Un philosophe de la scène
Un portrait de Romeo Castellucci
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Auteur de spectacles qui, par leur puissance visuelle, fascinent autant qu’ils interrogent, Romeo Castellucci focalise tous les regards. En début de saison 2018-2019, il revisite pour la Monnaie le célèbre opéra Die Zauberflöte de Wolfgang Amadeus Mozart. La dramaturge Piersandra Di Matteo, l’une de ses proches collaboratrices, a dressé son portrait.
À propos de Romeo Castellucci
Romeo Castellucci est un metteur en scène, homme de théâtre, plasticien et scénographe italien né le 4 août 1960 à Cesena. Depuis les années 1990, il est l’un des artistes les plus en vue du théâtre d’avant-garde en Europe. Créateur de spectacles en tous genres, il intervient en tant qu’auteur, metteur en scène, scénographe, créateur de l’éclairage, du son et des costumes. En 2009, il présente à Bruxelles la création Inferno, Purgatorio, Paradiso avant de présenter à la Monnaie des mises en scènes audacieuses de Parsifal (Wagner, 2011) et d’Orphée et Eurydice (Gluck, 2014).
Art de l’attraction
L’art de Romeo Castellucci vibre d’une tension visuelle et d’une puissance d’imagination qui traversent le savoir de l’inconscient. L’utilisation de la technique ancienne du théâtre est une tactique pour inaugurer un autre temps et un autre espace de la vision dans un monde contemporain caractérisé par la négligence du regard. Pour Castellucci, le théâtre est « l’occasion de penser, de penser à voir, de voir à voir, de prendre conscience de la signification profonde de ce que signifie être spectateur aujourd’hui », comme il l’a expliqué lors de son cours magistral récent à l’occasion de la cérémonie de remise du doctorat honoris causa de l’Université de Bologne. Dans son univers, le rideau s’ouvre lorsque le spectateur fait son entrée et se retrouve devant des « problèmes créés spécialement pour lui ». Le spectateur a droit à tous les honneurs : rien ne lui est accordé. Il est inexorablement mis devant des images qui interpellent, qui veulent être vues, qui ont besoin d’être vues. Leur pouvoir d’attraction est ambivalent, car il provoque à la fois nausée et adhésion, honte et abandon. C’est ce qui fait la force d’un art qui touche les niveaux les plus profonds du système nerveux, qui embrasse les hauteurs et les profondeurs de l’expérience humaine, qui arrache le réel au principe de réalité, sans jamais accepter de compromis avec l’extrémisme violent de la beauté et avec le visage dérangeant de l’obscène.
À observer rétrospectivement l’histoire artistique de Castellucci – metteur en scène, scénographe, créateur de lumières, de sons et de costumes – il est impossible de ne pas reconnaître la portée d’un geste de création qui a modifié l’horizon du théâtre à venir, en en déviant radicalement le point de vue. Un geste qui s’inscrit dans le temps avec la Socìetas Raffaello Sanzio, la compagnie théâtrale qu’il a fondée au début des années 1980 à Cesena, sa ville natale, avec sa sœur Claudia et Chiara Guidi. C’est là que Castellucci commence son étude absolue et verticale des formes de la représentation, là qu’il recherche un théâtre « pré-tragique », fréquente l’iconoclastie pour invoquer un retour du corps, fait preuve d’une hostilité ouverte pour la perspective comme « sujétion à l’existant », revendique le droit d’en finir avec le langage scénique soumis au « régime mimétique » et à l’approche logocentrique dominante dans le théâtre occidental. Ce sont les débuts, déconcertants pour la communauté théâtrale, de Kaputt Necropolis (1984), Santa Sofia, Teatro Khmer (1985) et des épopées mythographiques du cycle de la Mésopotamie de La discesa di Inanna (1989), de Gilgamesh (1990), de Ahura Mazda (1991).
Le désamorçage de chaque pratique illustrative du texte rencontre la catastrophe de la langue, ce point de déchargement entre le logos et le soma, qui conduit, au cours des années 1990, à la création du cycle Epopea della Polvere. Il s’agit d’un enlisement total et rigoureux dans les grands classiques du théâtre occidental, d’Eschyle à Shakespeare, qui porte les arts de la scène au-delà du théâtre, au-delà de la représentation au sein même de la représentation. C’est une descente aux enfers de la langue qui révèle un théâtre du corps artaudien, à l’envers et toujours à refaire qui, précisément du fait de sa puissance plastique, dévoile autre chose de lui-même. Le corps et sa kenosis - son dépouillement - se retrouvent au centre et plus rien n’est comme avant. La scène est foudroyée par l’apparition d’Hamlet. Dans La veemente esteriorità della morte di un mollusco (1992), le prince danois est enfermé dans un autisme aphasique qui le tient suspendu entre « être et ne pas être ». Dans Orestea (una commedia organica?) (1995), le texte d’Eschyle connaît un déraillement du sens dans la lignée de l’Alice de Lewis Carroll et du Jabberwocky traduit par Artaud lorsqu’il était interné à l’asile de Rodez. Giulio Cesare (1997) cerne l’empire de la rhétorique, la morphologie du monument et l’obsession pour la statue, en présentant un drame absolu de la voix et de ses organes. La confrontation avec le mythe biblique de la création de l’Homme ferme le cycle. Dans Genesi : from the museum of sleep (1999), la création est associée à son revers le plus extrême : Auschwitz. La création est ici « l’acte de la souveraineté absolue par laquelle la Divinité consentait à ne pas demeurer plus longtemps absolue », pour reprendre les propos de Hans Jonas.
