« Bel canto », Rêves du paradis perdu
Partie 1 : Le regard mélancolique de Donizetti sur l’opera buffa
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De nos jours, le terme « bel canto » est employé presque exclusivement à l’opéra italien du XIXe siècle – en particulier aux œuvres de Rossini, Donizetti et Bellini, parfois même de Verdi et Ponchielli. Nos productions de Don Pasquale (Donizetti) et La Gioconda (Ponchielli) ont incité le musicologue Anselm Gerard d’explorer l’origine de ce terme et le style de chant qu’il décrit.
« Bel canto » – voilà qui évoque un paradis perdu. Ce terme renvoie à un âge « d’or » du « beau chant », et plus précisément au XVIIIe siècle, en particulier à sa première moitié. En 1723, Pier Francesco Tosi, presque septuagénaire, fit imprimer à Bologne ses Opinioni de’ cantori antichi, e moderni o sieno osservazioni sopra il canto figurato. L’œuvre de ce castrat soprano à succès, contemporain de Corelli, devint une sorte de Bible du chant « figuré » ou « ornementé » – surtout après la parution d’une traduction anglaise en 1743 et d’une adaptation allemande du manuel publiée à Berlin en 1757.
Une définition concise de l’idéal du chant esquissé dans cet ouvrage figure dans la Geschichte der italiänischen Oper, que le musicologue Johann Nicolaus Forkel allait présenter en 1789 :
En cette année de la Révolution française, Forkel, établi à Göttingen, tenait à revenir sur l’idéal du chant de l’Ancien Régime, l’âge d’or des castrats qui, quatre décennies plus tard, allaient définitivement disparaître de la scène.
Un terme nostalgique
De nos jours toutefois, le terme « bel canto » est rarement employé pour la musique d’avant 1789 ; on l’applique presque exclusivement à l’opéra italien du XIXe siècle – en particulier aux œuvres de Rossini, à l’occasion aussi à celles de Donizetti et Bellini, parfois même de Verdi et Ponchielli. Ce faisant, on attribue une portée excessive à cette notion. L’article italien publié sur Wikipedia retient donc à juste titre ceci : « En réalité, les partitions de Rossini, Donizetti et Bellini ne correspondent que dans une faible mesure aux canons esthétiques » liés à ce concept.
On pourrait aller encore un pas plus loin : « bel canto » est un terme nostalgique. Ce n’est pas par hasard qu’il commence à devenir plus fréquent seulement vers le milieu du XIXe siècle. Il comporte l’affirmation selon laquelle tout était mieux avant – et pas seulement l’avenir, comme nous l’a enseigné l’humoriste bavarois Karl Valentin, mais aussi le chant.
Et c’est bien possible. Le problème est que l’art de bien chanter a périclité à des moments différents selon les observateurs : aux yeux de Rodolfo Celletti, l’auteur d’un ouvrage très populaire sur le bel canto datant de 1983, ce fut après le dernier opéra italien de Rossini, Semiramide (1823). Pour d’autres, le « beau chant » aurait déjà disparu vers 1800. Ou lorsque Donizetti cesse de composer en 1844. Ou encore au moment où Verdi entame sa période « intermédiaire ». À moins que ce soit seulement après son Aida (1871) ? Il y a quelques mois, une excellente cantatrice a même divagué sur le « bel canto français », sans préciser de quoi il s’agissait – elle pensait sans doute aux passages de colorature d’influence italienne présents dans les opéras parisiens des années 1830, tels Robert le diable et Les Huguenots de Meyerbeer.
« Mélodie absolue » et « chant déclamé »
Mais comment se fait-il que cette conception nébuleuse d’un mystérieux « bel canto » se soit répandue avec tant de ténacité ? Sans doute pour une raison toute simple : il faut en effet se rappeler encore et encore qu’avant les bouleversements esthétiques survenus au tournant du XXe siècle, un autre idéal du chant prévalait. Le paradigme dominant dans l’enseignement actuel d’une production sonore assurée à pleins poumons et renforcée par un riche vibrato convient à des maisons d’opéra qui, tels l’Opéra Bastille à Paris, peuvent accueillir plus de 2 700 spectateurs et spectatrices dans un espace dépassant largement les 1 000 mètres carrés, ainsi qu’aux espaces scéniques dénudés dont la structure en acier ne permet pas de résonances. À une époque où l’effectif des orchestres était plus réduit, où les instruments étaient nettement moins conçus pour produire un volume sonore maximal et où les coulisses en bois, en forme de coquille, faisaient office de caisse de résonance, les conditions étaient manifestement bien différentes – sans même parler du la du diapason qui était plus grave.
« bel canto » est un terme nostalgique
Depuis une quarantaine d’années, nombre de cantatrices et de chanteurs ont compris que l’opéra du début du XIXe siècle exige une autre sensibilité et surtout une autre agilité que les démonstrations vocales qui allaient s’imposer après le succès de Puccini et de ce que l’on a appelé le « vérisme ». Dans le cadre du Rossini Opera Festival à Pesaro, plusieurs générations d’artistes ont été initiées dès 1980 à un autre type de comportement. Lors de la représentation légendaire des Huguenots de Meyerbeer au Théâtre de la Monnaie, Marc Minkowski a résolument pris le parti de ne pas aborder cet opéra français datant de 1836 du point de vue de Gounod et de Verdi, mais plutôt de celui de Gluck et de Mozart.
