Retour à « Fase »
Anne Teresa De Keersmaeker se rappelle ses premiers pas
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Le Festival d’Automne à Paris présente cette saison un large Portrait d’Anne Teresa De Keersmaeker en s’appuyant sur dix productions plus ou moins récentes de Rosas, parmi lesquelles la reprise de Fase, Four Movements to the music of Steve Reich. Ce spectacle, qui a révélé la chorégraphe en 1982, sera pour la première fois confié à deux jeunes danseuses de sa compagnie. Nous avons interrogé De Keersmaeker sur cette œuvre-clé, qui a pour elle fonction de talisman.
Énergie
Fase, créé en 1982, peut être considéré comme le véritable opus 1 d’Anne Teresa De Keersmaeker (même s’il vient après Asch, un essai présenté en1980, qu’on peut qualifier de plus « théâtral »). Elle a entamé cette production en quatre mouvements lors de ses études à la New York University Tisch School of Arts, qui faisaient suite à sa formation à l’école de danse Mudra, dirigée à Bruxelles par Maurice Béjart. Fase s’ouvre sur une figure très emblématique, une signature dansée, qui rétrospectivement semble lancer irréversiblement l’ensemble de l’œuvre de la chorégraphe : un mouvement de balancier du bras droit typiquement « dekeersmaekerien », exprimant à la perfection le type de détermination qui l’anime.
Cette attaque de Fase suit presque immédiatement l’extinction des lumières dans la salle. De Keersmaeker s’en explique: « La lumière se fait sur la scène ; suivent six courtes mesures de musique, puis clac, nous y allons sans attendre. Fase est une chorégraphie entièrement tournée vers l’énergie et la volonté. Elle se tient sur une délicate frontière, je le sais bien, à la limite de l’arrogance ! À vrai dire, Asch comportait déjà une séquence similaire que j’appelais « la danse des bras » : fragment très répétitif, lui aussi, physiquement intense, focalisé sur les bras comme moteur du mouvement. En médecine chinoise, comme vous le savez sans doute, les bras – et plus particulièrement les avant-bras – sont associés à l’idée du Vouloir. Je me souviens avoir prêté un jour mon appartement aux acteurs de Maatschappij Discordia (ndlr : une légendaire compagnie de théâtre néerlandaise). À mon retour, Jan Joris Lamers, le membre fondateur de la compagnie, m’a fait remarquer que tous les chemisiers de ma garde-robe y pendaient avec les manches retroussées. « De cela, tu dois absolument faire quelque chose ! », m’a-t-il lancé. Et ce fut mon point de départ : cette injonction de Jan Joris, doublée de l’idée que danser – que travailler – peut être une intense jouissance. Le travail est un jeu canalisé. Danser est ma manière de penser. La chorégraphie de Fase est un mélange de rigueur et d’anarchie : drôle de mixture, étrange lieu, mais c’est un lieu où il fait bon être. C’est une structure sévère dans laquelle la liberté se déploie de façon très fluide. Voyez le duo d’ouverture, Piano Phase : je ne pense pas qu’il existe beaucoup d’autres chorégraphies où il soit aussi impossible de « jouer faux ». Les mouvements, essentiellement à l’unisson, sont tous localisés sous les épaules et se déploient selon une logique imparable. Il s’agit de tourner et de marcher. Rien de virtuose, donc, sinon que la synchronisation des deux partenaires doit être parfaitement précise et assurée. Je pense en toute modestie – pardonnez-moi – que toute cette pièce est une exceptionnelle alliance de simplicité et de complexité ! »
Subtiles différences
« Que fait donc un enfant à qui vous demandez de danser ? » interroge De Keersmaeker, avant de répondre d’elle-même : « Il va tourner, sauter, balancer les bras et sans doute un peu les hanches. Il s’agit là du vocabulaire de Fase, en somme, dans sa version matricielle. Le premier mouvement, Piano Phase consiste à tourner en cercle et à marcher ; dans Come Out, les deux danseurs, assis sur des chaises, agitent leurs mains ; dans Violin Phase, il ne s’agit que de tourner ; et le quatrième mouvement, Clapping Music, est tout en sauts et balancements des hanches. N’importe quel être humain peut se reconnaître dans cette chorégraphie. Après la représentation, en attendant le bus, ils essaieront peut-être de la reproduire pour eux-mêmes. C’est en tout cas une idée qui me séduit beaucoup. »