« C’est une descente aux enfers de la langue qui révèle un théâtre du corps artaudien, à l’envers et toujours à refaire »
De Graecia
Le théâtre de Castellucci est constamment lié au monde grec, avec le récit qui fonde la communauté, avec la grande tragédie attique. Pour Castellucci, la tragédie « est le point de référence de toute représentation ». Mais comment se frotter à une forme inégalée ? Selon lui, « la tragédie grecque est une forme esthétique extrêmement lisse. Il est impossible de polir davantage l’Orestie d’Eschyle. On ne peut pas aller au-delà de cette synthèse extrême et parfaite. Il est par conséquent inutile d’essayer de la surpasser. Il convient plutôt de disparaître dans la tragédie, d’en être absorbé. Pour cette raison, je crois qu’il ne faut pas regarder le théâtre grec avec nostalgie, ni avec une approche académique : ce serait la pierre tombale du théâtre attique. Au contraire, il vaut mieux l’imaginer comme un point ferme dans l’espace, une étoile polaire. »
Cette tension fait écho aux forces scéniques du cycle colossal de la Tragedia Endogonidia (2002-2004), qui se déroule sur 11 épisodes dans 10 villes européennes. Cet organisme spectaculaire, qui se fonde sur une idée d’autoreproduction, opère dans une sorte de vacuum juridique sur le « tragique », la seule condition qui puisse en autoriser la résurgence à notre époque : ici le héros est de fait immortel, incapable de mourir, et le chœur est mis à la porte, en attente, car plus aucun mot ne parle à et pourtous. Mais, à bien y regarder, la technologie du tragique agit dans les fibres composant chaque œuvre. Elle est évidente dans Purgatorio, deuxième acte de la trilogie librement inspiré de la Divine Comédie de Dante Alighieri et présenté au Festival d’Avignon en 2008, à l’occasion de la nomination de Castellucci en tant qu’artiste associé. En effet, tout le spectacle tourne autour d’un interdit : l’acte de violence. Comme dans la tragédie, nous n’assistons pas au viol d’un père sur son fils, mais ici même le récit est nié : on reste seul, paralysé par des gémissements et des hurlements. Le risus paschalis généré par Sul concetto di volto nel Figlio di Dio (2010) tient également du tragique. Entre le regard intense du Christ, représenté dans un agrandissement gigantesque du Salvator Mundi d’Antonello de Messine, et le spectateur s’impose l’immersion hyperbolique dans les excréments d’un vieux père incontinent assisté avec amour par son fils. Cette morphologie de la dispersion (les excréments), construite selon la syntaxe d’un gag comique policé, touche une angoisse qui ne peut disparaître (non liquet) sauf dans l’abjection du corps et dans ses symptômes, élevés à une sublime interrogation sur l’homme et sur sa caducité.
Mais l’intérêt fondamental de Castellucci pour le monde grec antique se trouve sur un versant oriental: non seulement la Grèce solaire et harmonieuse donc, mais également la Grèce nocturne, chtonienne, parcourue d’irrémédiables contradictions, celle des Mystères d’Éleusis et de Samothrace, du culte de Déméter redécouvert par Bachofen. C’est sur ce terrain que se joue la rencontre avec Friedrich Hölderlin, poète et philosophe auquel Castellucci dédie plusieurs œuvres. Si Hölderlin, avec sa traduction inégalable de l’Œdipe de Sophocle, veut rendre la langue du tragique au pathos sacré des origines, Castellucci, dans sa mise en scène de l’Ödipus der Tyrann (2015)entrée au répertoire du théâtre de la Schaubühne de Berlin depuis mars dernier, fait se disloquer l’histoire de la boiterie mentale d’Œdipe dans des corps amorphes qui révèlent « la profondeur énigmatique de l’essence de l’être ». Ces masses adipeuses uniquement dotées d’orifices d’expulsion réduisent le logos tragique à l’état de bruits intestinaux.
