans sa partition pour quiconque veut jouer The Turn of the Screw. Le chef d’orchestre Ben Glassberg détaille en quels endroits la liberté d’interprétation reste encore possible et comment le compositeur parvient à faire monter musicalement la tension tout au long de son opéra de chambre.
Contrairement à la plupart des opéras, The Turn of the Screw ne requiert pour ainsi dire presque pas d’interprétation musicale au sens strict du terme. En effet, Benjamin Britten est tellement clair dans sa notation que chaque sentiment se dégage avec nuance de la partition. Le compositeur met en musique le texte de manière incomparable : son écriture indique le moindre changement d’accent au sein de la phrase musicale, et l’accompagnement orchestral révèle toutes les émotions ressenties par les personnages. De plus, la partition d’orchestre laisse souvent transparaître les pensées cachées de ceux-ci – notamment quand l’un d’eux évoque une chose tout en songeant à une autre, cette dernière étant présente dans la musique qui sous-tend le chant.
En tant que chef d’orchestre, je me fais toujours une joie de diriger la musique de Britten. Sa compréhension de la langue anglaise, mais aussi de la sensibilité anglaise, est sans égale ; et je trouve qu’il s’adresse à l’auditeur de manière très personnelle. L’une des grandes réussites de cet opéra est son écriture orchestrale économe. Alors que Peter Grimes sollicite un grand orchestre symphonique, cette œuvre-ci ne requiert que douze instruments solistes. Cet effectif réduit permet cependant de faire entendre une extraordinaire palette de sonorités. Certains passages présentent une clarté presque mozartienne, comme la scène « The Piano » ; d’autres sont typiques d’une œuvre expressionniste du XXe siècle.
Lorsqu’on dirige cette pièce, on est confronté à plusieurs difficultés. L’une d’elles consiste à déterminer quels sont les passages qui permettent une certaine flexibilité et ceux qui doivent être joués de manière rigoureuse. D’ordinaire, Britten est très directif à ce sujet, mais chaque chanteur va privilégier d’autres respirations. Il m’a donc semblé important de spécifier, en amont des répétitions, les endroits de la partition où l’on peut prendre plus de temps et ceux où ce n’est pas le cas. Selon moi, c’est cette combinaison de rigueur et de souplesse qui permet à la musique de Britten de « décoller » . Une autre difficulté réside dans le fait que le chanteur doit veiller à maintenir la ligne vocale même quand il aurait tendance à se laisser entraîner par le texte et à le dire plutôt qu’à le chanter – un équilibre délicat à trouver.
Au niveau de l’écriture orchestrale, je considère la couleur comme étant l’élément clé de mon « interprétation ». Chaque scène et chaque variation présentent une identité thématique forte, et il est important de leur associer une couleur appropriée. Ainsi, dans la scène intitulée « Quint », il s’agit de trouver une sonorité ténue reflétant avec justesse le scénario troublant qui est en train de se dérouler. D’autres scènes réclament au contraire une sonorité luxuriante, ce qui peut requérir plus de vibrato aux cordes. Il importe de faire entendre une grande variété de couleurs au cours du spectacle, les différentes sonorités de l’orchestre contribuant à raconter cette histoire fascinante.
Au fil de l’opéra, l’écrou se resserre, la tension augmente. Cela se manifeste notamment à travers l’enchaînement de douze tonalités selon un mouvement ascendant au premier acte et descendant au second. Chaque acte se termine en outre par un pic d’intensité que Britten a inscrit à même la partition. À la fin du premier acte, le duo de Quint et Miss Jessel est écrit dans une mesure à trois temps au tempo très vif : il doit presque sembler trop rapide pour être chanté, ce qui crée la sensation d’être à bout de souffle, en référence aux fantômes qui resserrent progressivement leur étau autour des âmes des enfants. Pour amplifier encore la tension à la fin du deuxième acte, Britten recourt à une forme musicale appelée passacaille : un thème indéfiniment répété à la basse qui sous-tend une mélodie changeante. La répétition incessante combinée à l’augmentation en puissance des instruments aigus suscite tout naturellement une tension. Ce crescendo doit être dosé à la perfection afin que l’étau se resserre précisément là où l’envisage Britten.
The Turn of the Screw est un chef-d’œuvre du répertoire lyrique. Britten emmène l’auditeur dans un voyage au cours duquel il voudrait détourner le regard sans y parvenir. À de nombreux égards, le rôle du chef d’orchestre consiste ici simplement à exécuter la partition dans ses moindres détails. Et il est particulièrement enthousiasmant pour un chef que l’orchestre ait le privilège de mener le déroulement dramatique de la soirée à travers une partition aussi magnifique.
Traduction : Brigitte Brisbois