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« Le Silence des ombres »
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Du mystère, du suspense et une vérité insaisissable au-delà des mots ; l’œuvre du premier et à ce jour unique prix Nobel de Littérature belge Maurice Maeterlinck ne dévoile jamais tous ses secrets. C’est le cas de ses Trois petits drames pour marionnettes (1894), un triptyque théâtral particulièrement dense à la poésie troublante que la Monnaie ressuscite pour un nouvel opéra : Le Silence des ombres.
LA GENÈSE DU SILENCE
Nous sommes en 2017, le soleil de Rome éclaire avec douceur la discussion de trois hommes réunis au cœur de la célèbre Villa Médicis où l’Académie de France offrait du temps de Berlioz et Debussy une résidence australe de deux ans à tous les compositeurs français ayant remporté le prestigieux Prix de Rome. Aujourd’hui encore, la villa accueille de nombreux artistes prometteurs made in France. À l’époque de cette rencontre, l’un des trois hommes susmentionnés compte parmi ces résidents : Benjamin Attahir. Le jeune compositeur est alors accompagné du directeur de la Monnaie Peter de Caluwe et de l’auteur et metteur en scène Olivier Lexa. Lors des répétitions de L'opera seria (Gassmann), ces derniers avaient découvert leur passion commune pour le travail d’un grand auteur belge...
À propos de Benjamin Attahir
Fasciné par la composition, Benjamin Attahir a poursuivi des études au Conservatoire national supérieur de Paris. Il a remporté de nombreux concours et s’est vu décerner de multiples distinctions. Dans son écriture musicale, il puise son inspiration entre l’Orient et l’Occident, composant des œuvres pour des ensembles prestigieux aussi bien de la musique de chambre (De l’obscurité II, 2012 ; Takdima, Ensemble intercontemporain, 2014) que des œuvres orchestrales (N’zah, Orchestre National de France, 2010 ; Sawti’l Zaman, Festival de Lucerne, 2013 ; Maâ, 2015 ; Al Fajr, Daniel Barenboim, 2017), dont un concerto pour violon et soprano – commande de Renaud Capuçon et créé plus tôt cette saison. La Monnaie vous fera également découvrir plusieurs de ses œuvres lors du Concertino du 11 octobre.
À propos de Olivier Lexa
Olivier Lexa a étudié l’histoire, le management musical ainsi que le violon et la musique de chambre avant d’entamer une carrière prolifique en tant qu’écrivain, metteur en scène et manager. En 2014, Olivier Lexa a mis en scène la première re-création de L’Eritrea (Cavalli) au Teatro La Fenice. En 2016, il a travaillé en tant que dramaturge à des nouvelles productions d’I due Foscari (Verdi) et de Madama Butterfly (Puccini) à la Scala de Milan, et à L’opera seria (Gassmann) dirigé par René Jacobs à la Monnaie. La même année, il a aussi mis en scène la première re-création de l’époque contemporaine de L’Oristeo (Cavalli), et une nouvelle production de Peccati capitali. En 2018, il a porté à la scène Naïs de Rameau à la Philharmonie nationale à Varsovie.
L’enfant d’une famille aisée, Maurice Maeterlinck (1862-1949) est né à Gand où il est élevé en français, fréquentant l’école jésuite de sa ville natale avant d’étudier le droit à l’université. Il s’oriente pourtant très vite vers une carrière plus littéraire. En 1889, il fait ses débuts en tant que poète avec le recueil Serres Chaudes pour ensuite publier sa première pièce de théâtre, La Princesse Maleine. Le succès est presque immédiat. Un succès confirmé par le jeune auteur l’année suivante avec L'intruse et Les Aveugles avant la consécration de Pelléas et Mélisande en 1892. En faisant fi du théâtre réaliste de son époque, préférant révéler le « théâtre de l’âme » à travers l’utilisation de symboles et de métaphores, Maurice Maeterlinck devient très vite l’une des figures de proue du mouvement symboliste et de l’avant-garde littéraire européenne. Il s’intéressait à l’indicible, à l’invisible, à l’intime et au mystérieux ; au « drame de l’existence elle-même ».
En novembre 1911, alors qu’il n’a pas encore 50 ans, il reçoit le prix Nobel de Littérature, cimentant sa réputation comme l’un des plus grands écrivains au monde. Après l’attribution de ce prix, des hommages officiels sont rendus en mai 1912 lors d’une cérémonie à la Monnaie en présence de la famille du dramaturge et d’un orchestre sous la direction de Gabriel Fauré.
De retour à Rome où les discussions entre Benjamin Attahir, Olivier Lexa et Peter de Caluwe s’orientent vers l’année 2019 qui marquera le septantième anniversaire du décès de Maurice Maeterlinck, le moment idéal pour rendre un nouvel hommage à cette icone de la littérature belge. Très vite, les deux hommes évoquent la possibilité d’une création basée sur le travail de Maeterlinck, et plus particulièrement sur ses Trois petits drames pour marionnettes (1894), une œuvre couplant une expressivité paroxystique à une grande économie de moyens. Les phrases y sont souvent courtes, le vocabulaire délibérément réduit, les mots choisis pour leur potentiel déclamatoire. Qui plus est, en utilisant des motifs répétés dans son langage, Maeterlinck s’y rapproche de l’utilisation des leitmotive dans la musique de la fin du XIXème siècle… Bref le matériau idéal pour une adaptation lyrique. Si, individuellement, chacun des Trois petits drames a déjà fait l’objet d’une mise en musique, l’œuvre dans son entièreté n’a jamais été adaptée en véritable opéra… L’idée de franchir le pas avec ce triptyque crée l’étincelle. S’attaquant pour la première fois à la « grande forme », Attahir accepte de composer et de diriger le nouvel opéra tandis que de la mise en scène est confiée à Olivier Lexa.
