En retournant le sablier…
Quelques remarques à propos de « Fase »
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Fase est composé de trois duos et d’un solo, tous chorégraphiés sur des œuvres de Steve Reich, le pionnier de la musique répétitive (ou « minimaliste ») américaine.
Anne Teresa De Keersmaeker se sert des structures musicales de Reich pour développer son propre langage gestuel, qui complémente la musique plus qu’il ne la redouble. Danse et musique explorent le même principe structurant : le « décalage de phase » à l’intérieur du jeu des répétitions. Par légers glissements, infimes variations, des mouvements synchrones se mettent doucement à décaler, donnant naissance à un miroitement complexe de formes et de motifs en perpétuelle mutation.
Le texte qui suit approfondit l’entretien qui précède. Il offre un autre angle d’approche de la genèse de Fase
Fase: Four Movements to the Music of Steve Reich est recensé comme l’« opus 1 » de Anne Teresa De Keersmaeker. C’est sans aucun doute la pièce la plus emblématique de la danseuse, qui en entreprit l’écriture en pleine fleur de la jeunesse, à l’âge de vingt-et-un ans. Ce remarquable galop d’essai fut aussi un passage initiatique, comme le confie volontiers la chorégraphe : « En travaillant Fase, j’ai simplement dû apprendre tout du métier de chorégraphe ». Après un tiers de siècle consacré au dit métier, De Keersmaeker se considère toujours comme danseuse davantage que comme chorégraphe ; mais voilà que, pour la première fois, elle renonce à ce spectacle fondateur. Ce n’est pas anodin : moment d’adieu, entaille décisive dans une œuvre et une vie. « Oui, j’éprouve une sorte de deuil en travaillant désormais sur cette pièce du côté des regardeurs. »
Et comment pourrait-il en être autrement ? Les mouvements dont est tissé Fase sont autant d’expressions et de variations sur la présence physique de De Keersmaeker en personne. Dans le chapitre des Carnets d’une chorégraphe consacré à Fase, Bojana Cvejić soulignait que Rosas, à ses débuts, avait tout d’un groupe rock mené par une femme, et somme toute très peu de points communs avec une « compagnie de danse ». Le titre de la première production de la compagnie, où se dévoile son nom – Rosas danst Rosas (1983) – est parfaitement éloquent, ajoutait Cvejić : les danseuses s’y dansent elles-mêmes. Et, lorsque d’autres interprètes reprendront leurs rôles, on dira alors qu’elles étudient « Fumiyo » ou dansent « Anne Teresa ». Les individus et les rôles se confondaient intimement.
Aussi polymorphe que soit l’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker, son principe chorégraphique matriciel témoigne d’une étonnante persistance : du simple et du petit vers le complexe et le monumental, en mettant en jeu tout le spectre des variations et des métamorphoses. Du micro au macro, de la cellule à l’organisme, du point à la spirale. Il est séduisant d’appliquer ce principe chorégraphique à la place qu’occupe Fase dans l’œuvre globale de De Keersmaeker. Dans toutes ses qualités, en effet, cette pièce renferme l’ensemble de la carrière qui suivra comme en un fragment d’hologramme : non seulement le principe de base que nous venons de décrire, mais aussi la dramaturgie de l’espace, l’intensité des affects, le dialogue avec la musique, minutieux mais jamais servile. Cette grande spirale que deviendra l’œuvre de De Keersmaeker a pour point de départ Fase, qui comprend déjà en germe le potentiel de son expansion organique vers la complexité.