Les limites de la fiction
Ce que Castellucci accomplit constamment dans ses mises en scène est donc un geste radical dans le sens étymologique du terme. Il s’enfonce avec rigueur dans les racines de la tradition pour couper son lien avec les formes de la représentation et exciser les représentations apprivoisées du déjà-connu. Dans le contexte indiqué par Hans Blumenberg, l’action théâtrale semble souvent pouvoir irradier d’une scène mythique, située hors du temps. Le potentiel mythique se retrouve comme l’élaboration matérielle autrement indicible qui vit dans les corps, dans le monde sensible de la scène. Le sommet se manifeste dans la puissance incarnée de l’animal, force biologique incompressible de chaque dramaturgie. Chevaux, chiens, babouins, ânes albinos, singes macaques, boucs sont en scène, depuis les premiers spectacles, tels des dons enfermés dans la perfection de la forme. Pour cette raison, l’acteur que Castellucci poursuit est celui capable de retenir l’exactitude objective « d’un chien qui arrive sur la place ». Et c’est là, au sein de cette objectivité, que le « comme si » du théâtre, sa dimension de fiction, peut être poussée à la limite extrême. Il s’agit de « feindre dans la fiction. Feindre de feindre, adopter un double jeu en assumant sciemment l’élément étranger, en érigeant une structure complexe pour passer un pacte symbolique avec elle et enfin l’abattre. Feindre exige une présence complète, comme le faire. [...] Son approximation et son indétermination calculées créent un espace disponible pour le spectateur, une espèce de porte laissée ouverte donnant accès à une autre pièce. » Dans The Four Seasons Restaurant (2013), les jeunes femmes vêtues à la façon Amish se tranchant la langue dans le gymnase d’une école pour filles est la « mise en scène » déclarée d’un acte volontaire, qui provoque la « simulation du théâtre ». Le texte de La mort d’Empédocle de Hölderlin – littéralement récité sur scène – est engagé dans un saut mortel de la fiction qui encadre l’autre langue de la poésie narrant le suicide esthétique du philosophe dans le cratère de l’Etna. La performance Metope del Partenone (2015) met en scène une friction totale. Un dispositif hyperréaliste ordonne par séquence les moments immédiatement consécutifs à des accidents de différente nature. De véritables équipes médicales professionnelles pratiquent les techniques de premiers secours à l’aide de vrais instruments médicaux, tandis que les acteurs, maculés de faux sang, dans le rôle des victimes, feignent des états traumatiques et la mort, tandis qu’une série de devinettes énigmatiques suspend, dans un contre-rythme, l’ultraréalisme de cette frise contemporaine de la douleur.
Entendre et voir
Les œuvres de Castellucci – qu’il s’agisse d’installations, de spectacles théâtraux ou de mises en scène d’opéras – ne cessent de faire émerger des images profondes, physiques, parcourues par l’alliance intime entre image et son. Des couleurs et jeux de lumières, des pulsations sonores et des images acoustiques participent à la création d’une intensité atmosphérique sollicitant la forme, la transposant dans une vibration vivante, praticable. La scène devient une mise en page sensée, plastique, profondément picturale, aucunement séduite par la simulation de l’énigme ou par le goût pour la formalisation esthétisante. Il ne s’agit pas de tendre des pièges à ce qui n’est pas représentable, ni de le contraindre à trahir, même en partie, son mystère, mais d’ouvrir des passages dans l’ordre de la perception. Vue, ouïe et toucher sont les premiers convives. Dans la seconde partie de M.#10 MARSEILLE la scène toute entière se transforme en un événement cinético-visuel, sans interprètes. Elle s’anime, devient elle-même le drame, par l’utilisation intégrée d’écrans tels que les utilise Edward Gordon Craig, d’objets géométriques et de pulsations lumineuses. Le sacre du Printemps (2014) se joue comme une danse moléculaire de poussière de 30 tonnes d’os d’animaux, produite industriellement pour la fertilisation agricole. Une « poudre folklorique », pulvérisée et explosée en masses gazeuses, incarne l’idée de danse, composant une partition rythmique en étroite relation avec les ostinati statiques et les accents dynamiques de la musique de Stravinsky. Pour Romeo Castellucci, le son est, en effet, le chemin le plus court pour atteindre une sensation. Le son est et produit l’action, construit la vision, puisqu’il adhère à la matière. Il agit avant toute barrière critique. Dans ses spectacles, la présence du corps sonore est une arme : du chant grégorien aux courbures physiologiques produites par des procédés électroniques de matières organiques (os, roches, feu) de Scott Gibbons. Et c’est principalement sur cette piste que se greffe le contexte inauguré avec les mises en scène d’Opéra. L’attraction de Castellucci pour l’univers wagnérien a pour porte d’accès son plaisir acoustique réel. Dans Parsifal (2011) la dimension insidieuse de la « mélodie infinie » dans la trame du leitmotiv devient l’arène d’où partent la fouille philologique et la pénétration philosophique de l’action scénique sacrée. Dans Orfeo ed Euridice (2014) la musique de Gluck et la puissance du mythe permettent d’embrasser la condition existentielle la plus extrême : le coma. Dans Neither de Morton Feldman (2014) l’acceptation de la réduction psychique, de la détection de la dictée musicale composée par Morton Feldman, le tour de force de vocalises déchirées dans lesquelles est emprisonnée la short prose de Samuel Beckett, mènent à un simulacre d’entrelacement narratif séduit par le roman noir, dans une histoire sans sujet qui déraille jusqu’à devenir pure image psychique.
