Je dis toujours aux jeunes qu’ils doivent voir Bruckner comme MTV.
Hartmut Haenchen
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Anton Bruckner était particulièrement fier de son Te Deum, une composition aux vastes proportions qui est devenue l’un de ses plus grands succès. Sa Deuxième Symphonie, en revanche, reste une œuvre rarement jouée puisque nous ne disposons que de quelques éditions insatisfaisantes de cette œuvre. Le chef d’orchestre Harmut Haenchen tente de réconstruire une version qui s’approche un peu plus du véritable Bruckner.
Dans le cadre de votre nouveau cycle Bruckner, vous avez déjà donné, ces trois dernières années avec l’Orchestre de la Monnaie, les Troisième et Huitième symphonies. Cette fois, c’est la Deuxième symphonie qui est au programme. Où la replacez-vous dans l’ensemble de son œuvre ?
Dès le départ, Bruckner a suivi un schéma bien précis, qu’il conservera pour toutes ses symphonies jusqu’à la fin de sa vie. Cela se manifeste, bien sûr, dans l’ajout systématique d’un troisième thème (alors que la symphonie classique n’en avait que deux dans les mouvements dits de forme-sonate), mais surtout dans son style d’écriture dans son ensemble. Je dis toujours aux jeunes qu’ils doivent voir Bruckner comme MTV : une succession de pièces courtes, indépendantes les unes avec les autres, sauf que ces pièces reviennent après avoir continué d’évoluer dans l’intervalle, alors que nous ne l’entendions pas. Cela me paraît une approche fort différente de celle des autres compositeurs symphonistes avant Bruckner et même après lui. On dit souvent que Bruckner est le successeur de Schubert, et c’est vrai de manière globale, mais pas en ce qui concerne cet aspect. Et ce nouvel aspect, on le retrouve très clairement à partir de la Deuxième symphonie.
En quoi consiste ce « schéma » ? Peut-on vraiment dire qu’il y a un « schéma brucknérien » ?
Il ne fait aucun doute qu'il y a quelque chose de routinier dans les symphonies de Bruckner. Il suit un canevas qui varie plus ou moins. Les mauvaises langues prétendent même qu'il aurait écrit dix fois la même symphonie, mais dès qu'on y regarde d'un peu plus près, c'est évidemment absurde. Je dois cependant admettre que – pour peu que, pendant un instant, on n’écoute plus la tonalité mais uniquement la forme – il n’est pas facile de distinguer un scherzo de l’autre. Si vous me jouiez le scherzo de l’une de ses symphonies (sauf celui de la Neuvième, qui est vraiment différent), je devrais vraiment réfléchir pour savoir de quelle symphonie il provient, parce qu’ils se ressemblent tout de même beaucoup. Pour les autres mouvements, je crois être capable de les reconnaître du premier coup, parce qu’ils sont relativement différents.
Les silences que l’on trouve dans Parsifal de Wagner sont pour moi presque une imitation de Bruckner.
Est-ce que ce « schéma », cette structure récurrente, n’est pas justement la dramaturgie de base de la symphonie pour Bruckner ?
Si, tout à fait ! C'est aussi comme ça que je le vois. C'est aussi pour ça que je pense qu’il faut écouter avec une tout autre oreille, pour revenir à l’exemple de MTV... L’évolution est constante, même si nous n’entendons pas le thème d’emblée. On peut comparer cela au Vorspiel du Parsifal de Wagner : les silences que l’on y trouve sont pour moi presque une imitation de Bruckner. Pendant le temps où il ne se passe « rien », il se passe en fait énormément de choses, et on ne s’en rend compte qu’une fois que le même matériau réapparaît plus tard, mais transformé. Nous n’entendons donc pas tout : une partie de cette évolution ne nous est pas perceptible au moment où elle a lieu, mais devient perceptible une fois qu’elle a eu lieu. Pour moi, c’est cela la dramaturgie de Bruckner.
Est-ce qu’on sent déjà l’influence de Wagner dans cette œuvre ?
On aime bien comparer Bruckner à Wagner. Bruckner était un grand admirateur de Wagner, et il a tenté de convaincre le monde entier que c’était réciproque (mais si on se donne la peine de vérifier, il apparaît que la version de Bruckner ne correspond pas tout à fait à la réalité...). Quoi qu’il en soit, si on se livre à une analyse approfondie du langage harmonique de Bruckner, on doit admettre qu’il est très souvent bien en avance sur Wagner ! Je trouve cela très curieux, parce que cela ne correspond pas à notre vision traditionnelle. Aujourd’hui, on pense d’abord à l’harmonie très poussée de Tristan et Isolde de Wagner, or, dans la Deuxième symphonie de Bruckner, il y a déjà des développements harmoniques qui vont beaucoup plus loin que les premiers opéras de Wagner ! Cela rend les choses absolument passionnantes pour l’auditeur, à son insu.
