L’heure de vérité
Anne Teresa De Keersmaeker transmet « Fase » à une nouvelle génération
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1982 : une jeune chorégraphe de vingt-et-un ans faisait une fracassante apparition sur la scène internationale avec Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich. Anne Teresa De Keersmaeker – c’était elle – a persévéré durant près de trente-six ans à assurer elle-même l’interprétation de la pièce. Le moment est aujourd’hui venu de la transmettre aux « Rosas » d’une nouvelle génération.
Entretien sur le passé, le présent, et le chemin parcouru…
Rosas danst Rosaset Fase sont toujours restés inscrits à votre répertoire. Vous choisissez à présent de transmettre cette chorégraphie à une nouvelle génération de danseuses. Pouvez-vous nous détailler quelle place particulière tient Fase dans votre vie artistique et celle de votre compagnie, Rosas ?
Contrairement à ce que j’entends souvent, Fase n’est pas ma première chorégraphie : elle avait été précédée de Ash (1980). Mais il s’agit bien, je le reconnais, de mon « travail fondateur », celui qui met au jour tous les linéaments de mon écriture.
Ash tenait encore de la recherche et d’une exploration un peu désordonnée, alors que Fase prend à bras-le-corps l’art de la chorégraphie, l’art d’écrire le mouvement — une discipline que j’ai voulu apprendre en autodidacte. Elle prend pour point de départ Violin Phase, une courte œuvre musicale de Steve Reich que j’avais glissée dans ma valise lors de mon voyage à New York pour étudier à la Tisch School of the Arts. Dès les premiers mois de mes études là-bas, j’ai voulu élaborer une chorégraphie par moi-même. Et ce solo est toujours demeuré « ma » danse, si vous voulez. C’est le petit bout de code où sont encapsulés tous les éléments déterminants de mon parcours pendant les trente-six ans qui ont suivi – à savoir : un lien étroit entre danse et musique ; l’idée que la chorégraphie est « l’organisation du mouvement dans le temps et l’espace », le découpage temporel étant assigné à la musique, et le découpage spatial assuré par des règles géométriques ; et enfin, un emploi très particulier du concept d’énergie. Le vocabulaire cinétique est minimaliste, et presque trivial : tourner, sauter, balancer les bras… Le sens du mouvement qu’on observe chez les enfants, en somme. Mais, répondant à cette simplicité, une phénoménale énergie est convoquée dans la performance elle-même. J’ai continué à développer ce champ de tension dans Rosas danst Rosas. Un investissement physique aussi entier, une telle décharge d’énergie, créent une tension émotionnelle qui saisit le spectateur – ce qui, à cette époque, était parfaitement contradictoire avec l’esprit de la danse minimaliste américaine, qui valorisait la précision, le calcul, la distanciation, et révoquait l’engagement subjectif du danseur. En dépit de son écriture très stricte et de son formalisme, Fase mobilise une grande violence physique et émotionnelle.
Vous avez dit à propos de Rosas danst Rosas que, malgré son caractère répétitif et structuré, elle valorise le rayonnement individuel et la personnalité des danseurs. L’uniformité, paradoxalement, fait scintiller la prise en charge individuelle de la performance. Fase est plus formel encore, plus abstrait. J’imagine alors que la question du « bon casting » s’est avérée cruciale pour une bonne transmission ?
