Robert le Diable
de la légende au livret
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Avec les versions de concert de Robert le Diable et The Rake’s Progress, la Monnaie n’a pas peur d’alimenter son printemps en figures infernales aux nobles héritages. Le premier opéra français de Giacomo Meyerbeer s’inspire de la légende du duc normand Robert, un conte médiéval où la dichotomie entre le bien et le mal sert de véritable canevas narratif et même esthétique. En anticipation de cette nouvelle redécouverte « meyerbeerienne », nous explorons comment une fable issue de la tradition orale a pu traverser les siècles et devenir la genèse d’un triomphe lyrique en 1831.
Il était une fois…
Comme nous le verrons plus loin, la légende de Robert le Diable a connu de nombreuses adaptations. Celle dont nous présentons ici une version très condensée dérive de la cristallisation de l’histoire au XIXème siècle qui figure dans le livre Légendes pour les enfants de Paul Boiteau (1861), illustré par Bertall.
Il était une fois, au pays de Normandie, un duc valeureux qui s’appelait Hubert. Auteur de nombreux exploits, plein de bonnes qualités et de vertus, sa cour le pria de se marier afin de lui assurer une descendance. Il épousa la fille du duc de Bourgogne dont la beauté et la sagesse étaient sans égales dans tout les pays. Le duc et la duchesse vécurent très heureux ensemble en Normandie pendant plusieurs années mais sans avoir d’enfants. Se croyant haïe de Dieu, animée par la colère, la duchesse déclara : « s’il me vient un enfant, au diable soit-il donné ! ». Elle tomba enceinte le jour même. Peu après un accouchement difficile, le nouveau-né développa très vite un penchant pour la cruauté et la violence. Il mordait ses nourrices, il battait les autres enfants et se délectait du moindre petit mal, allant jusqu’à tuer son maître d’école d’un coup de couteau parce qu’il lui corrigeait ses fautes d’orthographe. Il fut bientôt connu dans toute la contrée sous le nom de Robert le Diable.
À l’aube de ses 17 ans, dans l’espoir de canaliser sa brutalité, le duc fit son fils chevalier et l’incita à participer aux joutes. Le résultat fut un véritable carnage. Ne craignant personne, Robert s’attaquait à quiconque était présent, les assassinant les uns après les autres sans la moindre pitié. Dans sa folie meurtrière, le jeune homme s’en fut ravager les villages et la campagne avec d’autres bandits. Désespéré par le comportement de son fils, Hubert se résolut à le faire arrêter et à le mettre en prison mais sans succès. Robert se réfugia dans un bois sombre et ténébreux où il tranchait la gorge des voyageurs, s’attaquait aux marchands. Il tua également sans raison plusieurs ermites complètement inoffensifs qui vivaient sous la protection des arbres. Après tant de méfaits ignobles, il sortit de la forêt comme un enragé, les vêtements en haillons, rouge du sang de ses victimes. Il apprit d’un berger la venue de sa mère dans un château non loin de là. Alors qu’il cheminait à sa rencontre, il s’aperçut que tous fuyaient sur son passage et il commença à se percevoir sous une autre lumière. Au château, la duchesse expliqua à son fils l’origine diabolique de sa naissance et Robert fit vœux de conduire sa vie dans une direction nouvelle, une direction vertueuse.
Il s’en alla à Rome pour y recevoir le pardon du Pape qui lui conseilla d’aller faire pénitence de ses péchés auprès d’un saint ermite. Ce dernier, après avoir longuement écouté le jeune chevalier, lui déclara que, pour obtenir le pardon, il lui faudrait contrefaire la folie, demeurer muet et manger en compagnie des chiens jusqu’à l’accomplissement de sa rédemption. Dans cet état, Robert regagna Rome où il fut recueilli par l’empereur. Le temps de la pénitence de Robert dura sept années environ jusqu’au jour où il se distingua par sa valeur guerrière sur le champ de bataille dans un conflit avec les Sarrasins, chevauchant une monture opaline et paré d’armes blanches. La jeune fille de l’empereur reconnut en Robert le jeune fou qui vivait parmi les chiens de la cour impériale et demanda à son père de les marier. Les jeunes époux quittèrent ensuite Rome pour rejoindre la Normandie natale de Robert où, reprenant son rang et comblé d’honneurs, il vécut longuement et vertueusement avec sa femme et en bonne renommée.
