Diables d’hier et d’aujourd’hui
Rencontre avec José van Dam et Gábor Bretz
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À quelques kilomètres de Bruxelles, émergeant de la brume, se dessine un bâtiment calme et isolé. Nous sommes à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth, dans un grand salon boisé que surplombe un lustre en verre de Murano. Et devant la cheminée, deux baryton-basses se rencontrent pour la première fois : Gábor Bretz et José van Dam. Le premier fait ses débuts en antagonistes dans Les Contes d’Hoffmann, le second a interprété les quatre rôles à de nombreuses reprises au cours de son illustre carrière. Deux générations de diables chantants qui explorent avec bonne humeur la magie de cet opéra fantastique…
José van Dam, après toutes ces années, quelle est la première chose qui vous vient à l’esprit quand vous pensez aux rôles des quatre antagonistes dans Les Contes d’Hoffmann ?
José van Dam : J’ai beaucoup aimé les chanter. Pour moi, ils constituent une version intéressante de Méphistophélès : c’est le Diable qui vient s’amuser. Il s’agit d’une divinité pleine d’ironie et d’assurance qui sait exactement la tournure que va prendre l’histoire. Le Diable peut être partout ce qui signifie que vous n’avez pas besoin d’exagérer. C’est peut-être lui le Diable (ndlr. indiquant Gábor Bretz), c’est peut-être vous, c’est peut-être moi (rires). On a tous cela en nous.
À propos de José van Dam
Après ses études au Conservatoire de Bruxelles et plusieurs compétitions de chant, le baryton-basse belge José van Dam commence sa carrière professionnelle à l’Opéra de Paris en 1961. Pendant 50 ans, cet interprète fétiche de Karajan, Maazel et Plasson développe un très grand répertoire : Leporello (Don Giovanni), Philippe II (Don Carlos), Escamillo (Carmen), Golaud (Pelléas et Mélisande), Hans Sachs (Die Meistersinger von Nürnberg)… En 1983 il crée le rôle-titre de Saint-François d’Assise d’Olivier Messiaen et en 1988, il s’essaye au cinéma dans Le Maitre de Musique. Il fait ses adieux à la scène en 2010 à la Monnaie dans le rôle-titre de Don Quichotte pour se consacrer à l’enseignement.
De votre côté Gàbor Bretz, vous interprétez ces rôles pour la première fois. Qu’est-ce qui vous a particulièrement frappé quand vous avez commencé à travailler sur les personnages ?
Gàbor Bretz : J’aime l’association que M. van Dam vient de faire avec la figure de Méphistophélès. La difficulté pour moi réside surtout dans le langage parce que je ne suis pas du tout francophone. Et bien que nous ne nous soyons jamais rencontrés, vous avez été d’une grande aide car je me prépare en écoutant vos enregistrements.
JVD : Mon français est assez bon ? (rires)
GB : Il est parfait. Quand vous préparez un rôle à l’aide de disques, vous cherchez la version la plus claire possible, où chaque mot est compréhensible afin d’adapter cette diction à votre propre technique. Chanter c’est aussi un peu copier son maître. Et pour Les Contes d’Hoffmann, j’ai écouté votre enregistrement dirigé par Kent Nagano avec Roberto Alagna. Donc merci beaucoup !
Vous êtes connu pour la clarté de votre articulation et votre commande irréprochable du français. Est-il essentiel d’être francophone pour chanter du Offenbach par exemple ?
JVD : Ce n’est pas nécessaire. J’ai chanté en russe et j’avais probablement un accent bruxellois. C’est la compréhension du texte qui compte. Je dis toujours à mes élèves que les compositeurs n’ont pas écrit une musique sur laquelle ils ont collé un texte ; ils ont décidé de mettre en musique un texte qui leur a plu. Donc même pour un compositeur, le texte est plus important que la musique. Que ce soit une mélodie de Fauré, de Debussy ou à l’opéra avec la mise en scène et les costumes, le public doit comprendre ce que vous chantez, peu importe votre accent.
