Elisabetta, regina d’Inghilterra
La carte de visite de Rossini au public napolitain
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« Élisabeth est reine même en pardonnant. Dans un cœur si altier, le pardon le plus généreux en apparence n’est encore qu’un acte de politique. Quelle est la femme, même sans être reine, qui puisse pardonner l’injure de se voir préférer une autre femme ? »
Gioachino Rossini, cité ici par Stendhal dans sa Vie de Rossini, parle bien sûr d’Elizabeth I : Gloriana, la fière « Virgin Queen » d’Angleterre, fille d’Henry VIII et d’Anne Boleyn, rivale de sa cousine Mary Stuart. Elle régna sur l’Angleterre et l’Irlande de 1558 à sa mort en 1603. Dans l’opéra de Rossini, la dimension historique est réduite au strict minimum, mais un élément central est historiquement correct : le fait que Robert Dudley (1532-1588), comte de Leicester, fut son confident des années durant.
Une reine amoureuse
Après avoir remporté en Écosse des victoires décisives pour la couronne d’Angleterre, Leicester, le courtisan favori d’Elisabetta, revient à Londres. La reine attend avec impatience le moment où elle le reverra : « Je vais revoir le cher objet qui m’illumine d’amour ». Elle ignore cependant que Leicester a épousé en secret Matilde, la fille de Maria Stuarda qui convoite le trône d’Angleterre.
Lorsque Leicester vient saluer la reine, il découvre avec effroi que Matilde et son frère Enrico se trouvent parmi les prisonniers de guerre écossais. Dès qu’il en a la possibilité, Leicester interroge Matilde : quelles raisons l’ont poussée à quitter l’Écosse et à le suivre jusqu’en Angleterre ? Si elle est démasquée, elle risque en effet sa vie. Sa réponse est simple : l’amour pour son époux et les rumeurs selon lesquelles Elisabetta a jeté son dévolu sur lui.
Le comte de Norfolk prétend être un ami de Leicester, mais il a en réalité pour objectif de faire tomber le favori de la reine. Par jalousie, il informe Elisabetta du mariage de Leicester et monte les soldats anglais contre leur souveraine. Alors qu’il est sur le point d’être confondu, il en vient à tirer l’épée contre Elisabetta. Mais Matilde et Enrico s’interposent pour sauver la reine. Celle-ci leur accorde la liberté et condamne Norfolk à mort pour trahison. Et ses sentiments pour Leicester ? Selon elle, ce chapitre est clos : « Fuis, amour, de ce sein, ne trouble plus ma vie. Je ne veux plus éprouver d’autres passions que la gloire et la pitié. »
Rossini: furore napoletano
Elisabetta, regina d’Inghilterra (1815) est le premier opéra de Rossini pour le Teatro San Carlo à Naples. Cette ville est devenue l’un des principaux centres musicaux en Europe au cours des premières décennies du XVIIIe siècle. La musique y occupe une place prépondérante : l’essor des théâtres et des conservatoires contribue à l’excellente réputation de sa vie culturelle. Berceau de l’opera buffa et « capitale » de l’opera seria selon le modèle métastasien – auquel on attribue parfois l’appellation quelque peu controversée d’« opéra napolitain » –, Naples est une cité dont l’importance n’est pas surestimée. En matière de répertoire seria, le Teatro San Carlo est, à l’époque de Rossini, la maison d’opéra la mieux financée et le lieu où il faut être. Depuis 1809, il est, comme d’autres théâtres napolitains, dirigé par Domenico Barbaja (1777-1841), un intendant fortuné et un entrepreneur rusé qui s’entoure de quelques-uns des chanteurs les plus applaudis en Italie en ce début de XIXe siècle : Andrea Nozzari, Giovanni David, Michele Benedetti, Manuel García, mais aussi Isabella Colbran, la prima donna assoluta de la compagnie depuis 1811.
Jusqu’en 1815, en dépit des succès de Tancredi et de L’Italiana in Algeri (tous deux créés en 1813), les Napolitains boudent la plupart des opéras de Rossini et restent fidèles aux œuvres et au style de Cimarosa et Paisiello. Mais Barbaja veut donner un nouvel élan à la vie lyrique de Naples : il invite Rossini à composer pour ses théâtres – et il ne tarde pas à lui offrir le poste de directeur artistique et musical. Le contrat qu’il lui propose amorce un tournant décisif dans la carrière du compositeur de Pesaro, tout en jouant un rôle déterminant dans l’évolution de l’opéra italien. On assiste en effet à un recul progressif de la domination « napolitaine » dans l’opéra italien, c’est-à-dire de la prédominance de l’opera seria tel qu’il s’est cristallisé au XVIIIe siècle, avec une distinction stricte entre récitatifs et arias sur les plans dramatique et musical, une hiérarchisation des rôles et une répartition rigoureuse des airs en fonction des affects – pour n’en citer que les principales caractéristiques.
