Jeanne d’Arc au bûcher
Les impressions de Serge Simonart
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Quelle est la demi-vie de la souffrance humaine ? Quelques heures avant le début de la représentation de Jeanne d’Arc au bûcher à la Monnaie, je me suis retrouvé dans un magasin d’ustensiles de cuisine voisin où une « Teatanic » a notamment été vendue : une cuiller à thé en forme de Titanic en train de couler.
Je me demande si les 1503 noyés de ce navire et leurs descendants endeuillés auraient trouvé cela drôle. C’est un peu comme dans un cimetière : les vieilles tombes peuvent être « belles », mais les tombes fraîchement creusées sont trop récentes pour se permettre de les regarder avec un tel recul.
Je me demande aussi combien de temps il faudra pour que quelqu’un de frivole et irresponsable pense à créer Auschwitz : la comédie musicale !
Ainsi, je me suis aussi demandé ce qu’aurait pensé Jeanne d’Arc en découvrant un opéra sur son destin. Parce que, si nous l’oublions souvent dans notre ruée vers la culture, cet opéra parle avant tout d’une jeune femme qui a vraiment existé, qui a été torturée et brûlée vive, d’une jeune femme qui a enduré des souffrances inimaginables et qui, dans les dernières semaines, les derniers jours, les dernières heures de sa vie, s’est sentie abandonnée par tout le monde.
La Pucelle d’Orléans n’était évidemment pas une « hérétique, sorcière, relapse ». Vous pouvez voir en Jeanne d’Arc une mystique inspirée, une manipulatrice hystérique en manque d’attention, une militante révolutionnaire voire même une personne sous influence. Parce qu’à l’époque, n’importe quel citoyen mangeait souvent – par exemple et entre autres – des champignons des bois ; alors, qui sait, peut-être Jeanne a-t-elle mangé, sans le savoir, un champignon hallucinogène lui procurant des visions ?
On peut voir Jeanne d’Arc au bûcher comme un opéra très particulier, où le personnage principal ne chante pas mais en fait c’est un oratorio. Il est inhabituel aussi que la partie chantée le soit dans l’obscurité de la salle où siège le public, mais cela a fonctionné.
Ces dernières années, il est devenu de bon ton pour certains metteurs en scène mégalomanes de passer outre ce que le compositeur et le librettiste considéraient comme sacré et de manipuler l’action, le lieu, le contexte et l’âme d’une œuvre. Tristan se transforme subitement en combattant de l’État Islamique, Tosca en prostituée à Bangkok, Don Giovanni en macho #MeToo à la tête du Fonds monétaire international.
En cela, le metteur en scène est un anti-journaliste : il n’est pas tenu de rendre des informations factuelles et voit en l’opéra original un point de départ pour étayer sa propre vision. Je ne doute donc pas que les Verdi, Wagner, Puccini et autres Mozart se retournent d’indignation et de frustration dans leur tombe respective face à la manière dont l’actuelle génération de metteurs en scène-vampires s’appuie sur leurs œuvres d’une part et les violent d’autre part.
Romeo Castellucci fait partie de ceux qui imposent leur concept artistique au compositeur et au librettiste dont le travail ne sert plus qu’à alimenter son génie visionnaire si contemporain. Castellucci change presque tout : nous ne sommes plus à Domrémy-la-Pucelle ou à Rouen dans la France du XVe siècle ; nous sommes – à en croire le décor d’ouverture – au siècle dernier dans les années 50. La vraie Jeanne avait dix-neuf ans à sa mort, l’actrice qui la joue en a quarante-cinq. La vraie Jeanne avait les cheveux courts, elle portait un pourpoint ou une armure, cette Jeanne-ci est nue et porte les cheveux longs (amusant d’ailleurs qu’Audrey Bonnet accepte de jouer nue mais pas de se couper les cheveux).
L’histoire de cet opéra, l’histoire de Jeanne repose sur un bûcher, mais sur scène hormis un drapeau qui couvait, il n’y eut pas de feu – l’accent était mis plutôt sur deux autres éléments : la terre et l’eau. En ce sens, c’était une représentation à la fois minimaliste et forte – comme si l’on réduisait l’horreur d’Auschwitz à une seule douche.
