Le passé qui vit dans le présent
Rosas reprend Bartók / Beethoven / Schönberg
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La soirée Bartók / Beethoven / Schönberg se compose de trois pièces du répertoire de Rosas. Elle rend compte organiquement de l’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker, plonge à ses racines puis remonte jusqu’à des transformations stylistiques plus récentes. La danse, un art en perpétuelle évolution, s’inscrit néanmoins toujours dans un maintenant : voilà ce que démontre l’expérience Bartók / Beethoven / Schönberg... Un entretien avec Anne Teresa De Keersmaeker
La reprise de Bartók / Beethoven / Schönberg coïncide avec tout un travail entrepris par Rosas sur sa propre archive. En 2006 déjà, ce spectacle – connu alors sous le titre « Soirée de répertoire » – indiquait un retour vers les œuvres antérieures.
Je ne parlerais pas de « retour » : ce serait contradictoire avec la contemporanéité inhérente à la danse, soit l’incarnation d’une chorégraphie, ici et maintenant, sur une scène. Chacune de ces trois pièces constituait déjà précédemment le noyau d’autres soirées, elles-mêmes « composées » : Le Quatuor n°4 est tiré de Bartók/Aantekeningen (1986) et de Bartók/Mikrokosmos (1987) ; Die Grosse Fuge faisait partie du spectacle Erts (1992) puis de Kinok (1994) ; et Verklärte Nacht, que j’ai initialement écrit pour une soirée Schönberg à la Monnaie (Erwartung/Verklärte Nacht, 1995), a ensuite été repris dans Woud (1996). C’est en les isolant de leur contexte premier et en les ré-assemblant sous forme d’une soirée de répertoire, qu’est né le projet d’y associer la musique live. Mais ce ne fut pas pour autant la dernière étape... Ces chorégraphies semblaient continuer à réclamer de nouveaux traitements et en appelaient à une réécriture. En 2014, Verklärte Nacht est ainsi devenu un trio, alors que je l’avais initialement écrit pour quatorze danseurs... J’ai procédé de façon similaire pour Die Grosse Fuge, en juin dernier, en réduisant la distribution initiale de huit à quatre danseurs. Finalement, seul le Quatuor n°4 a conservé son écriture originale. Mais dans l’ensemble, Bartók / Beethoven / Schönberg a un statut unique, très différent d’autres reprises de répertoire comme Rosas danst Rosas ou Rain.
Quel avait été le déclencheur, en 2006, qui vous avait fait réunir ces trois moments chorégraphiques ? Sentiez-vous une complémentarité ou une filiation qui rendait ce montage particulièrement nécessaire ?
Les œuvres de Bartók et Beethoven que j’utilise sont toutes deux des quatuors à cordes, et le Verklärte Nacht de Schönberg, avant son orchestration, est originellement écrit pour sextuor à cordes. Le quatrième quatuor de Bartók est ancré dans la musique populaire des Balkans, d’où son caractère très dansant. Par sa structure en arc en cinq mouvements, avec le mouvement lent en son centre, il dégage une charge très expressive et remplie d’émotions, malgré son écriture dissonante. Die Grosse Fuge de Beethoven représente pour moi l’ultime aboutissement du style fugué : Beethoven parvient à un niveau inouï de complexité en dépit de la contrainte « limitante » du medium quatuor à cordes. Verklärte Nacht est un moment-clé dans le parcours de Schönberg, c’est l’une de ses dernières œuvres avant le grand bond dodécaphonique. Dans une certaine mesure, on peut parler de « musique à programme », basée sur un poème de Richard Dehmel. Il s’agit selon moi de l’une des compositions majeures du XXe siècle, au même titre que Le Sacre du Printemps de Stravinsky. La musique de cette soirée ouvre donc un arc historique allant du début du XIXe siècle au début du XXe. Il me semblait pertinent de réunir et valoriser ces trois pièces.
Comment les trois volets de la soirée s’enchaînent-ils sur le plan chorégraphique ?
