Wolfgang Amadeus Mozart
Un magicien de la forme musicale
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Un compositeur, deux mondes. Un concerto de jeunesse et une symphonie de la maturité. Paris versus Vienne. D’un côté le glamour et le raffinement d’une commande aristocratique, de l’autre la profondeur d’un testament symphonique. Bref, c’est toute la gamme des émotions humaines qui trouve à s’exprimer dans les œuvres au programme de ce concert, portant toutes deux le sceau d’un génie protéiforme : Mozart.
Mozart à Paris
En 1777, Mozart a 21 ans et a perdu son image d’enfant prodige. Il insupporte clairement son employeur, le prince-archevêque de Salzbourg, Colloredo. Celui-ci assène d’ailleurs au père de Wolfgang, Leopold Mozart, que « son fils ne sait rien et ferait bien d’aller dans un conservatoire à Naples pour étudier la musique... ». Dans ces conditions, Mozart n’a qu’une envie : courir le monde et aller tenter sa chance ailleurs. Devant ses demandes insistantes, Colloredo finit par accepter de donner leur congé au père et au fils, mais en leur retirant son soutien financier. Leopold n’ose pas risquer ce saut dans l’inconnu et reste en service à Salzbourg, tandis que Wolfgang prend la route, accompagné de sa mère. Ses tentatives pour être engagé à la cour de Munich ou de Mannheim échouent. En mars 1778, la mère et le fils se rendent alors à Paris, mais Wolfgang réussit seulement à y donner des leçons de piano et de composition aux jeunes filles de la noblesse. L’une de ses élèves est la fille du duc de Guînes. Elle joue de la harpe de façon méritoire (« magnifique », affirme dans une de ses lettres – en français dans le texte – un Mozart enthousiaste, qui vante également la capacité de la demoiselle à jouer quelque 200 morceaux par cœur) ; les leçons de composition, en revanche, lui posent manifestement plus de difficultés (ce dont le compositeur donne, dans la même lettre, une description navrée mais fort drôle...). Le duc de Guines, lui-même honnête flûtiste, lui commande un concerto pour leurs deux instruments, la flûte et la harpe.
Mozart, qui n’est pas un grand amateur de flûte, accepte cependant la commande. Il compose l’œuvre en un rien de temps, mais ne recevra jamais son argent ; son commanditaire ne lui paiera d’ailleurs que la moitié des leçons de composition de sa fille... De Paris et de l’aristocratie française, Mozart gardera un arrière-goût amer : s’il compose beaucoup durant cette période, il ne décroche pas l’engagement espéré ni la moindre commande d’opéra. Pour comble de malheur, sa mère meurt à Paris au début de juillet. C’est débordant de frustration qu’il rentre fin 1778 à Salzbourg... pour reprendre du service auprès du prince-archevêque Colloredo.
Concerto pour flûte et harpe en ut majeur, KV. 299 (1778)
Le fait que Mozart ne porte pas spécialement dans son cœur les deux instruments solistes de son Concerto pour flûte et harpe en ut majeur ne l’empêche pas de sonder leur âme et leurs ressources expressives. Mozart écrit cette œuvre pour la « harpe à pédales à simple mouvement », qui est alors très en vogue à Paris. Sur ce type de modèle, des pédales permettent à l’instrumentiste d’augmenter chaque note de la gamme d’un demi-ton, de sorte qu’il ne doit plus, comme auparavant, le faire à la main. L’avantage est qu’il peut donc continuer à jouer des deux mains même lorsque la partition comporte des altérations.
Avec ce Concerto pour flûte et harpe en ut majeur, Mozart compose une pièce idéale pour deux amateurs de talent dans la tonalité « simple » d’ut majeur (aussi appelée do majeur), parfaitement adaptée à la culture de salon raffinée de l’aristocratie française dans les dernières années de l’Ancien Régime. L’inventivité de ses thèmes cantabile est particulièrement remarquable ; dans le deuxième mouvement, surtout, Mozart pousse à l’extrême l’exploration des possibilités mélodiques qu’offrent les harpes de l’époque. Il incorpore en outre dans sa partition des progressions chromatiques qui restent malaisées à exécuter même sur une harpe contemporaine. Autre point notable : la manière dont Mozart joue avec les différents groupes d’instruments, faisant par exemple fréquemment dialoguer les vents avec les cordes.