Selon les termes du contrat qu’il signe avec Barbaja, Rossini doit fournir de nouvelles compositions sur mesure à la compagnie, mais aussi assurer le suivi administratif et la préparation musicale de ses œuvres et de celles d’autres compositeurs. En contrepartie, il dispose d’un excellent orchestre et de fantastiques chanteurs, avec lesquels il peut bâtir une relation de travail durable. Il n’est donc guère surprenant que ces chanteurs impriment à leur tour leur marque sur la musique de Rossini.
Dans ces conditions favorables, Rossini parvient à gagner rapidement l’affection d’un public napolitain pourtant chauvin, qui voue dès lors une admiration sans borne à son « fils adoptif préféré », pour reprendre une expression du musicologue Philip Gossett.
Entre 1815 et 1822, Rossini compose non moins de dix-huit opéras, dont neuf pour le Teatro San Carlo. Durant cette période, son style musical gagne en maturité, en partie grâce au contexte stable dans lequel il peut travailler. Quelques-unes de ses œuvres les plus influentes voient ainsi le jour, comme Otello (1816) ou La donna del lago (1819). Les opéras napolitains de Rossini sont entre autres caractérisés par la grande diversité des sources littéraires auxquelles ils vont puiser : Le Tasse, Shakespeare ou Walter Scott entre autres. Sur le plan musical, on observe que Rossini privilégie les ensembles (il en augmente le nombre et la longueur) plutôt que les arias solistes, et qu’il attribue un rôle plus actif au chœur au sein de ces ensembles. À partir d’Elisabetta, il compose pour ses opere serie des récitatifs accompagnés (recitativi accompagnati), accordant ainsi aussi une plus grande place à l’orchestre – cela lui vaut même d’être critiqué pour son style « germanique ». La manière dont Rossini conçoit l’ouverture évolue également durant cette période : après Elisabetta et Otello, dont les ouvertures sont d’ailleurs empruntées à des œuvres antérieures, Rossini abandonne les ouvertures « standard » – un choix artistique délibéré visant à plonger le public dans le drame dès les premières notes. Cette approche de l’opéra influencera fortement la génération suivante de compositeurs lyriques, celle de Bellini et Donizetti : les opéras napolitains de Rossini seront pour eux une source d’inspiration et un modèle à suivre.
Gioachino Rossini – Portrait en quelques dates
1792 : naissance à Pesaro en Italie. Il baigne dès l’enfance dans un univers musical : ses parents, musiciens ambulants, jouent dans les foires ou dans des théâtres mineurs. C’est au violon que le garçon fait ses premières armes.
1802 : début d’un apprentissage académique de la musique auprès des frères Malerbi. Plus tard, à Bologne, il intègre la classe de Stanislao Mattei (1750-1825), également professeur de Donizetti.
1810 : lancement de sa carrière de compositeur à Venise, avec la création de La cambiale di matrimonio.
1813-1823 : période de créativité foisonnante où il créé chaque année en moyenne deux ou trois partitions lyriques dont les succès font de lui le compositeur le plus en vue de son époque. Venise, Milan et Naples se disputent ses nouveaux opéras. Citons Tancredi (Venise, 1813), Il Turco in Italia (Milan, 1814), Elisabetta, regina d’Inghilterra (Naples, 1815), Il barbiere di Siviglia (Rome, 1816), La Cenerentola (Rome, 1817) ainsi que son dernier opera seria : Semiramide (Venise, 1823).
1824 : installation définitive à Paris, où il créé ses derniers chefs-d’œuvre comme Il viaggio a Reims (Théâtre-Italien, 1825), Le siège de Corinthe (Opéra, 1826), Moïse et Pharaon (Opéra, 1827), ou encore Le Comte Ory (Opéra Comique, 1828).
1829 : création de Guillaume Tell (Opéra). Rossini décide de mettre un terme définitif à sa carrière de compositeur d’opéra tout en faisant entrer l’opéra italien dans les prémices du romantisme et du grand opéra. Jusqu’à la fin de sa vie, il est un soutien pour les jeunes musiciens qui souhaitent réussir en France. Il n’hésite pas à user de son influence pour favoriser les projets d’autres compositeurs.
1868 : mort à Paris. Son corps est inhumé au cimetière du Père Lachaise.
Et après Naples ?
Vers 1822, Rossini commence à lorgner vers de nouveaux horizons. Cette année-là, il se rend à Vienne, à la demande de Barbaja qui y organise une saison Rossini au Kärntnertortheater. En chemin, Rossini épouse la prima donna Isabella Colbran. Bien qu’ils soient probablement amants depuis plusieurs années, le compositeur à l’apogée de sa gloire et la chanteuse à l’étoile déclinante ne connaîtront pas un mariage facile.
À cette époque, Rossini voyage beaucoup en Europe (Paris, Londres) et reçoit des propositions lucratives de toutes parts. Mais l’appel de Paris sera le plus fort – Paris, la capitale musicale par excellence, avec sa population cosmopolite, et (ce qui a toute son importance) un théâtre consacré au répertoire italien, le Théâtre Italien. Rossini s’installe dans la capitale française à l’été 1824, et peu après, il est nommé directeur du Théâtre Italien (une fonction qu’il occupe du 1er décembre 1824 à novembre 1826). Devenu l’éminence grise de la vie lyrique franco-italienne, il prend sous son aile une nouvelle génération de compositeurs, parmi lesquels Giacomo Meyerbeer, Vincenzo Bellini et Gaetano Donizetti.