« Ces premières pièces ont été montées de façon très intuitive. Je voulais rester au plus proche de moi-même, avec beaucoup d’entêtement. Mot d’ordre : ne jamais exhiber une danse démonstrative, qui témoignerait de mes connaissances, de ma virtuosité, de ma formation classique. Je voulais danser ce qui me plaisait, pas ce qui faisait joli. Danser à l’abri du miroir. Nous n’avions pas d’argent pour un miroir, d’ailleurs ! C’est sans doute pour cette raison que le vocabulaire de base de Fase est si rudimentaire : il s’agit essentiellement de mouvements que propose spontanément un enfant lorsqu’on lui demande de danser : tourner, sauter, balancer les bras. Et puis marcher. Piano Phase est une variation, ou une anticipation, de mon refrain actuel, my walking is my dancing [comme je marche, je danse]. Marcher, tourner. Les mains dépassent rarement la hauteur des épaules. Violin Phase est entièrement écrit à partir d’un simple mouvement de rotation. Et cette rotation s’inspire du mouvement de la petite robe que je portais en studio, qui tombait si joliment à chaque fois que je tournais ! Il y avait cela d’abord, de la danse, quelques mouvements, et l’ambition chorégraphique est venue après coup. Clapping Music est d’abord un geste de sautillement. C’est un vocabulaire dont le spectateur se dit très certainement : « J’en suis capable, moi aussi ». Ce sont des mouvements dans lesquels chacun peut se reconnaître, danseur ou non. Il arrive très souvent qu’après un spectacle, on me dise avoir vu à l’arrêt de bus des spectateurs essayer de reproduire en cachette le matériel de Fase. Ce potentiel mimétique m’enchante, c’est extrêmement important pour moi, c’est un lien unique avec le public… »
En 1981, De Keersmaeker s’envole vers New York avec, dans ses bagages, la cassette de Violin Phase. Pourquoi Steve Reich, au juste ? Que peut apprendre une chorégraphe de ses compositions de jeunesse ? Bien que les chorégraphies conçues par De Keersmaeker sur cette musique soient rarement une adaptation littérale des principes compositionnels du musicien, danse et musique partagent bel et bien une certaine radicalité juvénile. Les conséquences d’une idée simple, mais puissamment efficace, sont poussées jusqu’au bout dans toutes leurs dimensions. Lors d’un entretien avec Michael Nyman en 1977, Reich tient des propos éclairants sur sa production de jeunesse : « Mes premières pièces avaient quelque chose de didactique ; rétrospectivement, je dirais que, lorsque l’on découvre une nouvelle idée, il est important de la présenter de façon assurée, claire et intense. Après quoi, il sera toujours temps de se demander qu’en faire. »
Dans cette première chorégraphie, le spectateur est témoin d’un entêtement comparable, d’une rigueur logique découlant de la découverte d’un simple principe de base. Et chacun se souvient que, lorsque De Keersmaeker dansait Violin Phase, c’était toujours comme un matin : nous assistions à sa propre joie, toujours ressuscitée, de la découverte initiale. Et c’était diablement contagieux.
Mais les affinités entre Reich et De Keersmaeker vont plus loin. On trouve chez Steve Reich une rupture désirée et programmée avec sa formation classique ; voué à un destin de radicalité, il a toujours déclaré sans ambigüité ne se situer en aucune manière en filiation de Haydn, de Wagner ou d’autres grandes figures du monde classico-romantique. Par contre, il se reconnaît d’étroites affinités avec le bebop, le Sacre du Printemps et… le Cinquième concerto brandebourgeois. Une remarque en passant : durant l’écriture de Violin Phase, De Keersmaeker improvisait en alternance sur ce concerto de Jean-Sébastien Bach et sur la musique de Steve Reich. Musiques de l’élan et de la pulsation. Plutôt que la composition, rappelons-le, Reich a consacré sa jeunesse à l’étude de la percussion.
Pendulum Music est une « composition » de Reich datée de 1968 (nous y mettons les guillemets, car sa « partition » tient en une simple notice) dont l’idée de base s’accomplit simultanément sur les plans visuel et sonore, de façon radicalement conceptuelle et didactique : quatre microphones fixés à de longs câbles, placés par-dessus une série de haut-parleurs posés au sol, sont lâchés par les interprètes de telle manière qu’ils adoptent un mouvement pendulaire. Une fois les micros lâchés, le rôle des exécutants est terminé, et ils redeviennent des spectateurs comme les autres (Reich insiste là-dessus : « Les interprètes s’assoient ensuite pour regarder et écouter ce processus avec le reste du public. » Cela fait irrésistiblement penser à l’attention avec laquelle les danseurs en pause, chez De Keersmaeker, regardent leurs collègues depuis le bord de scène). Chaque passage des microphones-pendules à proximité des haut-parleurs produit un bref sifflement, un effet larsen. La fréquence des effets larsen s’accélère tandis que l’empan du mouvement pendulaire se réduit. En début de processus, les micros oscillent « en phase », conformément au terme employé par les physiciens pour caractériser les ondes qui présentent une même fréquence de vibration, puis ils se désynchronisent graduellement et, en déphasant, donnent naissance à des motifs rythmiques perpétuellement changeants. La pièce se termine lorsque les quatre micros ont atteint le point l’arrêt au-dessus de leur enceinte respective.
