Une conversation avec Cynthia Loemij et Frank Vercruyssen
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Quartett, créé en 1999, est le fruit d’une collaboration entre deux membres de la compagnie de danse Rosas, Anne Teresa De Keersmaeker et Cynthia Loemij, et deux membres du collectif théâtral TG Stan, Jolente De Keersmaeker et Frank Vercruyssen.
Quartett (1980) est généralement considéré comme le meilleur texte de Heiner Müller ; c’est même une pièce qui jouit d’un statut d’œuvre « culte ». En 1999, vous l’aviez choisie comme point de départ d’une nouvelle collaboration entre Rosas et STAN. À quoi tient le pouvoir d’attraction de Quartett ?
Frank Vercruyssen : C’est tout simplement un texte très beau, très fort, présentant un équilibre exceptionnel entre légèreté et gravité, cruauté et tendresse. La pièce, irriguée par une magnifique poésie, a très bien supporté la morsure du temps. Nous donnons cette reprise vingt ans après la création de notre propre version ; le temps qui s’est écoulé dans l’intervalle est chargé de significations pour nous, pour la perception que nous avons de nous-mêmes dans la pièce ; mais la qualité du texte reste atemporelle. Il est tout à la fois très sophistiqué et tout simple.
Cynthia Loemij : Exactement : il est caractérisé par un rythme particulier, un style presque télégraphique, et en même temps des phrases complexes, un langage riche en images. Ce texte laisse aussi une très grande place au silence, au mouvement, à l’interprétation… Il renferme beaucoup de grâce : on y parle souvent du corps, des veines, de la peau...
Cette « grâce » est-elle ce qui a autorisé le rapprochement avec la danse ?
CL : La qualité physique du texte n’implique aucune association nécessaire avec la danse – mais elle crée néanmoins des ouvertures fécondes.
FV : Le texte est aussi très audacieux, avec un parler souvent cru qui contraste joliment avec la grâce intrinsèque de la danse. Cela dit, une langue qui touche à l’obscène peut revêtir une grande élégance, comme c’est le cas chez Müller, et je trouve ça magnifique : to talk trash tandis que l’on se tient là, avec toute la grâce du monde.
CL : C’est exactement ce que je ressens. Le texte a quelque chose de très noble et très brut à la fois, contraste que nous avons injecté dans les mouvements. Ceux-ci sont gracieux, mais entrecoupés de gestes brutaux, avec des jeux de répétition en adéquation avec le rythme du texte.
Vous évoquiez un changement dans la perception de vous-mêmes, vingt ans plus tard... Pourriez-vous en dire plus ?
FV : C’est simple : me voici un Valmont âgé ! Reste à découvrir si cela va influencer notre jeu (cet entretien a été réalisé au début de la période de répétition, n.d.l.r.). Nous ignorons encore comment nous allons aborder le texte en détail, phrase par phrase, et comment Cynthia s’accommodera de ses gestes de jadis avec son corps d’aujourd’hui. Mais on s’en fait déjà une petite idée ! À coup sûr, plusieurs phrases « passeront » mieux qu’il y a vingt ans ; nous étions sans doute trop jeunes pour certaines émotions. Quand Valmont, par exemple, demande à la marquise quand s’est-elle regardée dans un miroir pour la dernière fois... Quartett met en scène deux individus dont le pouvoir de séduction sexuelle est sur le déclin et qui, pourtant, restent attachés à la jeunesse, au charme et à la sensualité, parce qu’ils y ont enraciné leur être. Notre situation d’acteurs coïncide maintenant avec le texte, alors que ce n’était pas le cas en 1999. À l’époque, nous avions une attitude presque insouciante, et certaines phrases qui nous touchaient peu manquaient probablement d’engagement. Mais à présent, la lecture du texte s’accompagne naturellement d’une plus grande nostalgie, d’une mélancolie plus affirmée ou d’une conscience accrue de la finitude. Le reste demeure tout aussi cruel et tout aussi captivant, mais d’une certaine façon, c’est plus « fatal ».
Peut-on parler d’une « reprise » au sens classique du terme ?