Cette pièce a vu le jour en trois étapes. J’ai d’abord écrit Violin Phase, mon solo, pour lequel le casting m’a en effet préoccupée : c’est cousu main sur mon corps, en fait ! L’ADN de cette pièce est un véritable double ruban, vous m’y retrouvez tout entière comme chorégraphe, d’abord, et tout entière comme danseuse. La pièce suivante, Come out, je l’ai écrite avec Jennifer Everhard. C’était pour moi fort important de réunir deux femmes, tout comme dans les deux mouvements suivants, Piano Phase et Clapping Music, écrits lors du travail avec Michèle Anne De Mey. Les mouvements sont conçus pour mon corps — qui était à l’époque celui d’une jeune femme. Pour répondre par la chorégraphie à la musique minimale répétitive de Reich, je voulais pousser aussi loin que possible l’uniformité visuelle, pour montrer explicitement ce qui variait dans l’exécution, sur fond de répétition à l’identique. Prenez Piano Phase, par exemple : ce serait radicalement une autre pièce si elle était distribuée à un duo homme / femme. Aujourd’hui, la notion de gender liquidity s’étant répandue, il peut paraître désuet de se cramponner à ce point à l’idée de « corps féminin », un concept légitimement questionné et déconstruit. J’attache néanmoins de l’importance à cette similitude formelle entre les deux femmes ; je tiens également compte de la taille des danseuses et de leur coiffure.
Vous avez travaillé sur les répétitions de la reprise de Fase en même temps qu’à une nouvelle production. Plus de trente ans séparent ces deux spectacles, reprise et création. Ces deux types de travaux restent-ils séparés à vos yeux, ou se nourrissent-ils mutuellement ?
La situation crée en tout cas une perspective intéressante et m’invite à la réflexion. On revient sur les décisions qu’on a prises, jadis, et sur la façon dont on faisait des choix. Tout cela s’oublie rapidement, mais à la faveur d’une reprise, soudain, des images remontent des profondeurs de la mémoire. C’est alors que les idées artistiques retrouvent leur fraîcheur. Je m’interroge inlassablement sur l’importance du plan d’abstraction et de l’écriture chorégraphique telle quelle, indépendamment des danseurs qui l’interprètent – qu’il s’agisse de création ou de reprise. J’ai toujours soutenu que les productions de Rosas devaient leurs qualités singulières au rôle important tenu par les danseurs lors du processus de création. Il n’empêche que la question demeure : comment transmettre, comment faire survivre ?
Diriez-vous que la transmission du répertoire vous est plus facile au fil du temps et des projets, ou chaque spectacle vous ramène-t-il à la case départ ?
Nous avons constitué un noyau de danseurs spécialisé dans les reprises, qui a travaillé déjà cinq pièces du répertoire Rosas : Rain, A Love Supreme, Rosas danst Rosas, Zeitigung et Achterland. Fase est leur sixième « mission ». Ces danseurs ont bâti une histoire avec mon travail, ils se sont littéralement appropriés mon langage, qu’ils enrichissent d’une nouvelle profondeur. Nous commençons à bénéficier d’un important noyau d’expériences communes, et c’est fort important. Cela dit, Fase pose aux danseuses des défis spécifiques, propres à cette « première » pièce. La combinaison de formalisme strict et d’intense dépense physique y est poussée très loin, c’est très radical, et cette radicalité est cruciale pour donner vie à tout ça… On peut facilement s’y retrouver en sous-régime, et la pièce fait flop, ou en sur-régime en n’y investissant qu’une énergie mécanique. Bref, c’est un spectacle délicat qui exige qu’on apprenne à conduire son énergie de la bonne façon.
Vos choix musicaux, très variés, répondent néanmoins à certaines orientations. Steve Reich fait partie des favoris, et Bach aussi, bien sûr. Existe-t-il des similitudes dans la façon dont leurs compositions sollicitent votre sensibilité ?
Je pourrais bien sûr vous opposer une longue liste de différences entre ces deux compositeurs, mais il est vrai que leur œuvre présente des aspects communs. Il s’agit dans les deux cas de musiques puissamment architecturées – même si Bach est évidemment moins systématique ou moins mécanique que Reich. Ensuite, on y trouve un élan, une « invitation à la danse ». Ce qui me semble crucial, surtout, c’est que l’aspect répétitif de la musique de Reich est toujours basé sur une écriture en canon. Bach est bien connu pour être le maître de la forme « fugue », elle-même variante savante de l’art du canon. En quoi consiste une fugue ? A exploiter au maximum un minimum de matériel. C’est là, je crois, un territoire partagé par Bach et Reich et dans lequel la chorégraphe que je suis se sent parfaitement chez elle.