Et il ne s’agit pas seulement de questions relatives à la production du son. Il convient également de traiter la partition de manière radicalement différente. Pour les opéras italiens de Rossini, et aussi pour certaines œuvres de Bellini et Donizetti, le principe de l’ornementation est d’une importance fondamentale. La mise en musique syllabique, c’est-à-dire l’attribution précise d’une note à une syllabe, était plutôt l’exception. Dans les numéros, arias, duos et ensembles, les véritables feux d’artifices de coloratures, trilles et mouvements de notes rapides sont la règle, tandis que le texte poétique est souvent à peine compréhensible.
Ce n’est pas un hasard si Richard Wagner a dénoncé cette « mélodie absolue » dans son traité Oper und Drama de 1852 : « la pure mélodie absolument mélodique, agréable à l’oreille, qui n’était que mélodie et rien d’autre » – comme par exemple la célèbre cantilène « Casta diva che inargenti » du premier acte de la Norma de Bellini (1831), que Wagner appréciait d’ailleurs beaucoup. En raison de la méchanceté de ce pamphlet de Wagner, on oublie souvent que l’expression « mélodie absolue » – qui apparaît au plus tard en 1826 – n’avait aucune connotation négative dans la manière dont Rossini était alors perçu en France. On pouvait en effet la rattacher à un discours métaphysique, tel que Madame de Staël l’avait déjà formulé en 1813 – soit avant qu’aucun opéra de Rossini ne soit représenté à l’extérieur de Venise – à propos de Gluck et des oratorios de Haydn :
Nous avons retrouvé ce plaisir lié aux prouesses vocales largement détachées de la signification des mots depuis la redécouverte du répertoire italien des années 1810-1850. Peu à peu, nous apprenons à considérer comme évident, voire nécessaire, que lors de la répétition de certains passages musicaux, les divergences créatives par rapport à la partition ont aussi du sens : avec des « reprises variées » et autres ornementations improvisées comme par exemple dans l’aria finale d’Amina, l’héroïne de La sonnambula de Vincenzo Bellini (1831).
Certains aspects de cette esthétique ont survécu aux adieux de Rossini à l’opéra italien, en 1823. Certes, Bellini et Donizetti ont eux aussi emprunté d’autres chemins : le premier avec La straniera (1829), dans laquelle un critique milanais avait discerné une « méthode dont nous ne savons pas exactement s’il faut la qualifier de déclamation chantée ou de chant déclamé » ; le second avec sa Lucrezia Borgia de 1833, lorsqu’il fait ressortir des exclamations telles que son « È la Borgia… » accusateur à la fin du prologue ou ce « figlio ! » désespéré dans la dernière aria de l’héroïne. Mais en dépit de l’influence exercée par l’« esthétique du laid » de Victor Hugo, dans la partie largement marquée par la mélodie syllabique de Maffio Orsini, plusieurs passages mélodiques assez longs se terminent par d’amples coloratures. Donizetti va jusqu’à prescrire de généreuses fioriture pour la cadence finale. Il en va de même pour le rôle-titre de cet opéra d’horreur, ainsi que pour sa Lucia di Lammermoor ultérieure et – dans le domaine de l’opera buffa – pour Adina, l’héroïne de L’elisir d’amore (1832), qui s’avère ainsi être une sœur d’Amina.
Un regard nostalgique sur la tradition
Dix ans plus tard, cette coexistence d’un style de chant ancien, garni d’ornementations, et d’un style plus moderne, syllabique et dramatique, apparaît aussi dans le dernier opera buffa de Donizetti, Don Pasquale. Le rôle du protagoniste principal et la partie sentimentale du ténor amoureux Ernesto sont essentiellement syllabiques. Mais le Dottore Malatesta, qui appartient à une génération plus ancienne, mise dès son premier solo sur les conventions antérieures connues de tous (« Bella siccome un angelo »). Même si la mise en musique du texte de ses deux strophes est essentiellement syllabique, Donizetti lui accorde une somptueuse fioritura dans la cadence finale. Pour la syllabe « a » du mot « beato », le compositeur a prescrit pas moins de 28 notes en triples et doubles croches.
Dottore Malatesta (Don Pasquale) mise dès son premier solo sur les conventions antérieures connues de tous.
