La plus parisienne des sopranos belges
Portrait de Jodie Devos
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Rassurez-vous, il n’est pas du tout question que Jodie Devos abandonne sa nationalité. Native de Libramont, dans la province de Luxembourg, belge elle est et belge elle restera, sauf contrordre. Non, simplement, il y a des artistes belges que Paris ne tarde pas à repérer et soigne particulièrement : Jodie Devos en fait partie. Tant mieux pour la France, et tant mieux pour la Belgique.
Au tout début de son parcours, pas de trace de la France. Première initiation au chant à Namur, puis études à Londres auprès de la soprano Lillian Watson. Puis un Deuxième prix et un prix du public au Concours Reine Elisabeth de Belgique, en 2014. Et c’est là que Paris apparaît dans le curriculum vitae de Jodie Devos. Forte de ses prix, elle est engagée dans l’Académie de l’Opéra Comique, la troupe de jeunes chanteurs de ce théâtre qui, depuis l’arrivée de Jérôme Deschamps à la direction, a renoué avec son répertoire historique tout en proposant les spectacles les plus innovants de la capitale française. C’est l’occasion pour elle de tenir de tout petits rôles, dans des opérettes. Question de tessiture ? Avant de pouvoir aborder les personnages de premier plan, c’est peut-être en effet dans les œuvres légères qu’une soprano colorature trouve le mieux à s’employer. La catégorie vocale dicte les emplois, et lorsqu’on est une débutante, même bardée de prestigieux prix internationaux, il faut bien se faire une raison et en passer par l’inévitable, autrement dit les soubrettes, les gamines (ou même les gamins). Dans Die Fledermaus, programmé pour les fêtes de la fin d’année 2014, elle n’est ainsi guère plus qu’une silhouette, Ida, mais cela fait d’elle – dans l’opérette de Johann Strauss fils – la cousine de Sabine Devieilhe. En clôture de cette première saison, elle est une jeune pensionnaire dans Les Mousquetaires au couvent. Mais comme l’Opéra Comique ferme pour travaux pendant un an et demi, Paris va perdre Jodie Devos.
Retour au pays natal, donc, et l’Opéra royal de Wallonie-Liège lui offre ces grands rôles que Paris n’était pas encore prêt à lui offrir. En octobre 2015, elle est Rosina dans Il barbiere di Siviglia, aux côtés du non moins belge Figaro de Lionel Lhote. En tant que francophone, Jodie Devos continue pourtant à se produire de l’autre côté de la frontière, sur les scènes de province, et les personnages qu’elle incarne prennent de l’ampleur, lentement mais sûrement. On la voit à Montpellier, dans le rôle-titre de Geneviève de Brabant – un premier Offenbach, et pas le dernier. À Paris, c’est uniquement en concert qu’on peut l’applaudir, notamment dans L’Enfant et les sortilèges, où elle cumule les trois brefs mais superbes rôles de colorature prévus par Ravel : le Feu menaçant, la Princesse infortunée, et le Rossignol amoureux.
C’est à cette époque-là que se fait une autre rencontre, avec une autre bonne fée qui se penche sur le sort de Jodie Devos. Le Centre de musique romantique française, plus connu sous le nom de Palazzetto Bru Zane (car il est installé à Venise), décide que cette voix est exactement celle qu’il lui faut pour défendre tout un répertoire français oublié. Au printemps 2016, elle se fait à nouveau princesse, mais aussi fée, pour un récital en duo intitulé Il était une fois, dont on devine qu’il était consacré aux opéras inspirés par les contes de notre enfance. Cela lui vaudra d’enregistrer dans la foulée son premier disque, reprenant le même programme.
L’éclosion se poursuit en Belgique et en France, avec enfin des personnages de premier plan, d’abord en région, puis dans la capitale. Début 2017, à Tours, elle chante sa première Lakmé, et l’on sait que le rôle a été un cheval de bataille pour toutes les coloratures, depuis Lily Pons jusqu’à Natalie Dessay en passant par Mado Robin et Mady Mesplé. Deux mois plus tard, à Dijon, elle aborde le personnage d’opéra qui est l’incarnation de la virtuosité et des acrobaties dans le suraigu : la Reine de la nuit, dans une version de Die Zauberflöte dirigée par Christophe Rousset, la production étant reprise en concert à Paris peu après.