Dans Fase, la matrice « enfantine » est certes capturée dans une organisation spatiale exigeante, réglée selon des motifs géométriques complexes. « Des lignes latérales parallèles : c’est Piano Phase. Des mouvements autour d’un axe dans Come Out. Dialectique de cercles et de lignes droites : Violin Phase. Diagonales dans Clapping Music. Notez bien que j’ai voulu deux femmes pour interpréter Fase, et non un couple classique homme/femme. Cette unité en miroir est nécessaire pour renforcer l’écheveau des répétitions, d’où n’émergent que de minuscules et subtiles différences. Les costumes présentent des nuances allant du blanc au beige et du blanc au gris – dans Piano Phase, une simple robe tournoyante, comme un uniforme de collège ; dans Come Out, des vêtements masculins (pantalons longs et vestes) presque militaires. Il y a une unité et des alternances. Le seul paramètre qui change invariablement est celui du temps : une danseuse boucle un mouvement, tandis que sa partenaire le varie progressivement, créant de la sorte des scintillations et des déphasages, à la manière de la musique de Steve Reich. »
Nous sommes habitués à attendre des artistes qui font leurs premiers pas un échantillonnage complet de leurs compétence. La sobriété, l’organisation stricte et la menaçante simplicité de Fase ne sont certes pas banales. De Keersmaeker attire l’attention sur les contraintes fécondes qui ont dynamisé ses débuts. « En tant que chorégraphe, je suis une parfaite autodidacte. J’ai appris à danser, mais pas du tout à chorégraphier. Je n’étais d’ailleurs pas considérée non plus comme une très bonne danseuse, selon les normes de l’époque ! Mais dès le début, j’ai voulu construire mon propre langage, et j’ai eu l’entêtement, ou l’intelligence peut-être, de ne m’y engager que pas à pas – dans tous les sens du terme. Je ne suis pas un quick writer. Je suis une écrivaine du mouvement. Certains danseurs ont la capacité d’élaborer en quelques instants une phrase cinétique d’une minute, mais ce n’est pas mon cas. La qualité de mouvement dont se tisse Fase, je l’ai laissée émerger en la gardant sans cesse au plus près de moi. J’ai patiemment tenu mes perceptions corporelles les plus intimes comme index de pertinence dans l’élaboration de mon vocabulaire. Premier stade : j’ai bâti le « code-source » du spectacle avec le solo Piano Phase. Puis Jennifer Everhard est arrivée pour travailler Come Out ; notre temps de répétition était très réduit. J’ai dû méditer bien en avance sur ce que je voulais faire durant la petite heure dont je disposais avec elle en studio. Je devais imaginer une certaine logique, un procédé, pour transposer directement la musique en danse, car nous n’avions pas de ticket pour une deuxième chance ! J’ai travaillé avec ce qui m’était agréable et ce qui était beau à voir. Et ce qui m’était agréable, eh bien, c’était toujours minimal – en consonance avec la musique minimaliste, bien sûr, et son esthétique de la réduction des moyens : petits décalages progressifs ; économie extrême dans le renouvellement du matériau. Il ne me fallait pas cinq cents gestes différents pour répondre à une telle puissance d’affirmation musicale. La profusion baroque aurait été parfaitement déplacée. »
Un bout d’éternité
Steve Reich n’a assisté à une représentation de Fase qu’en 1998 – soit plus de quinze ans après la création par De Keersmaeker de Violon Phase à New York. « À l’époque, je voulais obtenir certains enregistrements de Piano Phase et de Clapping Music, et j’ai écrit une lettre à Steve. Il ne m’a pas répondu, mais j’ai noué contact avec Nurit Tilles et Edmund Niemann (ndlr : le duo de pianistes connu sous le nom de Double Edge, par ailleurs grands interprètes de Steve Reich). Ils m’ont enregistré les morceaux. Moi, je connaissais cette musique depuis longtemps. Je me souviens très clairement de la pochette de Drumming, avec son logo jaune « Deutsche Grammophon » et ce coffre noir où reposent des baguettes de marimba. Thierry De Mey m’a fait découvrir ensuite Violin Phase, qui m’a d’emblée paru si parfaitement adapté pour la danse. Notez que les toutes premières pièces de Reich, comme Come Out, étaient électroniques, c’était de la tape music. Avec Piano Phase, il a ensuite amorcé son tournant vers l’instrumentarium classique. Violin Phase réconcilie provisoirement le tout, en associant musique live et boucles de violons préenregistrées.
La musique de Steve possède une inimitable fluidité horizontale. C’est comme un bout d’éternité, mais c’est aussi bien une invitation à la danse, ici et maintenant. Violin Phase a quelque chose de klezmer : on pense à un villageois qui racle son violon pour faire danser la communauté. Ce fut une épineuse question que de décider quels mouvements répondraient le mieux à cette pulsation et à ces répétitions sans fin. Quel procédé Steve Reich employait-il au juste pour développer son matériel, comment lui donner une réponse chorégraphique ? J’en vins alors au noyau, c’est-à-dire aux décalages de phase et aux processus accumulatifs, le tout sous condition d’une esthétique de la répétition.