CL : Nous n’avons rien changé au spectacle, mais nous sommes différents ! L’écart de vingt ans est bien réel et parfaitement perceptible – à commencer par mon corps. Le matériau provient d’une autre époque et, en y replongeant, je remarque que c’est physiquement très différent. Par ailleurs, voilà de nombreuses années que je ne me suis pas frottée à un texte. Mais celui de Quartett est toujours aussi puissant, et le retravailler me confronte à de puissants défis émotionnels : ça grince !
FV : Jusqu’à la semaine passée, avant le début des répétitions, nous avions quelques angoisses, jusqu’à nous maudire d’avoir accepté cette reprise ! Cynthia et moi jouons dans toutes sortes de productions, et certains spectacles s'inscrivent en nous de manière irrémédiable. Pour Quartett, les choses semblaient différentes : le texte s’était effacé en nous, il nous était redevenu étranger. Nous n’avions aucune idée de la façon dont ça allait se passer. Puis, en nous y frottant cette semaine, les souvenirs ont facilement émergé. J’ai été surpris de ce retour relativement rapide et organique vers une réappropriation viscérale du texte.
Quartett est un texte peu anecdotique, très concentré, où la flamboyance de la langue invite à la liberté du jeu. Dans un entretien de 1999, Cynthia précise que le texte et le spectacle ne veulent rien illustrer, et qu’il convient plutôt de s’intéresser aux « courants souterrains » qui remuent le texte. Celui-ci dépend énormément du jeu, de la dynamique que l’on crée, de la mise en avant de ce qui ne peut être dit. Est-ce une difficulté ?
FV : C’est une citation de Müller qui a provoqué le déclic : « Les gens disent que mes textes sont difficiles, mais il faut simplement les faire, et tout devient très simple. » Si on admet cela, il émane du texte une autre sorte de connaissance, une autre expérience ou interprétation des mots. C’est une erreur que de vouloir savoir à tout prix ce que signifie chaque phrase. Mais si on accepte d’accéder « à un autre niveau » de connaissance de ce texte, il en surgit quelque chose de très simple et très organique. C’est une expérience que je connais bien : j’ai généralement besoin de tout contrôler et j’ai du mal à accepter de ne pas saisir le moindre détail. Certains textes incitent à les jouer, mais d’autres, comme celui-ci, réclament d’abord d’être intensément dits pour que l’on comprenne quoi en faire.
CL : Je pense que c’est plus facile pour moi, étant donné que je suis danseuse, qui plus est au sein d’une compagnie très éloignée du ballet narratif. J’attends du public qu’il s’ouvre, qu’il ne se demande pas ce que je veux précisément dire avec mes mouvements. C’est pour cette raison que Quartett se prête si bien à la danse : ces mots sont la danse, mots et danse s’entremêlent et on en a une perception similaire.
FV : Cela dit, l’hermétisme supposé des textes de Müller est totalement mythique. En réalité, lisez le texte de Quartett, il est clair de bout en bout. C’est tout sauf du charabia.
Müller a qualifié Quartett de « réaction à la question du terrorisme à partir d’un matériau qui n’a en apparence rien à y voir ». Comment interprétez-vous cette déclaration ?
FV : Quartett traite de la terreur, bien plus que du terrorisme. Le terrorisme est une forme d’outil politique, tandis que la « terreur » peut exister sur le plan tant humain autant que social. Quartett traite de la terreur entre deux êtres humains, mais aussi des relations de terreur qui circulent entre homme et femme. C’est le propre d’un grand texte « classique » que d’être en tout temps universellement pertinent. Müller parle bien sûr davantage de la réalité est-allemande de son époque, avec la RAF et ce genre de choses. En donnant une indication de lieu au début du texte – « un bunker après la troisième guerre mondiale » –, il ajoute une dimension apocalyptique à l’œuvre de Choderlos de Laclos (Quartettest basé sur les Liaisons Dangereuses, 1782, n.d.l.r.). Son langage imagé va beaucoup plus loin que son modèle, c’est une langue littéralement meurtrière. L’interaction entre les personnages atteint un niveau de terreur inconnu de Choderlos de Laclos, qui inscrit encore les échanges de ses protagonistes dans une certaine tradition épistolaire et galante propre à la culture du XVIIIe siècle.