Reich avait déjà usé d’un principe similaire, deux ans plus tôt, avec Come Out (1966), l’une de ses premières tentatives d’exploration de la notion de déphasage graduel. Come Out prend pour point de départ l’enregistrement d’un jeune activiste Noir américain, arrêté lors d’une émeute raciale à Harlem et injustement accusé de meurtre. Pour forcer son transfert de la prison à l’hôpital, l’émeutier molesté par la police ouvre ses blessures et en exhibe le sang. Il s’en explique en entretien : « I had to, like, open the bruise up and let some of the bruise blood come out to show them — Il fallait que j’ouvre l’ecchymose, que je fasse couler le sang et le leur fasse voir ». Reich s’empare de cette phrase et la traite en déphasage sur quatre pistes de magnétophone. Il crée une boucle avec le fragment enregistré, duplique ladite boucle, fait tourner les deux boucles à l’unisson puis les désynchronise en ralentissant quelque peu l’un des deux magnétophones. Il enregistre le tout sur une seule piste et introduit pareillement une troisième boucle, puis une quatrième. Il s’ensuit un jeu très raffiné entre synchronisme et polyphonie, ordre et chaos.
Reich attribue fort modestement cette découverte, quelques années plus tôt, à la mauvaise qualité de ses magnétophones : alors qu’il voulait enregistrer deux bandes identiques de façon synchrone, un léger défaut technique a généré un court écho. L’écart temporel croissant entre les deux bandes a progressivement fait naître une sorte de canon, dont les accents rythmiques inattendus se développaient comme une voix tierce. Dans un entretien, Steve Reich décrit l’impact physique de cette première expérience d’écoute et l’émerveillement d’un moment de découverte : « J’avais dans le cerveau la sensation que le son venait frapper mon oreille gauche, descendait jusqu’à l’épaule gauche, le long de mon bras gauche, de ma jambe, traversait le sol, et enfin commençait à se réverbérer et à trembler avant de revenir au centre de ma tête. »
En raison de l’extrême économie du matériel – une boucle de bande magnétique –, de la simplicité du procédé et de sa longue durée, l’expérience d’écoute prend en effet une dimension physique, ainsi que le décrit Reich dans la note de programme de Come Out (1966) : « En se limitant à une faible quantité de matériel organisé par un procédé simple, graduel et ininterrompu, l’auditeur peut concentrer son attention sur des détails qui habituellement lui échappent. » Le jeu des répétitions, doublées d’infimes décalages, peuvent tenir lieu de zoom acoustique : il se passe si peu de choses que le moindre différentiel prend la dimension d’un événement saisissant.
Il a toujours beaucoup importé à Steve Reich de rendre ses processus compositionnels parfaitement audibles. Dans son texte-manifeste Music as gradual process [La musique comme processus graduel, 1968], il écrit : « Je ne m’intéresse qu’aux événements perceptibles. Je veux être capable d’entendre le processus dont se déduit tout le flux musical. » Et ce processus n’a aucune vocation à rester mystérieux ou caché. Il est là, sur la table. « Jouer ou écouter un processus graduel, c’est comme jouer d’une balançoire, la mettre en branle et attendre qu’elle revienne progressivement au repos ; renverser un sablier et regarder le sable s’écouler doucement vers le bas ; placer ses pieds dans le sable en bordure de mer et regarder, sentir et écouter les vagues les ensevelir peu à peu. »
Notons que cette manière qu’a Steve Reich de parler de « jouer » et « d’écouter » comme d’activités à peu près interchangeables, comme il l’avait radicalement expérimenté avec Pendulum Music, est tout à fait remarquable et radicalement nouveau. Les deux actes se conjoignent en une sorte d’éblouissement spirituel : « En jouant et en écoutant des processus musicaux graduels, on participe à une forme partiellement libératrice et a-subjective de rituel. Se concentrer sur un processus musical favorise ce transfert de l’attention, loin de soi, de toi, de moi — pour la projeter vers le ça. »
Ce rapport entre l’exigence formelle et la dimension spirituelle de l’attitude contemplative, on la retrouve aussi bien dans l’œuvre de jeunesse d’Anne Teresa De Keersmaeker ; elle trouve sa juste expression dans les mots de la mystique française moderne Simone Weil : « L’attention est la forme la plus rare et la plus pure de la générosité ». Tout comme Bach – l’autre grand compagnon de route de De Keersmaeker –, Reich allie de manière toute singulière simplicité du geste et complexité du détail : le motif au piano de Piano Phase peut être aisément joué par un pianiste amateur, mais la juste interprétation de l’œuvre exige une compétence rythmique que seuls peuvent atteindre de grands professionnels. L’un des deux pianistes, en effet, est prié d’accélérer très graduellement son tempo (à la manière d’un magnétophone déréglé, en somme), ce qui entraînera bientôt un décalage d’une note du motif de base et de sa duplication par le deuxième pianiste ; reproduit de nombreuses fois, ce processus fait jaillir un bouquet toujours changeant de canons, lesquels font entendre à chaque fois de nouvelles configurations harmoniques et rythmiques. La musique de Reich est immédiatement physique – le procédé est limpide, son impact physique est direct – alors même qu’il tient presque de l’art conceptuel.