« Les contrastes thématiques l’intéressent moins que les changements de constellations de timbres ou le jeu de questions-réponses des solistes. On voit ici à l’œuvre un compositeur qui veut s’accommoder des limitations inhérentes à la commande, qui pense du point de vue des exécutants plutôt que de celui des auditeurs et qui se prête plus à l’esthétique permissive du “plaire” [en français dans le texte], de la délectation et de la satisfaction, que ne l’admet une appréciation fondée sur la densité structurelle. »
Peter Gülke dans Mozart-Handbuch
Dix ans plus tard : Mozart à Vienne
En 1788, lorsque Mozart écrit, en un laps de temps réduit, ses trois dernières symphonies, cela fait plusieurs années qu’il s’est installé à Vienne comme compositeur indépendant. Il y a déjà connu de grands succès et jouit d’une belle renommée, mais il est aussi constamment désargenté en raison de nombreuses dettes de jeu. Alors que les années pendant lesquelles il évoquait en long et en large sa vie professionnelle dans sa correspondance avec son père sont bien documentées, on en sait fort peu sur nombre de moments cruciaux des périodes qui suivirent, notamment sur la genèse de ses trois dernières symphonies...
D’après le catalogue personnel de ses œuvres, qu’il tient de début 1784 à trois semaines à peine avant sa mort, ses trois dernières symphonies ont vu le jour au cours de l’été de 1788 en moins de deux mois : la Symphonie en mi bémol majeur y est datée du 26 juin, la Symphonie en sol mineur du 24 juillet et la Symphonie « Jupiter » en ut majeur du 10 août. Produire en si peu de temps trois chefs-d’œuvre présentant des caractères et des dimensions si différents, cela frise l’inconcevable. Quant aux raisons de cette rapidité et de cette frénésie créatrice, tout le monde est dans le noir. En tout cas, Mozart n’a reçu aucune commande pour ces œuvres, et faute d’indices clairs quant à ses motivations, on doit se contenter d’hypothèses et de présomptions. Car on ne se satisfait plus aujourd’hui de la vision romantique voulant qu’il les ait composées « pour lui-même » ou « pour la postérité ».
Hypothèses et présomptions...
On pense qu’il aurait pu écrire ces œuvres en vue d’une série d’« Akademien im Casino »,– dont on ne sait même pas s’ils ont jamais eu lieu... Mais il aurait aussi pu les composer pour d’autres « académies », organisées par lui-même ou par une tierce personne. À moins que ces symphonies n’aient été conçues en vue d’un voyage, jamais effectué, en Angleterre ? Il est également possible que Mozart se soit laissé inspirer par une publication de son grand maître Joseph Haydn, qui avait fait imprimer chez l’éditeur viennois Artaria, en décembre 1787, deux cycles de symphonies. Le premier en comprenait trois (n°s 82-84), écrites dans les mêmes tonalités que les trois dernières œuvres de Mozart dans ce genre – quoiqu’en ordre inverse : la première est en do majeur, la deuxième en sol mineur et la troisième en mi bémol majeur (et cette dernière comporte également une introduction lente). Certains spécialistes de Mozart le soupçonnent donc d’avoir voulu rendre ainsi hommage à Haydn ; mais cela aussi n’est qu’une conjecture. L’hypothèse a également été avancée que Mozart aurait conçu ses trois dernières symphonies comme formant un tout. Parmi les éléments qui appuient cette idée, il y a l’introduction lente de la première et le finale grandiose de la dernière – ce qui suggère effectivement une grande forme englobant les trois pièces – ou encore l’absence de véritable coda (partie conclusive) dans le finale de celle en mi bémol majeur, de sorte que l’on peut presque passer tout naturellement à la symphonie suivante en sol mineur. Cependant, on est plus frappé encore par le caractère bien typé et individuel de chacune des trois symphonies.
Sur le plan de l’effectif orchestral aussi, chaque symphonie met ses propres accents : dans la première, en mi bémol majeur, il n’y a pas de hautbois ; dans la dernière, en do majeur, il n’y a pas de clarinettes, tandis que celle en sol mineur fait l’impasse sur les trompettes et les timbales.
« C’est comme si Mozart avait voulu montrer toute l’étendue de ce qu’il lui était possible d’exprimer en tant que compositeur instrumental : la richesse de l’inventivité musicale, la diversité des caractères et des partis pris stylistiques. »
Volker Scherliess dans Mozart-Handbuch
Symphonie n°39 en mi bémol majeur, KV. 543 (1788)
La première chose qu’on remarque dans cette symphonie, c’est son grand classicisme au niveau de la forme des différents mouvements et au niveau de la structure globale. Mais en se penchant de plus près sur la partition, on est émerveillé par l’inventivité des thèmes, par la modernité du traitement formel et par la profondeur des émotions explorées par Mozart.