Le spectacle réunit trois étapes dans l’évolution de mon écriture, trois manières d’approcher une partition musicale. Et chacune aborde des questions bien particulières. Après Fase, Rosas danst Rosas et Elena’s Aria, l’écriture du Quatuor n°4 représentait un défi : écrire pour la première fois avec précision une structure chorégraphique très articulée, à partir d’une partition moderne ancrée dans la tradition classique. À partir de ce quatuor à cordes, il s’agissait de comprendre comment tirer le maximum de potentiel d’un minimum de moyens. Il n’y a pas de dérobade possible avec un quatuor, pas de possibilité d’échappatoire comme pourrait me fournir une partition à l’orchestration bien fleurie ! Dans un certain sens, je restais dans l’esprit de Rosas danst Rosas, mais dans une écriture entièrement tournée vers l’unisson. C’était comme une prise de position contradictoire face à la structure polyphonique et feuilletée de l’écriture bartokienne – et un moyen pour mieux valoriser le caractère dansant de sa musique. La chorégraphie sur Die Grosse Fuge adoptait le point de vue inverse : chaque « rôle » est indexé à une voix particulière de la partition, de façon à traduire en danse le contrepoint musical. À l’exception de Cynthia Loemij, cette pièce est exclusivement dansée par des hommes. Dans Verklärte Nacht, j’ai travaillé avec les thèmes et les leitmotive musicaux pour tenter d’injecter dans la danse une ligne de fond narrative.
Malgré quelques interruptions, certaines productions comme Fase et Rosas danst Rosas n’ont jamais arrêté de tourner. Mais avec ce spectacle de 2006, vous vous tournez pour la première fois vers des œuvres anciennes, en utilisant ce terme de « répertoire ». Est-ce l’amorce d’une réflexion sur l’histoire de votre propre travail ?
Vous savez, cette réflexion sur le « répertoire » a commencé en réalité dès la création de mon deuxième spectacle, Rosas danst Rosas ! Car dès le deuxième spectacle, on se pose la question de ce que l’on va faire du premier ; on commence déjà à penser l’ensemble. Le fait de renoncer à rejouer certaines pièces tient avant tout à des considérations pragmatiques, financières et organisationnelles. Avec la résidence de Rosas à la Monnaie en 1992, nous avons reçu une triple mission tout à fait officielle de création, de répertoire et d’éducation. La constitution d’une « soirée de répertoire » s’inscrivait dans cette mission.
Die Grosse Fuge se présente ici dans un effectif plus réduit, avec le décor unique d’une scène vide et un éclairage simplifié. Cette tendance au minimalisme découle-t-elle des expériences de ces dernières années ?
Oui, en un certain sens. Ce minimalisme me semble surtout parfaitement adapté à la traduction chorégraphique de cette « Grande Fugue ».
Ce spectacle est dansé pour la première fois par le « groupe répertoire » de Rosas. Ces jeunes danseurs sont familiers avec vos pièces anciennes comme Achterland, Fase, Rosas danst Rosas, etc., historiquement très proches des trois chorégraphies Bartók / Beethoven / Schönberg. Selon vous, quels furent pour eux la plus grande surprise et le plus grand défi au cours des répétitions ?
Pour les danseuses qui ont interprété Fase, Rosas danst Rosas et Rain, le Quatuor n°4 représente un défi très particulier. L’écriture chorégraphique est calée au cordeau sur la musique de Bartók — c’est de la microchirurgie — là où Rain autorisait des rapports danse-musique un peu plus flottants. L’énergie du Quatuor n°4 est par ailleurs particulièrement condensée si on compare cette pièce à Rosas danst Rosas, dont la tension se déployait progressivement sur une large durée de deux heures. Autrement dit, cette chorégraphie réclame une association infaillible de rapidité et de précision musicale. Il en va de même pour Die Grosse Fuge : là aussi, l’articulation à la musique est très précise, et va plus loin que celle adoptée dans Achterland, par exemple. Dans Verklärte Nacht, c’est autre chose : le danseur doit composer avec une ligne narrative, et son rapport à la musique sera de ce point de vue plus traditionnel. Il s‘agit surtout de traduire physiquement l’entêtement, l’insistance à l’œuvre dans cette partition.