On pourrait dire que la première chorégraphie de De Keersmaeker – Violin Phase – part d’un défi et d’un paradoxe : danser seule un contrepoint à quatre voix. Cette impossibilité l’a aussitôt contrainte à se détacher de la pure logique musicale et à y opposer quelque chose de différent, de nouveau. Le choix strictement chorégraphique de ses mouvements, bien entendu, mais aussi la quête d’un autre principe organisateur. « La musique de Violin Phase a un caractère indiscutablement dansant. On y retrouve un je-ne-sais-quoi de klezmer, qui invite immédiatement à la danse : l’image surgit d’un musicien sur une place de marché, qui racle les cordes de son violon pour faire danser le village. Mais il m’était impossible d’incarner à moi seule la façon dont Reich a déployé ses décalages, sa polyphonie à quatre voix. J’ai donc dû chercher un autre système, ce qui m’a menée à adopter la figure de l’accumulation — à savoir, l’introduction progressive du matériel cinétique au fil des répétitions. J’expose un premier mouvement, je le répète un certain nombre de fois ; j’introduis ensuite un deuxième mouvement, puis je reprends du début et répète la nouvelle séquence ainsi combinée. Et ainsi de suite. Un motif se déplie de la sorte peu à peu, selon des rapports mathématiques calés sur la musique. Les mouvements se transforment graduellement, sans rupture nette, avec quelque chose d’un poème en rimes alternées. Mon principal défi a concerné l’organisation spatiale de tout cela : une fois le processus bien en place, quelle est ma trajectoire, où vais-je ? La musique m’est apparue comme totalement circulaire ; du fait de la répétition, elle semble tourner autour de son axe, avec une texture qui s’épaissit au fil des reprises. Un simple cercle dessiné au sol m’a offert une solution élégante pour en rendre compte. »
La chorégraphe ne procède pas autrement dans Come Out. « Cette pièce a été ma première tentative en duo. Premier exercice de contrepoint, si vous voulez ! Je l’ai conçue à New York, où les studios de travail étaient obscènement chers. Space is money... J’avais à tout casser une heure de répétition par jour avec l’autre danseuse. Cela exigeait que j’établisse une méthode rigoureusement efficace. Je me souviens avoir appris les mouvements à ma partenaire, qui les a reproduits — à ma grande déception, je dois dire. « Aïe, bon, pas terrible ! » Tant et si bien qu’à un moment donné, j’ai décidé de ne plus rien regarder. De faire confiance à ce que je ressentais. De me brancher sur notre présence physique sur scène. J’ai pris ça comme point de référence, et pour le reste, j’ai continué à travailler sur papier et à faire confiance au contrepoint écrit. À l’époque, je développais des combinatoires assez simples : je mettais en place un groupe de mouvements que je nommais par des lettres, a, b, c, d. Puis j’élaborais sur papier toutes sortes de variations : quand tu fais « a », je danse « b » ; quand je fais « abcd », tu danses « acdb ». Cela permettait de travailler à toute vitesse. Et d’obtenir très rapidement une jolie complexité, ma foi, sans jamais être illisible. »
De Keersmaeker parle de Fase comme d’un objet intime et toujours très présent dans sa vie. Difficile d’imaginer qu’elle nous évoque une époque vieille de trente-six ans. « J’ai toujours continué à danser cette pièce, qui de ce fait a toujours continué de vivre. »
La danse ne risque jamais de devenir un objet muséal, lorsqu’elle existe avec une telle intensité dans la mémoire physique des danseurs. « Après tant d’années, il est vrai, je danse Fase en pilote automatique ! Et je me retrouve à chaque fois dans cet étrange endroit, ce paysage fait d’ordre extrême et de totale anarchie, dont je vous assure que c’est un lieu où il fait vraiment bon être. »
