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« Jeanne d’Arc au bûcher » en onze flashbacks

Jasper Croonen
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7 min.

Jeanne d’Arc au bûcher marque le retour de Romeo Castellucci à la Monnaie. Un an après un Die Zauberflöte revisité de façon radicale, le metteur en scène-scénographe-concepteur lumières-créateur de costumes italien s'attelle au singulier « oratorio dramatique » d'Arthur Honegger. Un bel échantillon de modernisme musical, qui raconte la vie de l'héroïne populaire française en onze tableaux, mais selon une chronologie inversée : en remontant de son arrêt de mort à sa jeunesse et sa vocation. Adoptant l'idée de Honegger et de son librettiste, Paul Claudel, nous vous présentons cette production en onze étapes à rebours.

I

Le 5 novembre 2019, l'ancien directeur musical de la Monnaie Kazushi Ono reprendra place, pour la première fois depuis 2008, dans notre fosse d'orchestre pour la première de Jeanne d'Arc au bûcher. Ce spectacle, mais aussi l'œuvre en soi, sont porteurs de 85 ans d'une histoire fascinante et parfois mouvementée, qui mène d'une mécène russe à des émeutiers lyonnais en passant par une création bruxelloise.

II

Notre production de Jeanne d’Arc au bûcher est une collaboration avec l'Opéra de Lyon, l'Opéra de Perm et le Theater Basel. C'est Lyon qui a accueilli la première, en 2017 : Jeanne d'Arc reste en effet d'abord un phénomène français. Un phénomène à forte charge affective et aux multiples récupérations politiques, qui plus est, auquel on ne peut donner une nouvelle interprétation sans coup férir – aussi légitime et respectueuse que soit la démarche. Cela s'est vérifié une fois de plus à Lyon. Si la presse et le public ont été enthousiasmés par le spectacle, la dernière représentation a rassemblé un groupe notable de manifestants liés à des organisations religieuses et d'extrême droite. Armés de fumigènes, ils ont poussé leur « Hommage à Jeanne » si loin que la police anti-émeutes a finalement dû intervenir. C'est surtout Romeo Castellucci qui était visé ; à les entendre, c'est lui qui mériterait de finir sur le bûcher.

Émeutes à Lyon
Émeutes à Lyon © www.medias-presse.info
III

Mais les fauteurs de troubles n'ont fait qu'apporter de l'eau au moulin du metteur en scène. Car Castellucci part du constat que Jeanne d’Arc a été « ... érigée en symbole du martyre glorifié, dont se sont emparé aussi bien les royalistes que le régime de Vichy, les mouvements de protestation, les suffragettes et les organismes de défense des droits de l'Homme, mais aussi les partis nationalistes et xénophobes. » Dans sa lecture, il tente d'affranchir Jeanne du poids de l'histoire et de « mettre à nu la femme derrière le mythe ».

IV

Il n'y a rien de surprenant dans le choix de Romeo Castellucci. Ce philosophe de la scène a pour ainsi dire fait sa marque de fabrique de productions de théâtre ou d'opéra iconoclastes, explorant avec une grande hardiesse intellectuelle des thématiques religieuses et sensibles. C'est ce qu'il avait fait à la Monnaie notamment avec le Parsifal de Wagner (2011), ou à l'Opéra de Paris avec l'opéra biblique de Schönberg Moses und Aron (2015), où un taureau vivant et un acteur nu se partageaient le plateau. Quatre ans plus tôt, dans son spectacle Sul concetto di volto nel figlio di Dio (2011), qui a fait beaucoup de bruit, il avait placé l'amour d'un fils pour son père dépendant et incontinent devant la toile de fond d'un gigantesque portrait du Christ.

© Stofleth
V

Cette nouvelle production du « mystère lyrique » de Honegger, œuvre assez rarement montée, n'est pas la première de ce nouveau millénaire, loin s'en faut. L'une des plus remarquées parmi les productions récentes date de 2005, avec Marion Cotillard, alors star hollywoodienne montante , dans le rôle parlé de la Pucelle>. À la Monnaie aussi, l'histoire sera portée par une actrice française de grand talent : Audrey Bonnet. Elle n'est pas la première à incarner Jeanne sur notre scène ; la Monnaie a en effet déjà présenté plusieurs fois Jeanne d’Arc au bûcher dans la capitale belge. La dernière fois, c'était en 1975, même si c'est surtout la production de 1952 qui est digne de mention : c'est Jeanne Loriod qui jouait alors des ondes Martenot, l'instrument électronique indissolublement lié à sa personne, qui est utilisé à plusieurs reprises dans l'oratorio de Honegger.