Terreur, manipulation et jeux de pouvoir entre un homme et une femme : le thème est très actuel. Les évolutions sociétales survenues depuis 1999 ont-elles eu un impact sur votre interprétation ou votre perception de l’intrigue de Quartett ?
FV : Bien sûr : dans un coin de nos têtes, il n’est plus possible de faire abstraction de « me too », par exemple. Mais le texte de Müller n’est pas banal : il évite le jugement de valeur, et dresse un constat. Je viens de jouer Après la répétition, une pièce inspirée par le scénario du film d’Ingmar Bergman, dans laquelle un metteur en scène âgé et une jeune actrice engagent un jeu de séduction-répulsion. Ce texte utilise précisément une langue triviale, décontractée. La thématique que vous soulevez y est davantage présente, et l’actrice qui me donne la réplique a adapté son jeu pour ne pas tomber trop facilement dans des rapports de force élémentaires. Mais Quartett est porté par un style lyrique et poétique, le débit y est plus dense, très éloigné de la langue quotidienne, il échappe à aux significations « thématiques ». Bien sûr, certaines scènes entre Valmont et Tourvel font indéniablement penser à « me too », mais le triomphe de Valmont est balancé par le fait qu'il subit à son tour un traitement au moins aussi cruel – si bien qu’à la fin, il en meurt.
CL : C’est un soulagement pour moi que Merteuil soit si forte, qu’elle ait le dessus, dans la mesure où elle finit par assassiner Valmont. Je suis heureuse de jouer cette pièce, et non une pièce dans laquelle la femme répond au stéréotype de la « séductrice séduite ». Les deux personnages sont de la même trempe, et les stéréotypes sur le masculin et le féminin y sont habilement détournés.
FV : L’homme et de la femme trouvent ici un terrain égalitaire : celui de la cruauté et de l’abomination des conduites – c’est parfaitement décapant !
CL : S’y ajoute le fait que Müller a écrit le texte de façon telle que les acteurs puissent alterner les rôles ; je peux donc aussi bien endosser le rôle d’un homme.
Comment abordez-vous un spectacle aussi intime que celui-ci en présence du public ? Quel effet cherchez-vous à obtenir sur les spectateurs ?
FV : J’ai très clairement l’impression d’aller vers les gens pour leur soumettre un texte – et à eux de décider ce qu’ils en feront. Surjouer Quartett rendrait cette pièce presque vulgaire.
CL : C’est la même chose pour la danse : certains spectacles ne demandent qu’à être vus et entendus, d’autres demandent au spectateur de s’impliquer davantage, et poussent l’exigence d’interaction entre salle et plateau.
FV : Les micros que nous utilisons rendent l’ensemble très intime. Le début donne le ton : Cynthia marmonne son texte au micro, elle ne « salue » pas le public, si je puis dire. L’énergie est plutôt centripète, elle n’est pas projetée. Au cours du spectacle, des nuances ou des exceptions modifieront cette position de départ, mais lorsque la musique d’introduction s’arrête brutalement pour marquer l’ouverture du spectacle, on a vraiment un effet d’aspiration sur la silhouette de Cynthia, un effet de succion et de remise à zéro, de plongée dans un nouveau régime de parole et de geste. Le spectateur ignore si elle s’adresse à un partenaire censé être présent, ou si elle se parle à elle-même.
Quel est le plus grand défi de cette reprise ?
CL : Associer texte et mouvement reste un très grand défi. Cela exige une forme toute particulière d’abandon.
FV : Une reprise n’est pas nécessairement d’une fidélité absolue : on doit pouvoir faire en sorte qu’elle devienne un nouveau spectacle, avec sa propre nécessité. On veut s’accrocher à ce qui fonctionnait bien à l’époque, car ce spectacle a bien sûr ses qualités, mais dans les détails, il faut être éveillé et sur le qui-vive. Nous devons accepter la confrontation avec ce texte en 2018, et ce qu’il fait de nous.