Comment se présente ici l’écriture orchestrale ?
Contrairement à Wagner, Bruckner est resté plutôt classique dans l’instrumentation. Ce n’est que plus tard dans sa série symphonique qu’il ajoutera des tubas, et par la suite, non sans protestations, la harpe, qui jouera d’ailleurs un rôle important dans la deuxième version de la Huitième symphonie. Cette évolution est le fait, entre autres choses, de ses amis, qui lui ont conseillé de le faire parce qu’ils avaient envie de retrouver chez lui les sonorités wagnériennes... C’est exactement ce que j’essaie d’éviter dans mon interprétation de Bruckner : je ne veux pas donner un petit Wagner, je veux montrer un grand Bruckner ! Il a une autre sonorité que Wagner, et c’est ce que je veux faire entendre. Je ne veux pas des fameux alliages de timbres ; je veux faire entendre les structures et l’approche classique de l’instrumentation.
Les premières œuvres d’un compositeur sont généralement plus ancrées dans l’époque de sa jeunesse. Dans le cas de Bruckner, il s’agit donc des univers sonores de Mendelssohn, Schumann et Weber. Cela apparaît clairement dans l’instrumentation de la Deuxième symphonie, où les cuivres ont encore plus ou moins une fonction « harmonique ». Bruckner n’était pas violoniste, ce qui explique pourquoi son écriture pour les cordes est parfois peu commode : on trouve ici des passages qui sont extrêmement difficiles et qui doivent être joués extrêmement vite. Pour les instruments à vent aussi, il compose souvent des choses trop difficiles... Dans la version primitive du mouvement lent, par exemple, le cor a un solo difficile qui était presque injouable à l’époque, si bien que, dans une version ultérieure, il l’a attribuée à l’alto. Bien entendu, j’essaie de réaliser l’idée d’origine.
Tout comme l’orchestration, l’articulation et le phrasé sont tributaires de leur temps : ici, il faut aller plus dans la direction de Mendelssohn ou de Schumann, et ne pas encore interpréter les grandes lignes qui domineront plus tard ses œuvres.
La mise en place de la tension par tous les moyens possibles fait de Bruckner un excellent dramaturge.
Un autre aspect intéressant, qui a aussi à voir indirectement avec l’orchestration, c’est que Bruckner a une écrite contrapuntique très particulière, qui – et c’est le gros problème de tous les interprètes – est très difficile à rendre perceptible. Les thèmes de Bruckner dépassent fréquemment l’étendue d’une octave, alors que chez Schumann, Mendelssohn ou Weber, ils s’étendent rarement plus que sur une quinte. Bruckner, lui, superpose quintes et octaves. Sur partition, cela a l’air fantastique, mais pour le chef d’orchestre, c’est difficile à restituer quand les différents thèmes se chevauchent. On en trouve un exemple extrême dans la Huitième symphonie, où il combine quatre thèmes ; dans la Deuxième symphonie, il n’est pas encore arrivé à ce stade, mais on sent bien qu’il va dans ce sens.
Ici, vous devez donc, en tant que chef d’orchestre, intervenir sur le plan de la dynamique : il faut faire jouer certaines notes plus fort que d’autres, ce qui est bizarre pour les musiciens, mais bénéfique pour le son d’ensemble.
Enfin, il y a l’éternel problème des indications de tempo chez Bruckner qui, de manière générale, sont plutôt ambiguës. Pour la Deuxième symphonie, on peut établir, à partir des deux versions, les passages où Bruckner lui-même voulait modifier les tempi, ce qu’il trouvait trop lent ou trop rapide. Mais les corrections sont toutes plus ambiguës les unes que les autres. On a bien un tempo de base, mais à l’intérieur de celui-ci, il y a beaucoup de rubato possible. Soit dit en passant, il n’y aucune autre œuvre de Bruckner où l’indication « rubato » figure aussi souvent que dans cette symphonie. Voilà pourquoi cette Deuxième symphonie est pour moi la « symphonie en rubato »...
Les autres compositeurs romantiques n’utilisaient presque jamais deux fois la même tonalité dans leurs cycles symphoniques. Chez Bruckner, on trouve sept symphonies (la numéro zéro inclue) dans les tonalités d’ut mineur ou de ré mineur. N’est-ce pas étrange ?