« Le diable : encore un incompris ! » (Henry de Montherlant)
On doit la plus ancienne version écrite de cette légende à Etienne de Bourbon qui rédigea l’histoire en prose latine aux alentours de 1250 sans y inclure d’informations particulières quant au lignage du protagoniste. Ce n’est que dans une romance française plus tardive que le personnage principal est décrit comme étant le fils de la duchesse de Normandie. Si la fable était également représentée dans certains miracles du XIVème siècle, sa popularité a véritablement explosé après les publications, à Lyon en 1496 et à Paris en 1497, d’un livre intitulé La Vie du terrible Robert le dyable.
À partir du XVIème siècle, la légende a souvent été imprimée conjointement avec l’histoire de Richard Sans-Peur, duc de Normandie. Après la France, c’est l’Espagne, les Pays-Bas et l’Angleterre qui voient apparaître leurs versions du récit : la romance en vers Sir Gowther au XIVème siècle, Robert deuyll (une traduction de Winkyn de Worde), un livre de Thomas Lodge publié en 1591 sous le titre de Robin the Divell, ou encore Robrecht den Duyvel, une œuvre censurée par l’Évêque d’Anvers en 1621. La popularité de ce mythe n’a traversé le Rhin pour s’immiscer dans la culture allemande qu’au cours du XIXème siècle grâce, notamment, au Volksbücher de Joseph Görres et Johann Gottfried von Herder, à une version épique de Victor von Strauss en 1854 et à la parodie de l’opéra de Meyerbeer signée W. S. Gilbert en 1868.
La machine à laver romantique
L’adaptation lyrique du mythe médiéval par Eugène Scribe et Germain Delavigne est extrêmement libre. Le livret se contente tout au plus de reprendre la situation de départ mettant en scène les aventures d’un chevalier issu de l’union d’une femme avec un démon et le mariage final du héros avec une jeune princesse. Le criminel sanguinaire de la légende cède en revanche sa place à un jeune homme irresponsable et arrogant qui fait l’objet inconsciemment d’un combat entre le Bien et le Mal. Les auteurs introduisent le romantisme noir caractéristique des romans gothiques qui rencontraient un grand succès depuis la fin du XVIIIème siècle, recyclant, entre autres, la thématique de la tentation faustienne. Dans l’opéra, le personnage véritablement diabolique appelé Bertram s’inspire autant de la tragédie en cinq actes éponyme écrite par Charles Robert Maturin en 1816 que de Don Juan ou du Méphistophélès goethéen. L’un des aspects les plus importants de l’appropriation par Scribe et Delavigne de la littérature romantique consiste à la manière d’approcher la caractérisation du personnage principal en héros exclu, rejeté, naïf et facilement trompé, à l’instar des romans de Walter Scott. Une semi-passivité et une impossibilité maladive à prendre des décisions qui permettent de mettre en évidence des problématiques sociétales plus larges en opposant les personnages masculins très affirmés qui représentent les réactionnaires ou les criminels et les personnages féminins positifs dont la pureté conduit le plus souvent au sacrifice.
C’est probablement la combinaison heureuse d’un retour en vogue du mythe original passé à la machine à laver de l’esthétique romantique et d’une écriture orchestrale contrastée et spectaculaire qui favorisa l’incroyable succès de Robert le Diable en 1831. Ce sont peut-être aussi les mêmes raisons qui ont engendré sa disparition progressive des scènes lyriques. Passé de mode et nécessitant de grands moyens scénographiques, l’opéra de Meyerbeer n’est présenté que très rarement de nos jours. Notre version de concert vise à réparer cette injustice en offrant au public l’opportunité de découvrir cette partition dans son état le plus pur, de pénétrer dans ce « temple de l’illusion et du miracle » par la beauté de sa musique.