La technologie de l’œil est invitée, dans les scènes tactiles, afin de révéler la puissance de la vision, entendue comme la chose vue – qui est l’ouverture d’un espace de création imaginaire –, mais surtout comme l’activité même du voir. Les divers éléments qui marquent l’image – la puissance de l’icône, la disposition en série de l’image pop, l’utilisation d’une technique publicitaire précise, le piège vertigineux du filmique, le comique sous forme de gag antiphrasique, la biodimensionnalité recherchée de l’hyperréalisme, la monumentalisation de la « machine rhétorique », la mise en page de partitions gestuelles pour des revenants picturaux et sculpturaux prélevés synchroniquement de l’histoire de l’art occidental, l’iconographie édulcorée des images pieuses – n’ont donc jamais de valeur en tant que tels. Et ils peuvent encore moins être liquidés dans le réseau herméneutique du citationnisme ou compris comme des régurgitations postmodernes. Ils sont plutôt des dispositifs pour exprimer des soupçons dans le commerce des regards, pour préparer l’émergence de quelque chose d’inattendu, une arrière-scène, peut-être un manque, qui concorde avec une secousse essentielle, universelle, celle que l’on expérimente en se sentant exposé, observé au plus profond de son existence, plongé dans la vie nue, comme si nous étions presque, nous les spectateurs, de trop, et pour cette raison le centre de la scène. C’est exactement ce qui se produit lorsque l’incident volontaire de l’être spectateur se renverse dans l’incidence (ou tangence) de la vision, donnant corps à quelque chose qui vous re-garde, qui vous en-cadre, qui vous fait cadre. Parce que regarder signifie être vus par l’image. Par la scène en tant que telle.
En définitive, devant l’œuvre de ce philosophe de la scène il s’agit de s’occuper des images. Des images inexorables parcourues d’intensités universelles. Les réalisations de Romeo Castellucci ont la force d’un art capable de toucher, de savoir toucher sans trop toucher, d’émouvoir, d’une émotion corticale qui s’oppose au sentimentalisme, des images devant lesquelles on ne peut que décider de couper le regard, hésiter, ou peut-être se soumettre.
À propos de Piersandra Di Matteo
Piersandra Di Matteo est théoricienne du théâtre, dramaturge, commissaire d’expositions indépendante et professeure assistante à l’Université de Bologne au département des arts visuels, arts de la scène et des médias. Son domaine d’intérêt théorique va du théâtre post-dramatique à la pratique contemporaine du commissariat d’exposition, de la linguistique à la philosophie actuelle. Outre des publications dans des revues internationales, catalogues d’art et ouvrages scientifiques, elle anime des conférences et des séminaires dans un grand nombre d’universités et centres de recherche, entre autres à Hong-Kong, Rome, Shanghaï, Londres, Amsterdam et New York, où elle était récemment encore chercheuse invitée au Martin E. Segal Theatre Center. Dramaturge attitrée de Romeo Castellucci depuis plus de dix ans, elle a travaillé avec lui aux productions Parsifal (Wagner) et Orphée et Eurydice (Gluck/Berlioz) à la Monnaie, ainsi qu’à divers projets pour de grandes maisons et festivals européens comme la Ruhrtriennale, les Salzburger Festspiele, le Festival d’Avignon, l’Opéra de Paris, la Schaubühne Berlin, les Wiener Festwochen, le Staatsoper de Hambourg, l’Opéra de Lyon, le Bayerische Staatsoper et le Nationale Opera Amsterdam. Piersandra Di Matteo développe et assure aussi le commissariat de projets personnels pour des festivals de théâtre, des théâtres, des galeries et des magazines d’art. Le projet multimédia E la volpe disse al corvo à Bologne lui a valu un Premio UBU (le plus important prix de théâtre en Italie). Elle est actuellement la commissaire d’exposition de la biennale bolognaise Atlas of Transitions (2018-20) à l’invitation de la Fondation de théâtre d’Émilie-Romagne.