C’est effectivement étonnant, mais ce n’est en aucun cas synonyme de monotonie, car dans ses symphonies, il fait régulièrement des incursions dans des tonalités très éloignées, presque injouables, avant de revenir, toujours, vers sa base. Le caractère sonore spécifique d’une tonalité est quelque chose que nous, aujourd’hui, qui avons entendu tant de musique de notre époque, ne percevons plus si nettement. Chez Bruckner, cela vient sans aucun doute d’une conscience, très tôt acquise, de la qualité des tonalités : quel effet produit sur moi telle ou telle tonalité ? En la matière, il est très traditionnel. Et c’est justement parce qu’il s’en éloigne autant que la base d’une tonalité est très importante. Ce qui est intéressant, aussi, c’est que dans plusieurs symphonies, il ne nous montre pas clairement au début s’il va s’agir d’une tonalité majeure ou mineure, parce que la tierce fait défaut (Beethoven fait exactement la même chose au début de sa Neuvième symphonie). C'est évidemment une astuce pour maintenir la tension. Cette mise en place de la tension par tous les moyens possibles fait également de lui un excellent dramaturge.
C’est la symphonie de Bruckner qui est exécutée le moins souvent. Pourquoi ?
À ce jour, nous ne disposons que de quelques éditions insatisfaisantes de cette œuvre. Alors, je comprends que mes collègues ne voient pas bien par quel bout la prendre ; beaucoup sentent qu’il y a quelque chose qui cloche dans cette version éditée. Mais en retournant à la source – comme je m’efforce toujours de le faire –, j’ai changé d’avis. Fort heureusement, il y a le matériau orchestral des exécutions de 1873 et de 1876, qui reflète beaucoup mieux les volontés de Bruckner lui-même et ce qu’il a changé par rapport aux modifications apportées sous la pression de ses « amis ». Je pense que cette œuvre sera jouée plus souvent une fois qu’il y en aura une meilleure édition.
Outre une de ses œuvres les moins jouées, vous dirigerez son Te Deum, œuvre qui a brusquement et sans conteste assis la réputation de Bruckner. Quelle sorte d’œuvre est-ce ?
Il est clair que Bruckner se voyait lui-même comme un symphoniste. D’un autre côté, il a longtemps été chef de chœur d’une « Liedertafel ». Il a composé un nombre incroyable de chants choraux a cappella, avec parfois des accompagnements instrumentaux singuliers. Et il a bien entendu dirigé plus de chœurs que d’orchestres. Il a grandi dans les églises, en tant qu’organiste, et ce répertoire lui est beaucoup plus familier que la musique symphonique. En ce sens, cela ne me surprend absolument pas que ce Te Deum soit devenu l’un de ses plus grands succès. En même temps, cette œuvre a quelque chose de presque archaïque : ses fondements sont la quinte et l’octave, tandis que la tierce est omise, de sorte qu’on ne peut pas vraiment parler d’harmonie. Dans les passages choraux, on a un bloc monolithique, avec lequel la contribution des quatre solistes, difficile et alambiquée sur le plan harmonique, offre un contraste frappant. Ce passage des solistes peut être un cauchemar pour un chef d’orchestre, parce qu’il ne peut qu’espérer que les quatre solistes s’en sortent ! (Rires.)
Vous avez mis l’accent sur Bruckner le compositeur choral, mais dans quelle mesure retrouve-t-on aussi le symphoniste dans ce Te Deum ?
À mon avis, pas du tout ! L’orchestre ne joue ici qu’un rôle d’accompagnement. Si l’on excepte le solo de violon, on pourrait se contenter d’un orgue en guise d’accompagnement, et la différence ne serait pas énorme.
Où réside alors la difficulté, pour un chef d’orchestre, dans l’exécution de ce Te Deum ?
Du fait de sa division en plusieurs sections, cette œuvre peut facilement faire l’effet d’une succession de petites pièces sans liens entre elles. Je me suis donc, cette fois, penché sérieusement sur la question des tempi, pour parvenir à la conclusion que cette œuvre repose sur ce qu’on appelle l’integer valor, l’unité de temps commune, qui fait que toutes les pièces peuvent être rapportées à un tempo de base. Tout à coup, cette succession lâche de petits morceaux se mue alors en un grand tout, et j’espère que cela fonctionnera bien. Je doute que des collègues aient déjà exécuté cette œuvre de cette façon, mais pour moi en tout cas, ce sera une première de ce point de vue, et je m’en réjouis !
Entendrons-nous le vrai Bruckner ?
En ce qui concerne la Deuxième symphonie, ce qui compte pour moi, c’est de me rapprocher au maximum des intentions du compositeur et d’exclure tous les changements que ses « amis » ont apportés. Je veux tenter, pour cette symphonie, de reconstituer la version de 1876, qui n’existe nulle part sous forme imprimée. Pour le Te Deum, ce qui m’importe, donc, c’est de prendre le principe musical immémorial de l’integer valor, d'un tempo de base unique dont dérivent tous les autres tempi, comme facteur d’unité.
J’espère que, ce faisant, nous nous rapprocherons un peu plus du véritable Bruckner.