Une cabane eclatée bleue jaune rouge
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Notre Trilogia Mozart Da Ponte présente de nombreux défis. Dès l’instant où des résonnances sont établies entre les événements et les personnages des trois opéras, il est nécessaire de les inscrire dans un décor qui se prête à ce genre de puzzle. Dans cet entretien, les metteurs en scène Olivier Deloeuil et Jean-Philippe Clarac vous donnent les clefs de cet immeuble pas comme les autres…
Olivier Deloeuil : Une de nos premières inspirations pour ce projet fut La vie mode d’emploi de Georges Perec. C’est à dire, la vie d’un immeuble pendant 24 heures. Le risque que cela peut représenter sur une scène lyrique avec ce genre de décor, c’est qu’il vous enferme. Nous y passons plus de 10 heures, il faut qu’il évolue et que chaque opéra puisse y exister indépendamment. Nous voulions un lieu qui soit à la fois unique et toujours en train de se réinventer.
Notre trilogie fonctionne comme une série en six épisodes (deux épisodes par opéra) et donc nous souhaitions avoir six configurations principales au sein de cet immeuble. Le principe même des trois œuvres s’est répercuté à plusieurs niveaux dans la conception du décor : une façade à trois faces, trois escaliers différents, trois espaces par étage… Nous avons même choisi trois types de revêtement pour les parois délimitant les différentes pièces, chacun étant associé à une des œuvres en particulier : des murs pleins pour Le nozze di Figaro, du carrelage pour Così fan tutte et du plexiglas en transparence pour Don Giovanni. Et puis, il y a les trois couleurs qui sont réparties de la même manière. Le rouge, bien évidemment, pour Don Giovanni, pour signifier la violence, le sang, mais aussi l’amour. Le jaune, qui depuis le manteau de Judas est devenu un symbole de trahison, pour Così dont l’un des sujets principaux est l’infidélité. Enfin le bleu pour Le nozze, en signe d’ambivalence puisqu’il s’agit de la couleur de la révolution française mais aussi celle de la constance, de la tempérance. Il s’agit également de celle que nous avons associée à la Contessa, tant elle incarne les valeurs en question et pour souligner son importance primordiale.
Jean-Philippe Clarac : Quand on a travaillé avec notre scénographe, Rick Martin, l’une de nos principales inspirations fut la série d’installations réalisées par le plasticien français Daniel Buren au début de sa carrière et qu’il appelle des cabanes éclatées. Notre concept s’en approche. Cet immeuble est finalement une grande cabane constituée de petites cellules très simples mais éclatées pour soutenir la longueur des trois spectacles : les personnages doivent vivre dans ce lieu. Nous avons parachevé le principe de l’éclatement en reconfigurant à chaque entracte les parois qu’Olivier a mentionné, ainsi notre cabane se trouve subtilement altérée dans chacun des six épisodes. On y retrouve toujours les mêmes surfaces et les mêmes éléments de mobiliers mais à des endroits différents. Cela dit aussi au spectateur que l’immeuble est surtout un espace métaphorique dans lequel on déverse nos émotions et nos histoires.
Une prouesse technique
« Peut-on encore parler d’un décor de théâtre ? » se demande Richard Klein qui travaille au bureau d’études de la Monnaie. Il a suivi de très près la fabrication de l’immeuble de la Trilogia. « C’est une construction en acier comme on en utilise parfois pour bâtir en ville certains immeubles. » Si nos équipes sont particulièrement expérimentées, les plans du scénographe Rick Martin pour un immeuble à quatre étages, de dix mètres de haut et capable d’une rotation à 360 degrés, ont représenté un véritable défi technique. « La structure devait être suffisamment stable pour permettre aux Chœurs de chanter depuis le dernier étage, sans être trop lourde. Notre scène peut supporter un poids de 500 kilos par mètre carré, mais en raison des multiples configurations de l’espace et des déplacements des chanteurs, ce poids n’est pas toujours bien réparti. La première version de l’immeuble était bien trop robuste et notre scène n’en aurait jamais supporté le poids, les roues du plateau tournant se seraient enfoncées dans le sol. Heureusement, nous sommes parvenus à réduire le poids total de la structure à “seulement” 30 tonnes. »
O. D. : Cela donne au projet une connotation intéressante. Dans cette trilogie, Mozart et Da Ponte dialoguent sur des choses qui sont de l’ordre du très intime, du familial, du personnel. Et en même temps, comme nous voulions emmener le public dans une véritable aventure, il nous fallait quelque chose qui soit aussi assez spectaculaire. Un décor qui se transforme au fur et à mesure nous permet de concilier ces deux dimensions. Il y a des espaces privés, et des espaces publiques ainsi qu’une dualité entre intérieur et extérieur avec, notamment, la présence d’un gigantesque rooftop et de nombreux balcons. Nous nous sommes beaucoup inspirés d’une œuvre de Felice Varini, un plasticien suisse, qui fonctionne sur l’idée du trompe l’œil autour d’un escalier et qui reprend justement les trois couleurs emblématiques de notre production.
J-P. C. : Quand nous étions encore étudiants dans les années 1990, nous avons été profondément marqués par la série Dekalog du réalisateur polonais Krzysztof Kieślowski, qui présentait un immeuble dans une cité soviétique où se mélangeait une grande quantité de gens. Ce n’est que petit à petit, en regardant chaque épisode, que le spectateur comprenait l’agencement de tous les appartements et la manière dont les personnages étaient liés entre eux. C’est un petit peu ce qui se passe dans notre immeuble à nous…