Travailler à l’infini
« Zeitigung » de Rosas
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Ni une reprise ni une réécriture complète, Zeitigung constitue l’un des exemples les plus originaux de la recherche d’Anne Teresa De Keersmaeker pour pérenniser le répertoire de Rosas. Dix ans après Zeitigung, la chorégraphe a réemployé le même matériau musical – l’essentiel de deux siècles de musique allemande interprétée au piano par Alain Franco – tout en demandant au danseur et chorégraphe Louis Nam Le Van Ho de refaçonner à sa manière le matériel original. Nous vous proposons cet entretien en compagnie des trois artistes dans les méandres infinis de leur processus créatif.
Après Zeitung et Re:Zeitung, c’est la troisième fois que vous travaillez sur le même matériel, à partir des mêmes concepts, en agitant les mêmes questions. Le souci de votre propre répertoire vous préoccupe-t-il à ce point ?
Anne Teresa De Keersmaeker : C’est à vrai dire une nouvelle approche ; après avoir « restauré » l’écriture originale de pièces anciennes, comme Rain et Rosas danst Rosas, après en avoir totalement réécrit d’autres, telles que Verklärte Nacht et A Love Supreme, je voulais ici confronter mon écriture à celle d’un autre chorégraphe, en lui offrant une « carte blanche ».
Il y a des spectacles que je ne tiens pas à reprendre, d’autres que je ne confierais à personne, mais certains se prêtent particulièrement bien au jeu de la variation et de la transposition — et je pense que c’est le cas de Zeitung. Il date d’une époque-charnière, où je me posais beaucoup de questions. Il s’agissait la première pièce après la fin de notre résidence à La Monnaie, après les travaux avec Ann Veronica Janssens (et l’esthétique less is more que cela supposait)... De nouvelles questions surgissaient concernant la nature du lien entre danse et musique, l’identité du mouvement, la relation entre improvisation et écriture, la production même du mouvement…
Je me suis trouvé beaucoup d’affinités avec Alain et sa réflexion sur le temps à partir de l’œuvre de Bach — un compositeur vers lequel, de toute façon, je reviens sans cesse.
Alain Franco : Je favorise l’idée de la continuité dans le travail artistique : une œuvre d’art m’intéresse par ce qui peut s’en perpétuer, ce qui continue à évoluer. Tout comme les processus de pensée, les œuvres d’art sont ouvertes et « travaillent » à l’infini. En littérature, on parlerait d’intertextualité. J’aime l’idée de continuer à faire fructifier la lecture des textes existants (plutôt que leur réécriture), à la manière d’une herméneutique.
Louis Nam Le Van Ho : Je partage cet avis. La chorégraphie, ou la danse, n’a rien d’une « chose » : elle est toujours changeante et la transformation lui est consubstantielle, dès l’instant où d’autres personnes s’en emparent. Cette continuité est au cœur même du travail de Zeitigung. Les questions évoquées par Anne Teresa sont toujours à l’ordre du jour, il reste un nombre illimité de réponses possibles, le travail n’est pas terminé, le reprendre produit de nouvelles lignes de sens.
Votre intervention, Louis Nam Le Van Ho, s’approprie donc les questions esthétiques d’Anne Teresa ?
AF : Je voudrais rappeler qu’Anne Teresa n’a pas invité Louis Nam à faire un « avatar » de son travail ! C’était plutôt l’idée d’une « projection », pour aboutir à quelque chose de nouveau. Cet acte est particulièrement intéressant à l’égard de la tradition chorégraphique : il n’est pas question de copier l’original, mais de repenser le matériel en termes d’héritage esthétique (plutôt que d’héritage physique). Elle ne t’a pas donné le détail des mouvements, que je sache, elle t’a donné le matériel.
LNLVH : Exactement. Les questions auxquelles je me confronte sont déjà inscrites au sein de la chorégraphie de départ, mais mon ambition avec Zeitigung est davantage de l’ordre d’une friction entre deux écritures. Je réagis à des fragments créés par Anne Teresa en insistant sur la coexistence des deux écritures, sur les ponts qui vont de l’une à l’autre aussi bien que sur leurs différences.
Je me demandais, Anne Teresa, si votre travail avec Deborah Hay lors de la création de Zeitung vous avait donné l’idée d’impliquer une tierce personne dans la recréation de la pièce.