L’anarchie ? Tout semble calibré au millimètre près ; la liberté circule pourtant dans les articulations, les passages. « Le schéma de Piano Phase, par exemple, est extrêmement strict ; se synchroniser avec la partenaire, que l’on ne voit que d’une vision périphérique et latérale, exige un contrôle de soi presque machinal. La mécanique est lancée dès le premier pas, et c’est impitoyable. On se met alors à faire voyager sa liberté à l’intérieur des articulations, dans les charnières qui lient deux mouvements. Oui, on peut parfaitement engager la totalité de sa liberté dans la fraction de seconde d’une rotation : là, je fais ça comme ceci — mais ici, je vais tester les limites du système — à chaque fois autre chose, et dans l’immédiateté. Tout en demeurant parfaitement en mesure, car il faut continuer à compter, toujours ! C’est une expérience difficile à expliquer, surtout après tant d’années ans de pratique. Tout en dansant, je suis submergée par une avalanche d’images et de souvenirs. C’est toute la mémoire d’un corps qui s’engouffre, une mémoire encodée pour ainsi dire dans mes os. »
Voilà pourquoi le spectacle semble toujours si intime à la chorégraphe : tant qu’elle la dansait, rien n’a vieilli. A moins que tout n’ait vieilli ensemble, danse et danseuse, mais toujours en phase. Le fait qu’elle renonce finalement à danser par elle-même son « matériau premier » est dès lors une expérience teintée d’une énorme charge affective. « Oui, ça ressemble à un adieu. Je l’avais déjà éprouvé, avec Rosas danst Rosas par exemple, mais avec Fase, je suis vraiment touchée. »
Si l’arc d’une vaste continuité stylistique est aisément démontrable, depuis les débuts jusqu’à l’œuvre récente de De Keersmaeker, il existe néanmoins une singularité typique des pièces de jeunesse : la façon abrupte dont se terminent les séquences. Un spectateur quelque peu ébahi avait un jour pris la plume pour en témoigner : « Ça avance, ça continue encore et encore, et puis soudain, ça s’arrête. »
Les quatre mouvements de Fase suggèrent un instant présent qui ne trouve son terme qu’en « coupant les fusibles », temporalité frénétique caractéristique de la fin de l’adolescence – De Keersmaeker, rappelons-le, n’avait jamais que vingt-et-un ans. La « musique comme processus graduel » de Steve Reich offre le cadre conceptuel d’une certaine conception du temps artistique, soit le lent écoulement d’un sablier, capturé dans la permanence d’un moment unique. Et ce « présent » du temps, cet instant qui se rouvre sans cesse, est si absolu qu’à la fin il semble tendre à l’immobilité. Le flux et le reflux, lorsqu’on les accélère, prennent l’allure d’une pure vibration, jusqu’au point où tout se fige en tremblant. Les quatre mouvements de Fase ne racontent en rien une tranche de vie, mais opèrent des coupes transversales dans le temps, nous approchant d’un état qui ressemble à l’éternité : tout était déjà là avant que cela ne commence, tout continuera de vibrer après l’extinction des feux. Cette éternité n’est nimbée d’aucune terreur sacrée, elle ne s’oppose pas à la finitude et à la mort, elle est pur jaillissement : à vingt-et-un ans, l’horizon de la mort est hors de portée et hors de vue. Et danser, c’est alors explorer l’éternel présent.
L’agencement des quatre mouvements de Fase, l’utilisation de l’espace, de l’avant-plan et de l’arrière-plan, évoquent une mise en scène et une dramaturgie de l’écoulement du temps comme tel. En plaçant en dernière position la séquence de Clapping Music – dont la musique est produite par deux musiciens qui frappent dans les mains un court motif rythmique –, De Keersmaeker fait de son final une élégante anticipation des applaudissements du public.
Ce qui est somme toute fort différent de la manière « de maturité » avec laquelle la chorégraphe sculpte désormais le temps de ses performances. Nous pensons par exemple à ce « cœur des ténèbres » chorégraphique organisé autour du moment-clé de Mitten wir im Leben sind, à la faveur d’une sublime sarabande où Bach semble étirer le temps comme jamais. Dans la demi-pénombre, tous les corps dansants à l’arrêt, il ne reste plus à voir et à entendre qu’un duo entre le violoncelliste et son ombre, en suave allégorie de la mort. La courbe dramaturgique prend ici pour mesure la vie complète d’un homme, et le temps long de son récit existentiel. Ainsi De Keersmaeker semble-t-elle aujourd’hui bien loin de Fase, de son intensité comprimée, de ses accumulations de courtes phases obsédantes qui s’entrechoquent ; le temps est venu, visiblement, d’un arc narratif plus complexe et plus aéré, fait de différentes vitesses entrelacées, et d’un jeu sur la gravité qui s’intensifie tandis qu’approche la fin du spectacle – ce que Julian Barnes nomme joliment the sense of an ending.
Traduction : Émilie Syssau et Jean-Luc Plouvier