En revanche, les deux registres sont associés de façon quasi idéale dans la partie de Norina, la capricieuse prima donna. Le mouvement lent de son aria d’entrée (« Quel guardo il cavaliere ») débute avec le balancement d’une mesure de 6/8. Mais dès la fin du deuxième vers, le mot « trafisse » est orné d’une vocalise ; des roulades encore plus élégantes accompagnent les mots « paradiso » et « conquiso » (puis le texte « sta a vedere » du trio du deuxième acte). Norina est plongée dans sa lecture. Tout comme Adina dans la scène analogue au début du premier acte de L’elisir d’amore, elle lit un roman de chevalerie. Mais alors que dans l’opéra de 1832 Le Roman de Tristan et Iseut est expressément mentionné, on ne trouvera plus qu’une allusion cachée dans celui de 1843 : on y parle d’un « cavalier Ricciardo » (qui est devenu Riccardo dans les éditions musicales imprimées, et du coup aussi dans la bouche de toutes les cantatrices). Elle lit donc le poème épique Ricciardetto de Niccolò Forteguerri, publié pour la première fois en 1738 et qui fit l’objet de pas moins de quatorze rééditions entre 1803 et 1851.
Ce roman de chevalerie qualifié de « poema eroi-comico » oscille entre les modèles classiques d’un Arioste, entre humour fin et parodie fracassante. Il s’agit donc de la même rupture ironique des conventions du genre que lorsque Donizetti jetait un regard mélancolique sur l’âge d’or de la comédie mise en musique. La partition est un opera buffa du second degré, pour ainsi dire un opera buffa « après la lettre ». En effet, un critique parisien affirmera le 9 janvier 1843 que « le maître » n’a nullement « voulu écrire un opera buffa dans l’ancienne acceptation du mot ». Cette partition n’était pas destinée à la société féodale d’une Italie encore ancrée dans des traditions agraires ; il s’agissait d’une commande du « Théâtre Italien », de cette prestigieuse maison qui proposait au public de la capitale française des opéras en langue italienne, à l’occasion avec une distribution inégalable : la soprano Giulia Grisi, le ténor Mario, et les basses Tamburini et Lablache. Donizetti joue avec les autocitations lorsqu’il fait ici écho à la scène d’entrée de L’elisir d’amore ou lorsque, dans le finale du deuxième acte, il pastiche la cérémonie de mariage interrompue de Lucia di Lammermoor. Mais c’est aussi au niveau du détail musical qu’il convoque des ingrédients du passé, et notamment dans la mélodie de Norina, où l’on discerne l’air alors encore en vogue « Giovinetto Cavalier » du dernier opéra italien de Meyerbeer, Il crociato in Egitto (1824).
Mais dans l’allegretto suivant (« So anch’io la virtù magica ! »), Norina adopte des accents plus modernes. Tout comme dans la dernière aria de l’héroïne de Lucrezia Borgia, mais aussi dans la séquence finale (« Sempre libera degg’io ») de l’aria d’entrée de Violetta dans La traviata de Verdi dix ans plus tard, sa partie se caractérise par des fragments de gamme d’une rapidité époustouflante. Et ce n’est pas un hasard si la tonalité de si bémol majeur et l’impressionnant saut de sixte du fa au ré se retrouvent par la suite dans le brindisi de Lady Macbeth dans l’opéra créé par Verdi en 1847, ainsi que dans la chanson à boire similaire d’Alfredo et Violetta dans le premier acte de La traviata.
Un « Attila des pauvres gorges »
De tels détails nous révèlent à quel point Verdi aimait s’inspirer de Donizetti. Dans le même temps cependant, le compositeur né en 1813 demande quelque chose de différent et de nouveau à ses cantatrices et chanteurs. Pour ne citer qu’un exemple : tandis que Norina amorce sa première entrée en scène dans une confortable tessiture médiane avec les notes si, do et ré, la prima donna de l’Attila de Verdi doit, trois ans plus tard, exécuter des acrobaties pyrotechniques dès la première mesure : l’entrée en scène d’Odabella commence « con energia » sur le sol aigu, suivi six mesures plus tard par un saut sur le do supérieur, avant que la voix ne glisse jusqu’au si grave par le truchement d’une gamme de plus de deux octaves. Face à des défis aussi inouïs, on peut comprendre que la même année (1846), un critique de Turin ait reproché à Verdi d’être un « Attila des pauvres gorges ».
À quoi il faut ajouter ceci : ce n’est pas seulement la vocalità de Verdi qui est manifestement plus vigoureuse que celle de tous ses prédécesseurs, c’est aussi son sens dramatique qui est nettement plus marqué par les mots. Dans ses opéras ultérieurs, Aida et Otello, la composition syllabique prédomine presque sans exception. Car dans toutes ses œuvres, Verdi recherchait une mise en scène efficace de mots-clés, comme Donizetti l’avait déjà fait occasionnellement dans Lucrezia Borgia – ces mots étaient déclamés distinctement dans un registre aigu et, la plupart du temps, sans accompagnement orchestral. Pour ne citer qu’un exemple parmi beaucoup d’autres, évoquons le « Ah la maledizione ! » final de Rigoletto dans l’opéra de 1851. On peut se demander comment, dans de telles conditions, certains aspects du « beau chant » ont malgré tout pu être sauvés durant la seconde moitié du XIXe siècle. Cette question ébranle les prétendues certitudes d’un bel canto intemporel, tout en ouvrant la voie à des réflexions nouvelles et essentielles.
Traduction : Juliane Regler