Cela dit, ma chorégraphie prenait d’emblée ses distances avec le minimalisme américain. La danse ne prétend pas ici représenter « un bout d’éternité ». Elle offre clairement un début, un milieu, une conclusion, et est traversée de puissants arcs architectoniques. Rien à voir avec quelque approche méditative orientale ! Ce n’est pas un fleuve tranquille. C’est plutôt une tempête en mer, qui se lève, se déchaîne et s’apaise… J’instituais volontairement un pas de côté par rapport à tout ce que nous connaissions du minimalisme américain. Cette approche énergétique initiée avec Fase, je la pousserai plus tard à l’extrême avec Rosas danst rosas : je travaillais sciemment sur les notions de dépense et de don, au risque de la destruction de soi. La danse de Violin Phase m’emmène au bord de l’épuisement. Au même moment, le sextuor musical Maximalist !, avec parmi eux Thierry De Mey et Peter Vermeersch, qui allaient bientôt me composer la musique de Rosas danst Rosas, s’opposaient tout aussi clairement à la dé-subjectivation à l’œuvre dans la musique minimaliste ; leur minimalisme paradoxal allait puiser sa farouche énergie dans les modèles pop : Sex Pistols, TC Matic, Nina Hagen, Talking Heads. »
Cercles carrés
Piano Phase et Come Out furent écrits à New York. Les deux autres mouvements de Fase, Violin Phase et Clapping Music, furent conçus un peu plus tard à Bruxelles, avec Michèle Anne De Mey cette fois, qui resta très longtemps la partenaire obligée du spectacle. « Je connaissais Michèle Anne depuis mes études à Mudra. La complicité et une grande confiance mutuelle étaient nécessaires pour endosser de telles structures, où dominent l’unisson et le côte à côte. Cela passait par un jeu virtuose de regards qui se soutiennent ou s’évitent, chacun dirigeant tour à tour le processus. Les gens sont parfois impressionnés par la façon dont nous avons mémorisé cette chorégraphie, mais elle est basée sur des principes très logiques que nous assumons en duo. C’est évidemment tout sauf une succession aléatoire de mouvements... »
Fase a été repris pour la première fois en 1992. En dépit de brèves interruptions, la pièce n’a pas quitté le répertoire de la compagnie. Après le départ de Michèle Anne De Mey, Tale Dolven en reprendra le rôle. Et De Keersmaeker continuera inlassablement à danser Fase, ou le mouvement détaché de Violin Phase. Aujourd’hui, elle transmet pour la première fois les quatre mouvements du spectacle à un nouveau duo. Ce n’est certes pas la première fois qu’une pièce du répertoire de Rosas est réactualisée par une nouvelle génération de danseurs : De Keersmaeker ne s’est en effet jamais résignée à l’idée que la danse soit un art de l’éphémère, totalement lié au interprètes d’origine et voué à l’évanouissement après le départ de ceux-ci. Le répertoire de Rosas fait depuis longtemps l’objet d’une transmission bien réglée, mettant souvent à contribution l’expertise des danseurs de la distribution originale, ou certains témoins de la première heure, avec l’aide d’images vidéo et de documents d’archives — lesquels ont récemment été dévoilés dans une série de livres, Carnets d’une chorégraphe. Le cas de Fase est toutefois particulier : spectacle intime et idiosyncratique, lié de façon si émotionnelle au souvenir des « débuts » et à la jeunesse, il fait vaciller plus qu’aucun autre la notion souvent défendue par De Keersmaeker d’une « écriture souveraine », qui se tiendrait en amont ou en surplomb de la singularité des interprètes. La chorégraphe s’en explique : « Les pièces de Fase, ce mixte de rigueur et de souffle, de formalisme et de violence physiques, sont un défi pour les danseuses. Je n’avais auparavant jamais cédé mon solo à personne, non seulement parce que j’aime le danser, qu’il est à moi, qu’il constitue l’ADN de mon travail, mais aussi parce que j’avais l’impression qu’il serait trop difficile d’en transmettre les paradoxes. Quelqu’un a un jour qualifié ce spectacle et sa qualité de mouvement de « squared circles », cercles carrés, quadrature du cercle ! J’ai trouvé ça très beau et très juste : il y a là, en effet, tout ce que j’aime, l’association du ternaire et du binaire, du fluide et de l’anguleux, du solide et du tendre. Ou, si vous préférez : to make it happen and to let it happen – faire advenir, laisser advenir. J’assume cette contradiction comme mon identité même ! »