Et c’est enfin, en juin 2017, le grand retour de Jodie Devos à l’Opéra Comique, dans une rareté absolue : Le Timbre d’argent, le premier opéra de Saint-Saëns, qui n’a plus été rejoué depuis les représentations données à Bruxelles en 1914. Ce n’est encore que dans un tout petit rôle, comme sera tout petit le rôle d’Alice dans Le Comte Ory six mois plus tard. Tout de même, la fois suivante sera la bonne, car avec La Nonne sanglante, œuvre de jeunesse de Gounod, l’Opéra Comique offre enfin à Jodie Devos un rôle – certes court et travesti, celui du page Arthur – mais qui bénéficie des airs les plus charmants de la partition. Et ce n’est pas tout, car c’est maintenant l’Opéra de Paris qui ouvre lui aussi ses portes à la soprano, en lui offrant le personnage – travesti et enfantin – d’Yniold dans Pelléas et Mélisande, sur le texte de son compatriote Maurice Maeterlinck.
En parallèle, Jodie Devos n’a pas raté son retour en terre natale, puisque l’Opéra royal de Wallonie-Liège a continué à lui faire confiance. Dans l’opérette, certes, avec Eurydice dans Orphée aux Enfers – Offenbach toujours – mais aussi avec sa première Susanna dans Le nozze di Figaro, où elle échappe au cadre contraignant des emplois strictement destinés aux sopranos coloratures. Toujours à Liège, où s’exporte Le Comte Ory parisien, elle est promue au premier rôle qu’est la Comtesse Adèle après avoir dû se contenter à Paris de jouer les utilités. Et c’est très bientôt en Lakmé que la soprano foulera à nouveau ces mêmes planches.
La carrière de Jodie Devos se partage désormais entre les plus grandes scènes de France et de Belgique. Au cours de la saison 2018-2019, elle est la Reine de la nuit au Théâtre de la Monnaie, puis à l’Opéra-Bastille. Cet automne, à Paris, elle a participé à la nouvelle production des Indes galantes qui a remporté auprès du public un succès sans précédent (même si la critique s’est montrée beaucoup moins enthousiaste). De belles prises de rôle émaillent la saison 2019-2020 et la suivante, dans différentes maisons d’opéra françaises : Sœur Constance dans Dialogues des carmélites à Toulouse, la Fée dans Cendrillon de Massenet à Limoges, Zerbinetta d’Ariadne auf Naxos à Montpellier, Titania dans A Midsummer Night’s Dream de Britten à Lille, autrement dit toutes les facettes que peut prendre la voix de soprano colorature sur la scène lyrique.
En 2019, Jodie Devos aura été l’une des protagonistes des commémorations du bicentenaire de la naissance de Jacques Offenbach, le plus parisien des Allemands. Le Palazzetto Bru Zane lui a fait enregistrer son premier récital en solo, sentant que son timbre et son agilité vocale feraient d’elle l’interprète toute désignée pour donner une image de ce que pouvait être la virtuosité dans ces partitions d’opérette ou d’opéra-bouffe. Bien sûr, le programme inclut « Les oiseaux dans la charmille », que chante Olympia dans Les Contes d’Hoffmann, rôle qu’elle incarnera très prochainement à l’Opéra Bastille ; il y a un air d’Eurydice, rôle jadis tenu à Liège. Mais à peu près tout le reste se compose de raretés, de morceaux que l’on commence seulement à entendre depuis quelques années, comme les pages du superbe Fantasio, où on pourra voir Jodie Devos lors de la reprise à l’Opéra-Comique en décembre 2020, ou d’extraits d’œuvres jamais montées, comme Les Bavards ou Boule de Neige. De vraies découvertes, qui ne sont pas passées inaperçues puisque la critique musicale a distingué ce disque Alpha en lui décernant plusieurs récompenses, dont le Diapason d’Or 2019 et l’Oper! Award du meilleur album solo.
Bien sûr, après cinq années marquées par un brillant démarrage franco-belge, Jodie Devos rêve peut-être d’élargir encore ses horizons au-delà de la francophonie, et d’exporter son talent dans toute l’Europe, voire dans d’autres continents. Et même si, à l’opéra, les coloratures sont souvent menacées par la folie (Lucia, Ophélie…), souhaitons-lui d’avoir toujours la sagesse de trouver son bonheur dans les rôles écrits pour sa voix.