VI

Bruxelles a déjà joué avant cela un rôle majeur dans l'histoire des représentations de l’œuvre. C'est en effet ici qu'à lieu le 2 février 1946 la création de Jeanne d'Arc au bûcher avec prologue. Il s'agit d'une version composée par Honegger à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, après que le librettiste Paul Claudel avait, au début de la guerre, « au plus profond de notre malheur », mis sur papier une version remaniée du texte, dans laquelle il faisait un parallèle entre l'invasion anglaise du xive siècle et l'occupation allemande au xxe. Dans cette version avec prologue, qui s'inscrit dans un contexte historique changé, les accents sont déplacés, jetant une nouvelle lumière sur Jeanne d'Arc au bûcher. Rétrospectivement, on sent un arrière-goût un peu amer, et l'oratorio peut s'entendre aujourd'hui comme un présage de la catastrophe qui menaçait alors l'Europe.

VII

Et ce, alors que l'œuvre, au moment de sa création à Bâle le 12 mai 1938, était un symbole de la collaboration paneuropéenne, en l'espèce entre le protestant suisse Honegger, le très catholique Paul Claudel et l'actrice juive Ida Rubinstein. Cette première mondiale fut d'ailleurs un immense succès. Le chef d'orchestre Paul Sacher fait part dans une lettre à Rubinstein de son « ... très vif désir de vous exprimer après la représentation de Jeanne au bûcher, encore une fois, tous me [sic] sentiments de gratitude pour votre générosité. » La presse musicale se montra elle aussi unanimement élogieuse à propos de la nouvelle composition.

Arthur Honegger (gauche) et Paul Claudel (droite) pendant les répétitions de Jeanne d’Arc au bûcher.
Arthur Honegger (gauche) et Paul Claudel (droite) pendant les répétitions de Jeanne d’Arc au bûcher. © expertissim.com
VIII

Cela n'a rien de surprenant, car l'œuvre commencée par Honegger en 1935 est un joyau kaléidoscopique. Ses onze tableaux oscillent entre musique d'art contemporaine française – dont Honegger s'était imprégné auprès de ses amis du Groupe des Six et chorals spirituels dans le style de J.-S. Bach. De temps à autre, on perçoit aussi l'influence de la musique de divertissement, jazz ou music-hall. Tandis que l'ensemble évoque une tragédie antique, l'orchestre laisse transparaître l'optimisme progressiste de l'entre-deux-guerres : c'est un très grand orchestre, avec pianiste, une partie pour saxophone – instrument qui n'a pas encore un siècle à l'époque – et utilisant un des tout premiers instruments électroniques, les ondes Martenot.

IX

Ce n'est pas la seule fois, dans la genèse de Jeanne d’Arc au bûcher, qu'il y a de l'électricité dans l'air. Paul Claudel en a écrit le livret en quinze jours de temps à peine, à la fin de 1934. La chose est moins étonnante quand on sait que le poète dit avoir eu une vision :  « … avec la netteté d’une secousse électrique, un geste se dessina devant les paupières de mon esprit à moitié closes […] c’était le signe de la croix. » Ce n'est qu'après cette apparition, pendant un voyage en train vers (encore et toujours) Bruxelles, qu'il se met à écrire, dans un état de tension extrême. Jusque-là, le catholique Claudel avait refusé de collaborer au projet par déférence envers le sujet traité.

© Stofleth
X

En 1934, Paul Claudel était un écrivain célèbre, notamment comme auteur du Soulier de satin, un drame mystique d'une durée de représentation de onze heures. Il est clair que, par ses convictions religieuses, il avait une affinité pour le sujet historico-religieux de l'oratorio ; en outre, il avait déjà travaillé avec des compositeurs. Plus ou moins à l'époque dont nous parlons, Darius Milhaud, collègue et ami de Honegger, avait composé la musique de la pièce de théâtre La Sagesse de Claudel. Cependant, le compositeur suisse n'alla frapper à la porte de Paul Claudel qu'après un désaccord avec la dramaturge et romancière Jehanne d'Orliac. Cette dernière avait, début 1934 – une bonne année avant que se déclare la flamme de Claudel –, élaboré une première proposition à la demande de Honegger et de sa mécène Ida Rubinstein.

XI

C'est avec cette même Ida Rubinstein que débute l'histoire de Jeanne d’Arc au bûcher. La flamboyante actrice et danseuse russe est surtout connue pour avoir commandé à Ravel son Boléro et à Stravinsky son Baiser de la fée. En 1934, elle suggère à Arthur Honegger l'idée d'un drame autour du personnage de Jeanne d'Arc ; elle veut y tenir – une dernière fois – le rôle principal. Peu de temps auparavant, Rubinstein avait été impressionnée par des représentations des Théophiliens, une compagnie de théâtre au sein de l'université de la Sorbonne, spécialisée dans les mystères médiévaux. C'est l'étincelle initiale, à l'origine de l'oratorio.  Une étincelle qui continue de rougeoyer à travers toute l'histoire de l'œuvre. De sa création à Bâle jusqu'à nos jours. Car même dans le cadre profane où Castellucci place Jeanne d'Arc au bûcher, le mystère n'est jamais loin.

Traduction par Muriel Weiss