Une musique qui réconforte
Marie-Nicole Lemieux
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Au moment où nous appelons Marie-Nicole Lemieux, elle est en voiture, en route pour un nouveau concert. Le rire tonitruant de la plus généreuse des contraltos retentit à intervalles réguliers au téléphone. Elle se rend à un spectacle Baudelaire, avec mise en scène, avec lequel elle est en tournée au Québec. Comme toujours – y compris pour son récital à La Monnaie – le fidèle Daniel Blumenthal est au piano. Faire la navette entre des projets très différents, tel est le lot d'une cantatrice célèbre. Quand elle fera étape à Bruxelles à la mi-novembre, ce sera juste après la dernière de Madama Butterfly au Théâtre des Champs-Élysées de Paris.
« Ces allées et venues entre l’opéra, les récitals ou les solos avec orchestre font partie du métier », explique Marie-Nicole Lemieux, « c’est toujours un bonheur d’intercaler des récitals. Déjà parce que c’est moi qui suis le boss, et pas un chef d’orchestre (éclat de rire). Dans une production d’opéra, je me sens comme une funambule ballottée entre les desiderata du metteur en scène, du chef d’orchestre et de tous les autres sur scène. Un récital, c’est chaque fois un retour à l’essentiel. »
Après le concours Reine Elisabeth 2000, dont elle est sortie lauréate, elle est souvent revenue chez nous pour des récitals. Est-il facile de parvenir au juste équilibre entre opéras et concerts dans son agenda ? « Il y a quelques années, j’étais triste parce que je devais renoncer aux récitals parce que les engagements d’opéra se succédaient sans discontinuer. Depuis cinq ans, je parviens mieux à déterminer moi-même mon emploi du temps et à programmer plus de soirées de récital. Chaque fois, je me délecte de ces concerts. Un opéra, pour moi, c’est comme lire un long roman avec plein de péripéties. À côté de ça, les lieder sont des histoires courtes, ou plutôt des micro-histoires. Et avec ce programme, nous ne sommes pas loin du récital poétique. »
J’espère emmener le public dans un voyage où Goethe et Baudelaire se rencontrent à un moment.
Son récital à Bruxelles se fera en deux parties : d’abord un portrait de Goethe, puis, après l’entracte, un portrait de Baudelaire. Chaque fois avec une série de compositeurs qui ont mis leurs poèmes en musique – et ils sont nombreux. « La liste des lieder composés sur des textes de ces deux super-héros de la poésie du XIXe est infiniment plus longue. C’est impossible de tous les présenter en une soirée. Pour choisir, je me suis laissé guider par mes coups de cœur personnels. Je suis le genre de musicienne qui aime bien explorer des territoires inconnus. C’est comme ça que ce florilège comporte aussi deux mélodies de Fanny Mendelssohn. J’adore tout ce que j’ai déjà chanté d’elle. Les lieder de Beethoven ne sont pas très connus non plus. » Un autre bijou méconnu, c’est La Mort des amants de Gustave Charpentier. Et Marie-Nicole Lemieux d’entonner Depuis le jour où je me suis donnée. « Vous connaissez ? C’est dans Louise, la grande aria pour soprano de son opéra à succès. Gustave Charpentier était un homme plein d’énergie, un wagnérien, aussi. Le lied que je chante témoigne de son naturel fougueux. »
« Territoires inconnus » : c’est littéralement le fil conducteur de ce récital, qui s'ouvre par Kennst du das Land – (Connais-tu le pays) – de Robert Schumann, une question qui pourrait être le titre du concert. « Chaque mélodie est un petit bijou en soi, mais j'ai cherché un lien qui mette une cohérence dans l’ensemble du récital. Je ne le vois pas comme deux portraits distincts de poètes. J’espère emmener le public dans un voyage où Goethe et Baudelaire se rencontrent à un moment. La question de Goethe : est-ce que nous connaissons le pays exotique où fleurissent les citronniers, trouve un écho dans les autres lieds. Goethe entreprend une quête des origines : du lieu idyllique où tout était mieux avant. La deuxième partie, avec les textes de Baudelaire, est un miroir de cette thématique. Là aussi, il est constamment question d’un voyage à la recherche d’un paradis perdu. L’Albatros parle du sentiment de ne pas être à sa place dans l’ici et maintenant. Le dernier lied du concert, La Vie antérieure, est une longue ode à cet âge d’or. Ou plutôt : le poète se repaît d’un souvenir magnifié de cette vie imaginaire. L’un dans l’autre, c’est un parcours intense, ce récital, aussi bien pour moi que pour l’auditeur qui se laisse transporter par les textes. »
Et les compositeurs, est-ce qu'ils sont motivés par leur vénération pour les poètes ? Ou prennent-ils ce qui leur convient du point de vue musical ? Partant du même texte, Robert Schumann et Hugo Wolf aboutissent à des résultats musicaux qui n’ont pas grand-chose en commun. « Je chante deux versions de Kennst du das Land, et on a l’impression que les deux compositeurs mettent chacun le texte au service de leur propre tempérament. Ce qui, chez Schumann, évoque encore la nostalgie devient tragédie pure chez Wolf. On pourrait illustrer la même chose avec le Clair de Lune de Verlaine et les différentes couleurs que Fauré et Debussy donnent à ce texte. Mettre de la poésie en musique, cela signifie s’en emparer. Et en fin de compte, c’est aussi ce que nous faisons, nous interprètes : nous y ajoutons encore une couche. En nous appropriant cette musique, nous la marquons d’une empreinte personnelle.