Pour moi tous les politiciens sont des diables, mais moins intelligents que Lindorf .
José van Dam
Quels sont les plaisirs et / ou les difficultés de chanter la musique d’Offenbach ?
GB : Sa musique est sublime et comporte de nombreux défis, notamment respiratoires. La première aria de Lindorf, « Dans les rôles d'amoureux langoureux », peut par exemple s’avérer extrêmement difficile en fonction du tempo. Vous devez inspirer dès que possible tout en faisant attention à ne pas placer la respiration trop haut dans votre gorge. Pour les trios du troisième acte, il faut respecter les nuances de la partition afin d’éviter une cacophonie de notes criées. J’espère qu’on s’en sortira.
JVD : C’est un compositeur qui reste assez méconnu selon moi. J’ai appris récemment qu’il aurait écrit un opéra dont la partition se trouve dans le coffre d’une banque en Suisse et que la famille refuse de l’ouvrir... Les Contes d’Hoffmann, c’est un chef d’œuvre mais Offenbach a aussi écrit de nombreuses opérettes qui sont magnifiques.
Dans Les Contes d’Hoffmann, Lindorf est présenté comme l’ennemi du poète, comment est-ce qu’on interprète cela en tant qu’artiste soi-même ?
JVD : Être un diable, c’est facile. Il connaît tous les défauts et toutes les qualités d’Hoffmann. Il n’éprouve aucune difficulté à percer l’âme de ses victimes et c’est un peu le rôle de l’artiste aussi.
L’association de Lindorf en tant que figure diabolique avec le pouvoir politique, c’est une astuce de l’opéra ?
JVD : Pour moi tous les politiciens sont des diables, mais moins intelligents que Lindorf (rires).
Comment les personnages sont traités dans la nouvelle production de la Monnaie ?
GB : C’est une mise en scène de Warlikowski fortement inspirée par le cinéma et donc ce ne sera pas une production de Noël classique (rires). Pour les quatre entités, nous proposons un seul personnage qui se transforme petit à petit pendant le spectacle, notamment grâce aux costumes. Mais je préfère ne pas trop en dévoiler.
En tant que baryton-basse vous avez plus de liberté dans vos choix de rôles qu’une soprano par exemple. Quelle direction souhaitez-vous prendre pour le reste de votre carrière ?
GB : J’ai eu cette discussion avec mon agente récemment. Quand elle me présente à telle ou telle maison d’opéra, ils sont déstabilisés par mon CV. « Mais c’est un Sarastro ou un Jochanaan ? ». Le fait est que j’aime pouvoir chanter les deux et toujours élargir mon répertoire ; tant que le public applaudit à la fin c’est que ma carrière va dans la bonne direction. J’aimerais relever le défi d’interpréter Hans Sachs, le plus long rôle pour basse de tout le canon wagnérien.
JVD : Et aussi le plus beau dans son meilleur opéra. Il y a beaucoup d’humanité et de générosité dans Die Meistersinger von Nürnberg et c’est la seule œuvre de Wagner qui contient de l’humour. J’aime aussi beaucoup le personnage d’Amfortas dans Parsifal et le rôle-titre dans Der fliegende Holländer. Vous les avez chantés ?
GB : J’ai fait Gurnemanz et Holländer… Et il me reste encore beaucoup de Verdis à explorer mais plutôt ses rôles pour basses que ceux pour baryton qui sont trop aigus. J’espère malgré tout pouvoir chanter Rigoletto un jour.
Est-ce que cet éventail de rôles possibles vient du type de voix que vous partagez ou de choix de carrière qui s’avèrent par la suite déterminants ?
JVD : Je crois qu’il y a des deux. J’ai vu que je pouvais chanter certains personnages sans danger pour ma voix, comme Escamillo. Et puis il y a des rôles vers lesquels je suis allé parce qu’ils me plaisaient énormément comme Golaud dans Pelléas et Mélisande.
Quels conseils donneriez-vous à un autre baryton-basse pour lui assurer une carrière aussi prolifique que la vôtre ?