ATDK : La collaboration avec Deborah Hay m’a poussée à escalader le versant opposé à mon travail ordinaire. J’avais développé des stratégies entre danse et musique, organisé le temps, j’avais passionnément aimé sculpter et planifier, j’avais distillé comme une laborantine les plus fins paramètres permettant de créer des flux, de la lisibilité, d’associer l’individuel et le collectif, etc. — et les références de Deborah étaient en total contraste avec tout cela. Je crois à l’efficacité de la formalisation et au maniement des degrés d’abstraction aux limites des capacités perceptives, voire au-delà. Pour Deborah, tout est possible, mais la perception subjective reste le point de référence ultime. C’était une expérience intéressante, qui m’a ouvert des portes et a fait souffler un vent libérateur sur les danseurs-interprètes. Ici aussi, travailler avec Louis Nam m’amène inévitablement à me poser d’autres questions, à produire des choses pour lesquelles je n’étais pas outillée au départ.
Je suppose qu’introduire une nouvelle musique implique de repenser la dramaturgie musicale ?
AF : La conduite musicale du spectacle est en effet un élément-clé, pour Anne Teresa comme pour moi. L’idée de Zeitung était de jeter une grande courbe au-delà du XIXe siècle, de l’occulter autrement dit, d’éviter la question du romantisme — question passionnante par ailleurs mais, comme vous le savez, rarement traitée par la danse contemporaine. Avec Zeitigung, nous voulons lever ce tabou ; nous tentons une séquence « Brahms » et « Schumann ». En résumé, Zeitigung concrétise un élément qui était latent dans Zeitung mais n’était évoqué qu’en creux — le romantisme y brillait par son absence !
ATDK : Zeitung sautait à pieds joints au-dessus du XIXe siècle, en effet ! De manière plus générale, je n’ai jamais travaillé avec la musique romantique, à l’exception notable de Verklärte Nacht. Mais de longues conversations avec Alain m’avaient amenée à conclure : quand je serai prête, Brahms sera en tête de liste !
Vous renoncez ici à toute musique enregistrée au bénéfice de la seule musique interprétée en direct au piano...
AF : Je joue tout au piano, en effet, même les pièces orchestrales, dont j’ai réalisé mes propres transcriptions. J’ai déjà mentionné le désir essentiel qui m’anime pour ce spectacle : il ne s’agit pas seulement de travail, mais d’étude. Accueillir et accepter les œuvres, mais aussi en proposer une réalisation. S’engager.
La distribution est presque entièrement composée de jeunes diplômés de PARTS.
ATDK : La plupart des membres de la distribution, c’est vrai, étaient dans la classe de Louis Nam à PARTS ; ils ont donc tous vécu durant trois ans l’expérience intensive du travail en commun. Ce bagage collectif me semblait important.
LNLVH : Quand on leur demande de composer leur propre matériel, par exemple, la cohérence et l’unité de style vient assez facilement. Nous partageons une base commune et le dialogue est facile.
AF : De mon point de vue, les situations de travail ne sont jamais de strictes affaires de personnes. Il y a des événements inattendus qui surgissent, auxquels on ne s’attendait pas, tout prend soudain une nouvelle direction, on perd le contrôle. Il faudrait beaucoup de temps pour analyser ce phénomène : dans quelle mesure les interprètes d’un projet y contribuent-ils un par un et pierre par pierre, et dans quelle mesure ils se laissent absorber par une grande idée qui les dépasse.
ATDK : À propos des structures de travail et du travail des étudiants: je voudrais ajouter, en qualité de directrice de PARTS, qu’il n’est pas du tout facile pour de jeunes chorégraphes et de jeunes danseurs de rencontrer de bonnes conditions de travail. Ces jeunes créateurs cherchent généralement leur chemin dans des conditions plutôt difficiles. Travailler avec Louis Nam était aussi pour moi une façon d’aller vers eux.
LNLVH : J’ai connu à l’école la plupart des personnes impliquées dans Zeitung. Me proposer une nouvelle version de ce travail, comme le fait Anne Teresa, est un geste bouleversant, et en tous les cas une offre qui ne se refuse pas !
Ce texte a été publié avec l’aimable autorisation de Rosas qui l’avait diffusé au préalable sur son site Internet www.rosas.be.