Sur scène, Marie-Nicole Lemieux est accompagnée de son partenaire musical attitré, le pianiste Daniel Blumenthal. Que ce soit pour ses concerts ou ses enregistrements, il est toujours de la partie. « Nous nous connaissons depuis le concours Reine Elisabeth. Il a été désigné pour être mon accompagnateur. Tout était tellement nouveau à l’époque. Pour venir au Concours à Bruxelles, c’était la première fois que je prenais l’avion. Quand je pense que l’année prochaine, nous pourrons Daniel et moi fêter vingt ans de musique ensemble, l’idée me paraît complètement folle ! »
Je vois ça comme une obligation, le fait que le public me comprenne immédiatement.
Comment Marie-Nicole Lemieux conçoit-elle le rôle du pianiste idéal : une simple collaboration musicale ou un pianiste qui coache et qui donne aussi des conseils vocaux ? « Dans le cas de Daniel Blumenthal, c’est purement une affaire de musique. Daniel et moi commençons par répéter chacun notre partie de notre côté. Quand nous nous voyons, toutes les questions techniques sont résolues et nous faisons de la musique ensemble. C'est deux partenaires égaux, qui font de la musique de chambre, un point c’est tout. Parallèlement, j’ai une coach de chant, la même pianiste depuis 1997. Avec elle, je fais de l’entraînement vocal. Nous examinons les possibilités de rôles et nous faisons des essais de répertoire en fonction de l’évolution de ma voix. »
De Monteverdi à Puccini, Marie-Nicole Lemieux enchaîne les rôles d’opéra. Son récent CD, Mer(s), réunit des pièces avec orchestre, avec la mer dans le rôle principal : une musique somptueuse, signée Elgar, Chausson et Joncières. On a l’impression que son répertoire s’étend à l'infini. Est-ce dû à sa curiosité musicale ? « Cela vient surtout de mon type de voix plutôt rare. Quand on est contralto, on est forcément demandée dans des répertoires divers. C’est aussi dans mon caractère : j’aime la gymnastique consistant à changer de style musical. Parfois, ça bouscule : après un opéra romantique, se replonger dans les airs virtuoses de Haendel, ce n’est pas toujours évident ! Pour les sopranes, il y a plus de répertoire, ce qui fait qu’elles se spécialisent : vous entendrez rarement une soprano chanter Turandot puis, le mois suivant, de la musique baroque. Quand j’étais plus jeune, j’étais triste parfois de ne pas être soprano. Un grand rôle comme celui de Violetta dans La Traviata, cela me paraissait génial. Mais aujourd’hui je suis très contente du cadeau que la nature m’a fait. Sur la durée, cette voix grave garantit une carrière extrêmement variée. »
Elle a probablement déjà lu ce que les autres pensent de sa voix. Mais une chanteuse peut-elle décrire sa propre voix ? « C’est difficile de juger votre voix, qui fait partie de votre corps. À cause du registre grave, j’ai une voix sombre et forte, dans laquelle j’essaie cependant, autant que possible, d’incorporer des couleurs ensoleillées. Mais je suis en permanence à la recherche d’une voix unie, comme un instrument, qui donne un son le plus naturel possible. J’essaie aussi de la colorer pour mieux la mélanger à celle des autres. Je me donne à fond pour servir au mieux chaque langue. En français, cela signifie que je m’efforce de laisser entrer beaucoup de lumière dans la voix, en faisant très attention aux voyelles. Je vois ça comme une obligation, le fait que le public me comprenne immédiatement. L’allemand et le français sont les langues qui me sont les plus proches. Avec l’italien, j’ai eu plus de difficultés au début. On m’associe souvent à une musique extravertie, une atmosphère festive ou dramatique. Moi je vois les choses autrement : ce que j’aime par-dessus tout, c’est chanter de la musique qui peut apporter du réconfort.
Traduction : Muriel Weiss