La Monnaie défend sa liberté artistique
Peter de Caluwe à propos de « Jeanne d'Arc au bûcher »
Le portrait de Jeanne d’Arc que brosse le metteur en scène Romeo Castellucci dans la production acclamée de Jeanne d’Arc au bûcher ne fait pas l’unanimité. Ce qui est une bonne chose. La Fédération Pro Europa Christiana requiert cependant l’annulation de la production et consolide sa demande par une pétition. Pour la Monnaie, cette initiative va trop loin. Permettez-moi donc de vous soumettre les arguments qui nous convainquent qu’il s’agit bel et bien d’une production de grande valeur.
Au cours des siècles, le personnage de Jeanne d’Arc a fait l’objet d’interprétations diverses et paradoxales. Son image a été régulièrement redessinée, revue, corrigée, déformée, en fonction des idéologies dominantes. Comme le dit le titre d’un texte repris dans notre programme, Jeanne fut en effet une « héroïne polymorphe à usages multiples ».
Romeo Castellucci souhaite défaire Jeanne d’Arc des différentes interprétations dont elle a fait l’objet au fil des siècles. Jeanne d’Arc au bûcher, l’oratorio d’Arthur Honegger sur un texte Paul Claudel, est déjà en soi une tentative de libérer Jeanne d’Arc du poids qui pèse sur elle. La mise en scène (profondément spirituelle) de Castellucci souhaite aller au plus près de la quintessence et présenter Jeanne comme un personnage profondément humain et vulnérable. Aussi, nous montre-t-il une jeune femme seule et abandonnée. Abandonnée par l’État, par l’Église et par la société.
La Fédération s’offusque de ce que Jeanne apparaît sur scène en vêtements masculins. Il s’agit là du même reproche que celui qui lui a été fait lors de son procès en 1431. Considéré comme un signe d’héréticité, le simple fait de s’habiller en homme lui a valu une condamnation au bûcher. Que ce reproche refasse surface près de six cents ans plus tard provoque la stupéfaction. Que Jeanne d’Arc ait choisi de se vêtir comme un homme et de se couper les cheveux est de surcroît un fait historique avéré. C’était en outre un choix d’ordre pratique à une époque où la tenue de guerrier convenait tout simplement au combat.
Le portrait de Jeanne en concierge au début du spectacle est un choix fictionnel délibéré. Le metteur en scène dépouille la Pucelle d’Orléans de toute symbolique accablante en la glissant dans la peau d’un autre personnage. Comme la foudre, Jeanne traverse pour ainsi dire n’importe quel individu. Ainsi nous découvrons la fragilité humaine et la force extraordinaire de ce personnage unique.
Dès lors que toute la symbolique est retirée, une femme nue se tient sur scène. Cela non plus n’est pas une représentation révolutionnaire de Jeanne d’Arc. Aussitôt après sa mise à mort, des tableaux et des statues l’ont représentée à moitié nue.
La Monnaie est particulièrement attachée à la liberté d’expression. Nous respectons les opinions des autres, mais nous leur demandons de faire preuve du même respect à notre égard. La Monnaie soutient à 100 % la production de Romeo Castellucci. Mieux encore, nous pensons qu’il s’agit d’un spectacle incontournable. Ce n’est pas un hasard si la production a remporté plusieurs prix (désignée « meilleure scénographie » par le magazine Opernwelt en 2017 ainsi que « meilleure production » par Bachtrack également en 2017 et par Golden Mask en 2019), qu’elle a été accueillie lors de sa création lyonnaise par des critiques dithyrambiques (« Plusieurs jours après on est encore lessivé par le choc émotionnel d’un des spectacles les plus forts vus à l’opéra », écrivait Le Figaro) et que, cette année, Opernwelt a décerné à Roméo Castellucci le titre de « metteur en scène de l’année ».