JVD : D’abord de bien choisir ses rôles. Je crois qu’on bâtit une carrière aussi bien avec des « oui » qu’avec des « non ». Pour moi, ce qu’il y a de plus important chez un artiste c’est la générosité et l’humilité. Je dis toujours à mes élèves que nous sommes là pour servir la musique et pas pour s’en servir. Il faut surtout chanter parce qu’on aime cela, parce qu’on en a besoin, et pas pour devenir une vedette. Je n’aime pas trop ce mot d’ailleurs.
Nous réalisons cette interview au cœur de la Chapelle Reine Elisabeth, l’une des principales institutions d’enseignement musical en Europe, est-ce que vous arrivez à enseigner tout en poursuivant votre carrière ?
GB : J’ai commencé à enseigner au Conservatoire de Budapest il y a quelques années. C’est très enrichissant parce qu’en expliquant quelque chose à vos élèves comme la conquête d’une note aigue, le processus devient également plus clair pour vous. Cela change la manière dont vous envisagez votre propre technique, n’est-ce pas ?
JVD : Tout à fait. La technique c’est comme le vélo. Vous apprenez à rouler et vous tombez jusqu’à ce que cela devienne un automatisme. Vous n’y pensez plus mais quand on commence à enseigner à des jeunes, il faut se remémorer de tout ce qu’il y a d’essentiel ; l’appui, le diaphragme. Et finalement, ce qui est important c’est de pouvoir s’adapter à l’élève et pas l’inverse. Parce qu’on ne peut pas appendre à chanter autrement. Des livres de 500 ou 600 pages vous aideront à comprendre les bases mais devenir chanteur se fait par une sorte de bouche à oreille avec quelqu’un d’autre qui vous guide.
Depuis le début de votre carrière à aujourd’hui, comment l’opéra a-t-il changé selon vous ?
JVD : Il fut une époque où les vedettes étaient les chanteurs, puis ce fut le tour des chefs d’orchestre, les Böhm, Karajan, Muti, Abbado, et maintenant les vedettes ce sont les metteurs en scène. Je dirais malheureusement (rires) parce qu’ils ont tendance à « défigurer » l’opéra en exposant leurs états d’âme. C’est souvent inintéressant. Même si je sais que le plus difficile dans ce métier c’est de faire quelque chose de nouveau tout en restant classique.
Pour les quatre entités, nous proposons un seul personnage qui se transforme petit à petit pendant le spectacle
Gábor Bretz
GB : En Hongrie, les mises en scène restent très traditionnelles. Musicalement, cela ne représente pas de difficultés particulières, vous devez chanter la partition. Dans les grandes maisons d’opéra européennes on ose souvent un peu plus et, effectivement ce n’est pas simple de réinventer certaines œuvres, de développer un point de vue qui puisse intéresser les jeunes générations qu’on essaie parfois de stimuler un peu maladroitement. Je me souviens avoir vu une publicité pour le Staatsoper Berlin qui disait : « Sex, crime, violence for 9 euros ». C’était le prix d’un ticket étudiant pour assister à n’importe quel spectacle en dernière minute. Je ne pense pas que ce genre de slogans soit la meilleure solution.
Cela vous arrive de ne pas être à l’aise avec une mise scène à laquelle vous participez et qui semble aller à l’encontre de votre instinct ?
GB : Bien sûr je ne suis pas toujours d’accord avec le point de vue d’un metteur en scène mais il est toujours possible d’en discuter avec lui.
JVD : Personnellement, je n’ai jamais fait un geste ou suivi une direction sans en comprendre le but. Souvent le fait d’en discuter va avoir un effet positif. Un bon metteur en scène trouvera toujours d’autres solutions. C’est un travail de collaboration artistique.
GB : Il n’existe à ma connaissance aucun metteur en scène qui refuserait de répondre à la question d’un artiste. Si le chanteur n’est pas à l’aise, il sait qu’il lui faudra mieux expliquer sa vision ou bien y apporter une modification dans l’intérêt de la production.