D’un Grand roman américain à un opéra
The Time of Our Singing
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Dans The Time of Our Singing, l’écrivain américain Richard Powers décrit, sur fond de ségrégation raciale dans les États-Unis de l’après-Deuxième Guerre mondiale, comment une famille mixte est unie puis déchirée par la musique. Ce roman a inspiré à Kris Defoort l'écriture de son magnum opus. Nous nous sommes entretenus avec le compositeur et son librettiste Peter van Kraaij.
LE ROMAN
Peter van Kraaij: The Time of Our Singing relate l’histoire d’une famille américaine : la mère, une femme noire, Delia Daley ; le père, un homme juif blanc, David Strom ; et les trois enfants, Jonah, Joey et Ruth. Cette famille passe son temps à faire de la musique, et il apparaît rapidement que les enfants ont hérité du talent musical de leur mère – pour qui un métier dans ce domaine était inimaginable en raison de sa couleur de peau. Mais des possibilités s’ouvrent à ses enfants, en particulier à Jonah, qui possède une voix de ténor exceptionnelle. Les frères entament une carrière dans la musique classique, un univers « blanc » par excellence que leur sœur rejette pour rejoindre les activistes des Black Panthers.
Richard Powers se concentre tantôt sur la génération des parents qui, en pleine période de ségrégation, sont en butte aux préjugés contre les mariages mixtes, tantôt sur la génération des enfants métis, qui grandissent durant la période du mouvement des droits civiques. L’ingénieuse architecture adoptée par Powers est une allusion au temps non linéaire sur lequel travaille David Strom, en tant que chercheur en physique quantique. D’une grande intensité émotionnelle, The Time of Our Singing est aussi une exploration intellectuelle de thèmes tels que les droits civiques, la ségrégation, l’identité et bien sûr le rapport conflictuel entre art et réalité.
LE LIVRET
P.v.K.: Lors de la transposition du roman en livret, nous avons abandonné la construction temporelle élaborée du texte original afin de laisser place à un déroulement chronologique. Mais nous avons conservé les grands sauts temporels qui caractérisent le roman.
Kris Defoort: Une des trouvailles de Peter van Kraaij consiste à donner la parole à chacun des protagonistes dès le premier acte, alors que le roman n’a qu’un seul narrateur, Joey. En outre, il propose un déroulement chronologique du récit, du moins si l’on fait abstraction de la première scène, dans laquelle les enfants – qui sont adultes dès le début de l’opéra – racontent la rencontre de leurs parents lors du concert historique de Marian Anderson sur les marches du Lincoln Memorial à Washington en 1939.
P.v.K.: Ce retour en arrière constitue le point de départ du livret : à travers la narration, les personnages tentent de donner un sens aux faits passés. De même que le roman est rythmé par trois décès marquants, le livret s’articule autour de trois veillées funèbres, trois moments où la famille essaie de se retrouver. Comme souvent chez Richard Powers, le roman est très mélancolique, et même empreint de deuil. L’écrivain décrit la façon dont les personnages s’accommodent de la perte ainsi que les événements extérieurs, notamment à travers des choix musicaux significatifs – c’est fascinant.
L’OPÉRA
K.D.: Bien que Peter van Kraaij ait dû considérablement réduire le texte, il a tenu compte de la musicalité de la langue de Powers, ce qui était pour moi très important. C’est la première fois que je compose un opéra sur un livret classique avec des dialogues. Ce texte renferme en outre de nombreuses considérations philosophiques auxquelles le traitement musical peut apporter un nouvel éclairage. Globalement, mon opéra mettra en sons un univers qui est aussi le mien ; on ne peut y affecter un style précis. À l’orchestre classique se mêleront des musiciens de jazz. Textes parlés et textes chantés alterneront. Dans ma quête d’un équilibre entre les deux, je pose régulièrement la question de la nécessité qu’il y a à chanter une phrase plutôt qu’à la dire. En réalité, je voudrais, comme Mozart l’a un jour écrit, émouvoir aux larmes par la musique.
P.v.K.: La scénographie de la production de Ted Huffman s’inspire du concept d’espace public – un espace où l’on peut convoquer aussi bien la petite histoire que la grande histoire, où les gens se retrouvent et où l’on reconstruit un récit.
K.D.: The Time of Our Singing couvre une grande partie du XXe siècle. Il me semble qu’il n’est pas si fréquent qu’un opéra contemporain soit à ce point ancré dans le présent tout en abordant autant de thèmes universels.
P.v.K.: Ces thèmes sont, entre autres, l’identité, le déracinement, la capacité à trouver une place dans la société. L’œuvre se concentre tout particulièrement sur le rapport entre art et société. Les trois enfants de Delia et David suivent chacun un chemin différent : d’une certaine manière, Jonah se réfugie dans la musique, Ruth ne voit de salut que dans l’engagement social, et Joey essaie de concilier ces deux voies. L’opéra met en exergue toute la complexité de ces thèmes à caractère social et montre que l’art est une façon de raconter qui tient compte de cette complexité.