La grande structure en quatre mouvements – avec une imposante ouverture Adagio - Allegro, suivie d’un Andante (mouvement lent), d’un Menuetto & Trio (deux danses sur une mesure en trois temps) et, pour finir, d’un Allegro (mouvement rapide) festif – semble de prime abord plutôt conventionnelle. Dans chaque mouvement pris isolément, à première vue, tout semble également respecter les schémas classiques. Pour comprendre ce que Mozart a fait ici, il nous faut étudier de plus près la forme musicale – sans entrer dans des détails trop techniques.
Dans cette œuvre, Mozart utilise surtout le schéma formel qu’on nomme aujourd’hui « forme sonate ». L’appellation date du XIXe siècle, mais la structure elle-même était déjà prépondérante dès le milieu du XVIIIe siècle, de sorte qu’elle peut être considérée comme emblématique de cet équilibre qui caractérise la musique du classicisme. C’est un schéma formel construit comme un discours rhétorique en trois parties basé (le plus souvent) sur deux arguments : deux thèmes contrastés. Dans une première partie, l’« exposition », ces deux thèmes sont présentés dans un rapport de tension au niveau tonal ; dans une deuxième partie, le « développement », ils sont opposés et combinés, pour réapparaître enfin dans la troisième partie, la « réexposition », sous leur forme initiale, sauf que cette fois, la tension tonale de l’exposition est résolue.
À l’époque de Mozart, cette forme était généralement utilisée pour le premier mouvement d’une sonate, d’une symphonie ou d’une œuvre instrumentale en plusieurs mouvements ; mais dans cette symphonie-ci, le compositeur ne s’en sert pas seulement dans le premier mouvement, mais aussi dans le deuxième et à nouveau pour le finale. Si, du point de vue formel, Mozart élargit le champ d’application de la forme sonate, on est surpris de constater que, du point de vue du caractère, il tend à respecter les formes traditionnellement utilisées pour le deuxième et le quatrième mouvement – à savoir, respectivement, une forme lied en deux parties et une forme rondo. De toute évidence, il cherche ici à repousser des limites, à explorer les intersections entre les formes classiques.
Mozart commence le premier mouvement par une introduction lente : en recourant à ce procédé inhabituel à l’époque, il se rapproche du style ancien, et plus précisément de l’ouverture baroque solennelle, avec trompettes et timbales, dominée par des rythmes pointés. Une brève transition nous mène ensuite à une forme sonate classique stricte et assez simple, Mozart se permettant toutefois une grande liberté dans les dimensions et la structure de ses thèmes. Tradition et innovation s’entremêlent ici presque imperceptiblement.
Le deuxième mouvement est l’un des plus structurés de toute l’œuvre de Mozart. Il s’agit à nouveau d’une forme sonate, mais comme le « développement » en a été omis, on est proche de la structure binaire (ou « forme lied », « AA’ ») qu’on rencontre usuellement dans un mouvement lent. Mozart mange ici à deux râteliers, pour ainsi dire, en associant la transparence d’une forme binaire simple (forme lied) au jeu très intense avec plusieurs thèmes, propre à la forme sonate. Son traitement des modulations et de l’orchestration est par ailleurs très ingénieux, et son travail thématique particulièrement subtil.
Le troisième mouvement est peut-être le plus conventionnel au niveau de sa structure, mais malgré son intitulé de « menuetto », il se rapproche, par son tempo, d’un scherzo plus rapide. Mozart n’anticipe-t-il pas là une avancée de Beethoven ?
Le finale est, à nouveau, composé dans une forme sonate, mais comme tout le matériau thématique utilisé est dérivé de la tête du premier thème – un « motif tourbillonnant » reconnaissable entre tous –, le déroulement de ce mouvement tient aussi quelque peu du rondo, dans lequel un même motif est constamment repris après des passages contrastants... Là aussi, on pourrait dire que Mozart joue sur l’ambiguïté des structures musicales existantes et qu’il brouille les pistes. En outre, l’absence de coda dans le finale donne une certaine impression d’inachèvement, ce qui appuie la thèse selon laquelle, pour Mozart, ce finale ne représentait pas vraiment une fin, mais seulement une charnière à l’intérieur d’un triptyque, permettant de passer sans transition à la symphonie suivante. Dans cette optique, le finale grandiose de la Symphonie Jupiter, la dernière des trois, serait le mouvement conclusif d’une trilogie constituant une unité d’un plan supérieur. Ou comment Mozart traite les petites et grandes formes musicales, à tous les niveaux, avec une géniale habileté de prestidigitateur, éclairant au passage tous les coins et recoins de l’âme humaine…