Les trois chorégraphies réunies dans Bartók / Beethoven / Schönberg ont par ailleurs été déjà interprétées par d’autres compagnies. Le ballet de l’Opéra de Paris a donné deux fois ce programme complet, en 2015 et en 2018. Die Grosse Fuge a été dansée par le ballet de l’Opéra de Lyon et celui de l’Opéra national à Lisbonne. Ces expériences changent-elles la façon dont vous les abordez à présent ? Avez-vous par exemple davantage confiance dans le processus de reprise et de transmission, ou dans la qualité du matériel en lui-même?
Cela me fait beaucoup réfléchir à la relation entre l’écriture et les interprètes, entre le passé et le présent. Ce qui m’intrigue, c’est la « force instantanée » individuelle avec laquelle un danseur peut s’approprier cette écriture et lui accorder sa contemporanéité en dépit de son haut degré d’abstraction. Rien n’est plus contemporain qu’un corps humain incarnant une idée chorégraphique ici et maintenant.
Maintenir l’équilibre entre passé et présent, traiter leurs différences, tout cela tient-il du défi ?
Vous lancez surtout un défi aux autres, aux jeunes danseurs ! Ils doivent incorporer, au sens littéral du terme, quelque chose qui leur est extérieur — à savoir cette écriture — et la faire leur. Ainsi doivent-ils l’altérer, et le matériel subit une torsion. Il en va tout autrement en musique : là aussi se déploie un haut degré d’abstraction, mais la partition délivre, sous la forme d’un langage codé, les possibilités d’une transmission plus intégrale. Ce n’est pas le cas en danse, dont l’écriture n’a pas la même objectivité formalisante. Cela rend la transmission plus difficile, mais aussi plus artisanale et peut-être plus contemporaine : la première phase de la transmission consiste en effet à montrer le matériel, en d’autres mots à lui donner vie dans l’instant présent. Un nouveau danseur doit alors céder au mimétisme, à l’« imitation », pour étudier cette structure. Mais il doit également convoquer son aptitude à modifier le matériel, en se l’appropriant. La façon dont il y parvient sans en modifier l’essence diffère d’une pièce à l’autre, et dépend de l’écriture : dans certaines chorégraphies, il y a peu d’espace pour cela, alors que d’autres réclament vraiment que l’écriture soit infléchie par l’interprète.
La nécessité de perpétuer l’interprétation d’un répertoire de danse n’a pas pour seule cause, j’imagine, l’absence d’un système international de notation, clair et complet. Il y a aussi le fait que les générations de danseurs se suivent très rapidement et qu’il ne leur est pas toujours possible de danser le même rôle durant plusieurs décennies.
Je crois pouvoir dire que Rosas occupe un statut à part. Dans les grosses compagnies de ballet, un danseur est généralement obligé de céder sa place à quelqu’un de la jeune génération dès qu’il a atteint le plafond des 40 ans. Je suis très heureuse que la production des Six Brandenburg Concertos ait pu réunir des danseurs que séparaient parfois trente ans d’âge. La collaboration au sein de Rosas de danseurs de différentes tranches d’âge, que ce soit pour une reprise ou pour une création, fait partie de nos engagements. Je suis une fervente défenseuse de l’idée que des générations différentes peuvent s’apprendre mille choses les unes aux autres. Bien sûr, certaines pièces de répertoire sont à ce point liées au corps et à l’énergie des jeunes gens qu’à un moment donné, il devient physiquement impossible de continuer à les interpréter avec la même distribution. Mais cela ne constitue pas une loi pour autant et, dans notre pratique, nous devons nous efforcer de faire de la danse une expérience partagée par des danseurs ayant toutes sortes d’origines et de parcours différents.