À la différence que, contrairement à ce que j’ai écrit plus haut, chez Castellucci, cette approche radicale fonctionne. Pendant les dix premières minutes, alors que le concierge d’une école débarrasse lentement et péniblement une salle de classe de ses chaises et de ses bancs sous la lumière d’un néon défectueux qui bourdonne de façon lugubre, je pensais avec impatience : « Où diable veut-il en venir ?! Castellucci n’a rien de mieux à proposer ?! » Deux heures plus tard, cette longue introduction de prime abord inutile s’est avérée être arc parfait, au symbolisme à la fois simple et profond.
Et du fait qu’Audrey Bonnet, presque entièrement seule sur scène, puisse tenir l’intrigue pendant deux heures jusqu’à vous faire oublier sa nudité, mon cœur de Flamand ne peut que dire « Faut le faire ! ».
J’ai souffert de graves maux de ventre ce soir-là et rester assis pendant près de deux heures sans pause n’a pas été très agréable. Mais pourtant même cela – l’absence de pause – a fonctionné : après le dénouement, vous compreniez qu’une représentation en continu était le seul choix artistique possible.
Au début de la soirée, les employés de la Monnaie s’inquiétaient de voir si, comme lors des précédentes représentations à Lyon, des manifestants de la Fédération catholique conservatrice Pro Europa Christiana perturberaient ce spectacle qu’ils jugent obscène. Six siècles après la mort de Jeanne, s’ils pouvaient condamner Romeo Castellucci au bûcher, ils le feraient. Le fait que le directeur général de la Monnaie se soit senti obligé de défendre, sur le site Internet de son institution, cette Jeanne d’Arc au bûcher en dit long.
Était-ce, pensais-je, ces mêmes catholiques régnant à l’époque sur la France et, par extension, sur l’Europe et le monde, qui – avant et après l’Inquisition – avaient le penchant inquiétant et créatif d’ériger des bûchers où faire brûler des jeunes femmes innocentes ? Était-ce ces mêmes catholiques qui : a) ont d’abord brûlé Jeanne pour en faire une « martyre » ensuite, et qui b) dénoncent à présent le metteur en scène avec force d’arguments tels que « Jeanne d’Arc est à nous, bas les pattes ! ». Où est la cohérence ? N’y-a-t-il plus rien de sacré ?!
Eh bien si : la liberté d’opinion et d’expression artistique, pour ne citer que celle-là.
J’ai trouvé cette Jeanne d’Arc au bûcher d’Arthur Honegger mise en scène par Romeo Castellucci peu orthodoxe, déroutante, surprenante, provocante, intense et intriguante. La musique d’Honegger (composée en 1933 et c’est ainsi qu’elle sonne), que je n’avais pas écoutée depuis des années, m’a aussi semblée meilleure, plus intense, voire étouffante, et donc plus efficace qu’auparavant.
Que cela soit dû à une forme d’accoutumance, de maturité ou à l’habilité du chef d’orchestre Kazushi Ono, reste à déterminer. J’ai été ému, souvent, j’ai eu envie plusieurs fois d’aller sauver Jeanne sur scène avant qu’il ne soit trop tard et je pense que cette pulsion en dit long sur la qualité du spectacle. C’était tout sauf ennuyeux et doux – de quoi inquiéter tous les Rosenkavalier de ce monde.
Je ne me suis donc pas ennuyé et je vous conseille de vous laisser tenter par l’expérience, ne serait-ce que pour stimuler votre esprit et rester alerte. Il est de ces opéras classiques à l’ancienne dont l’excellence vous satisfait, vous berce avec professionnalisme – c’est le cas d’une très belle Tosca que j’ai eu la chance de voir à La Fenice en septembre. Jeanne d’Arc au bûcher a eu sur moi l’effet inverse : j’en suis sorti épuisé, mais tout à fait éveillé, tout autrement éveillé.
Traduction : Thomas Van Deursen