Pour le reste de l’équipe artistique, les créateurs jouent la carte de la jeunesse. En tant que membre d’ENOA, le réseau européen des académies d’opéra, la Monnaie a la possibilité de faire appel, pour cette production, aux jeunes talents d’opéra en Europe. En outre, des étudiant(e)s et des professeur(e)s de La Cambre – l’école d’art et de design bruxelloise qui jouit d’une solide réputation dans le domaine – ont été sollicité(e)s pour la création des décors et des costumes. En charge des lumières, un aspect crucial de toute production d’une œuvre de Maeterlinck, nous pouvons compter sur l’expérience d’Alexander Koppelmann, qui s’est fait connaître dans le monde de l’opéra pour ses conceptions d’éclairage stylisées dans les productions d’Andrea Breth.
METTRE EN SCÈNE L’INVISIBLE
Olivier Lexa propose « Le Silence des ombres » comme titre de ce nouvel opéra, capturant avec justesse l’univers insaisissable de Maeterlinck au sein duquel silences et ombres, les non-dits, les non-vus, sont omniprésents. Comme l’écrit le dramaturge belge lui-même dans son essai Le Silence : « La parole est du temps, le silence de l'éternité. (…) dès que nous avons vraiment quelque chose à nous dire, nous sommes obligés de nous taire. » De la même manière, l’essence de ce nouvel opéra se situe entre les notes, le sublime y côtoyant l’effroyable sans jamais qu’ils soient visibles afin de garder intactes les images suggérées en abondance dans les trois pièces.
LA MORT DE TINTAGILES
Une Reine monstrueuse veut capturer Tintagiles dont elle a tué la majeure partie de la famille. Pour ce faire, elle cherche à tromper la vigilance d’Ygraine et Bellangère, les sœurs du petit garçon qui le protègent dans l’ombre menaçante du château...
INTÉRIEUR
Un vieillard et un étranger apparaissent à l’extérieur d’une maison. À l’intérieur, par la fenêtre, on entrevoit une famille. L’une des jeunes filles appartenant à cette famille a été découverte noyée. Comment les deux hommes pourront-ils annoncer la nouvelle ?
ALLADINE ET PALOMIDES
Palomides s’est épris d’Alladine, une jeune esclave, dont l’amour est réciproque et qui est également convoitée par le Roi Ablamore. Pour compliquer les choses, le jeune homme est fiancé à Astolaine, la fille du souverain. La trahison des nouveaux amants risque de faire s’abattre sur eux toute la colère du Roi...
Pour ce triptyque, l’équipe artistique a voulu créer quelque chose de différent avec un décor unique capable d’être reconfiguré grâce à d’habiles jeux de lumières qui permettent de créer les espaces spécifiques à chaque scène. Outre le symbolisme de Maeterlinck lui-même, la principale source d’inspiration pour ce concept est à trouver dans le travail du célèbre architecte japonais Tadao Ando. Toute référence spatio-temporelle est évitée. Ainsi, des arches d’aspect médiéval sont combinées avec des murs de béton qui semblent déjà éprouvés par le temps. Des images vidéo offrent également la perspective d’une « autre réalité » et permettent, à l’instar des costumes, d’établir des liens subtils entre les trois volets.
Si le KVS, qui accueille la création mondiale de cet opéra, ne peut pas abriter un orchestre de grande envergure, cela ne constitue pas un obstacle en soit pour Benjamin Attahir. Après tout, comme l’a écrit Goethe « c’est dans la limitation que se révèle le maître ». Le compositeur a donc écrit sa musique pour un nombre réduit d’instruments répartis avec originalité. Afin de traduire musicalement l’obsession symboliste pour la « profondeur », le compositeur a par exemple supprimé les violons de sa partition au profit d’instruments à cordes dont la tessiture est plus grave. Qui plus est, pour mieux brouiller les pistes temporelles, il mélange des instruments particuliers comme le serpent (un instrument du XVIIème siècle, ancêtre du tuba) ou encore l’accordéon (perfectionné au XIXème siècle). La musique de La Mort de Tintagiles et celle d’Alladine et Palomides se complètent grâce à l’utilisation de motifs similaires orchestrés différemment. Chacun des deux volets commence d’ailleurs par un solo instrumental : La Mort de Tintagiles dans l’obscurité totale avec un solo de serpent, Alladine et Palomides avec un solo de violoncelle. En revanche, Intérieur, la pièce intermédiaire et la plus courte de l’opéra, est constitué par un long trio pour altos et voix. S’il n’écrit pas ici une œuvre atonale, Attahir joue malgré tout en permanence avec la tension entre consonance et dissonance, composant un univers sonore compact étroitement lié au symbolisme de Maeterlinck.
Au public de déchiffrer, quand le rideau se lève sur ces Trois petits drames, si ce monde au delà du concret, du réel, plein de tensions extrêmes, est le fruit de la solitude, de la folie, de l’illusion ou tout simplement la manifestation hallucinée d’une vérité qui parfois semble trop grande.