Le choix de me lancer en chorégraphe autodidacte avec la musique de Steve Reich n’était pas sans lien avec mes propres doutes. Je voulais aborder le métier, littéralement, pas à pas, couche par couche. La musique minimaliste de Reich s’y prêtait très bien, avec sa structure épurée jusqu’à l’os, presque simpliste. Au moment où j’ai travaillé sur Violin Phase, j’écoutais d’ailleurs simultanément les Concertos brandebourgeois de Bach dans le même studio de danse. Cette musique m’invitait à la danse, sans que je n’ose encore aborder cette complexité. Il me fallait d’abord acquérir une expérience solide.
Dans Fase, vous assumez le double rôle de danseuse et de chorégraphe. Le conseilleriez-vous à d’autres danseurs ? En d’autres termes, pensez-vous que la pratique chorégraphique rende meilleur danseur ?
Non, je ne le pense pas ! Ce sont deux choses totalement différentes. Durant ma formation de danseuse, je me suis surtout mise à la chorégraphie parce que je voulais développer ma propre écriture, mais ce désir était indépendant de mon plaisir de danser. Je voulais élaborer mon propre vocabulaire de mouvement, avec ma propre grammaire, plutôt que m’inscrire dans un langage existant.
La frontière entre chorégraphie et danse s’est par ailleurs considérablement estompée ces trente ou quarante dernières années ; les danseurs sont en général beaucoup plus impliqués dans les processus de création.
La frontière entre chorégraphie et danse s’est par ailleurs considérablement estompée ces trente ou quarante dernières années ; les danseurs sont en général beaucoup plus impliqués qu’avant dans les processus de création. Tout s’entremêle un peu. Néanmoins, l’élaboration d’une écriture chorégraphique met en œuvre de nombreux paramètres. Il s’agit d’ordonner le mouvement « dans le temps et l’espace », comme je le dis sans cesse, et cela demande une certaine tournure d’esprit : un esprit d’expertise, l’art de poser la question du « comment faire ? ». Et là, les compétences « sociales », disons, ne sans pas sans importance, parce qu’il s’agit de conduire un travail de groupe.
Depuis Violin Phase, deuxième mouvement de Fase, vous n’avez jamais écrit qu’un seul autre solo, Once, en 2002. Vos deux facettes – la chorégraphe et la danseuse que vous êtes – se sont finalement peu nourries de ces « retrouvailles » dans l’écriture en solo…
Cela n’est pas tout à fait exact. Après Once, j’ai encore dansé seule, dans Keeping Still et dans 3Abschied. Mais cela dit, il est vrai que ce n’est pas si simple de se libérer du temps pour le travail en solitaire, en marge de tout le travail auquel oblige la direction d’une compagnie. Lorsque j’avais vingt-et-un ans et que j’étais étudiante, mes conditions de travail étaient bien sûr très différentes de ce qu’elles sont devenues. Et puis j’avais Fase, qui ne me quittait jamais tout à fait, Fase qui m’a accompagnée si longtemps. C’était très spécial et très précieux.
Le temps qui passe, l’expérience accumulée, ont-ils transformé votre interprétation de la pièce ? Est-elle l’a même qu’en 1982 ?
Je distingue toujours entre « écriture » et « incarnation » de cette écriture. Je dois dire que la transmission actuellement en cours, qui me place en extériorité de cette chorégraphie, qui m’accorde donc un nouveau point de vue, constitue une étape plus bouleversante que tout ce qui a pu m’arriver en trente-six ans ! Ma relation inépuisable à Fase était l’indice et la garantie d’une continuité, elle tissait mon rapport au temps. Le spectacle me restait chevillé au corps quoi qu’il arrive. Il se transformait avec moi ; son code pourtant demeurait invariable. Mais voilà, un livre se referme. Il est temps pour autre chose.