Elisabetta : la genèse
La chronologie de la genèse de l’œuvre n’est que partiellement connue. Le 12 juillet 1815, le choix d’Elisabetta est fixé par contrat ; Rossini dispose alors déjà du livret. Il s’agit d’une adaptation par Giovanni Schmidt d’Il paggio di Leicester [Le page de Leicester], une pièce de théâtre de Carlo Federici, elle-même inspirée par le « roman gothique » The Recess, or a Tale of Other Times [La retraite, ou conte d’un autre temps, 1785] de Sophia Lee, dans lequel l’écrivaine attribue deux filles fictives à Mary Stuart.
Pour mettre en musique son premier opéra destiné au San Carlo, Rossini pioche dans plusieurs de ses compositions antérieures inconnues à Naples et dont le succès a été limité, comme Ciro in Babilonia (Ferrare, 1812), Aureliano in Palmira (Milan, 1813) et Sigismondo (Venise, 1814). Rossini reprend par exemple l’ouverture d’Aureliano pour Elisabetta (puis pour Il barbiere di Siviglia !). D’après les musicologues Philipp Gossett et Patricia Brauner, c’est « comme si Rossini voulait se présenter au public napolitain en lui offrant une sélection des meilleurs extraits de ses opéras dont une reprise à Naples était improbable ». Pour les musiciens de l’époque, il n’était pas inhabituel de réutiliser ainsi certains passages de leurs propres œuvres. Plus tard, Rossini devra néanmoins se défendre à plusieurs reprises du fait qu’il « recycle » constamment du matériau musical ancien.
Pour Elisabetta, Rossini entreprend une recherche systématique de matériau approprié dans son catalogue. À l’exception du duo entre Leicester et Norfolk (n° 11), toutes les scènes de l’opéra sont des auto-emprunts, il est vrai à des degrés très variables : si l’ouverture est reprise à l’identique dans une orchestration un peu plus riche, Rossini remanie les autres thèmes et fragments en fonction de la nouvelle intrigue, en utilisant les nouvelles possibilités orchestrales dont il dispose. Le recours aux instruments à vent – et la difficulté de certains de leurs solos – indique que le compositeur reconnaît le potentiel de l’orchestre et s’entend à le valoriser.
Elisabetta : la création
La première d’Elisabetta est prévue le 4 octobre, le jour de la Saint-François, fête patronymique du fils et successeur du roi Ferdinand de Bourbon, récemment remonté sur le trône de Naples. Mais comme bien souvent, les préparatifs sont loin de se dérouler sans accrocs. Le travail avec une distribution de vedettes a aussi son revers : Manuel García (le premier Norfolk) est notamment connu pour son entêtement. Et de fait, en raison d’un conflit personnel avec Barbaja, il refuse de se montrer aux répétions d’Elisabetta. Il s’y présentera de nouveau seulement après que Barbaja a déposé plainte auprès des plus hautes instances – ce qui vaut au chanteur d’être convoqué à la préfecture de police. Elisabetta, regina d’Inghilterra est créé à la date prévue, en présence du roi Ferdinand. Le second ténor di prima sfera aux côtés de García est Andrea Nozzari ; membre depuis 1810 de l’ensemble réuni par Barbaja, il incarne le favori Leicester. Elisabetta est interprétée par Isabella Colbran, qui chante ainsi pour la première fois une partition écrite pour elle par Rossini. L’opéra doit en partie son succès aux qualités de ces chanteurs, et plus particulièrement de la Colbran : son interprétation du rôle-titre continue à susciter l’admiration au fil des ans, car elle allie avec talent l’art de l’ornementation, l’expressivité dramatique et la présence scénique. Si Elisabetta est aujourd’hui rarement joué, cela s’explique entre autres par la difficulté des parties vocales.
Elisabetta : un effet prodigieux
Outre son écriture sur mesure pour des chanteurs, une des particularités majeures de cette œuvre réside dans les récitatifs : nous l’avons déjà dit, Elisabetta est le premier opéra dans lequel Rossini abandonne le recitativo secco pour élaborer des recitativi accompagnati, avec des parties écrites pour les cordes. Stendhal, qui préfère d’autres œuvres de Rossini, Otello par exemple, note néanmoins ce qui suit :
“Il est sûr que l’effet d’Élisabeth fut prodigieux.
(…) il y a dans cet opéra bien des choses
d’une fraîcheur délicieuse et entraînante..”
Avec Elisabetta, Rossini compose en effet une œuvre vive et brillante. Et il parvient à conquérir Naples. Profitant avec reconnaissance des talents exceptionnels de ses chanteurs, il ambitionne une virtuosité inédite et époustouflante. Ce faisant, il ne se contente pas de gagner les faveurs du public : celui-ci le porte aux nues, et il est généralement à court de superlatifs pour exprimer l’effet produit par ses opéras.
Traduction : Brigitte Brisbois et Émilie Syssau
Pour en apprendre davantage sur The King and his Favourite, lisez l’article de Sébastien Herbecq sur La Favorite de Donizetti.